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Interview

Bonifasse Mongo Mboussa
«Le père du rêve congolais»

Par Astrid Krivian
Publié le 20 février 2024 à 04h27
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L’écrivain et critique littéraire retrace la vie du grand poète et romancier congolais Tchicaya U Tam’Si, auteur d’une œuvre intense, novatrice, écorchée, indissociable de son pays.

​​​​​​​AM: En quoi Tchicaya U Tam’Si (1931-1988) était-il maudit?​​​​​​​​​​​​​​

Boniface Mongo-Mboussa.RIVENEUVE
Boniface Mongo-Mboussa.RIVENEUVE

​​​​​​​Boniface Mongo-Mboussa: Il s’inscrit dans la filiation des poètes maudits (Rimbaud, Mallarmé, etc.): reconnus par leurs pairs, mais marginaux dans la société, en manque d’une estime populaire. Dès son premier recueil, Tchicaya a été célébré par les aînés: Césaire, Senghor, Damas, puis par la génération suivante. C’était le prince des poètes. Mais il ne jouissait pas du succès d’un romancier, et il en souffrait. C’est le paradoxe de ce solitaire, d’ailleurs mort en célibataire: le regard de l’autre lui importait beaucoup. Cet autodidacte est devenu romancier par dépit, pour tenter d’atteindre le grand public.

​​​​​​​Quel est son apport à la littérature?

Boniface Mongo-Mboussa, Tchicaya U Tam’Si: Vie et œuvre d’un maudit, Riveneuve éditions, 164 pages, 10,50 €.RIVENEUVE
Boniface Mongo-Mboussa, Tchicaya U Tam’Si: Vie et œuvre d’un maudit, Riveneuve éditions, 164 pages, 10,50 €.DR

Tchicaya n’adopte pas le projet de la négritude – réhabiliter l’homme noir, l’histoire africaine. À ses yeux, c’est trop vaste, abstrait. Quand il entre en poésie, il est très insolent à l’égard de ce mouvement littéraire, comme en témoigne ce vers: «Sale tête de nègre/ Voici ma tête congolaise.» À cause de ces piques contre Senghor et Césaire, il fut boudé par les universitaires qui les célébraient, et considéré comme hermétique. Au «je» collectif de la négritude, il oppose un «je» individuel, avec son mal-être. C’est novateur. Et son «je» est indissociable du Congo. C’est à partir de lui-même et de son pays qu’il va vers l’universel. Puis, il apporte une syntaxe nouvelle: il use très peu d’adjectifs, emploie souvent des traits d’union, et ne hiérarchise pas le vocabulaire – il mixe les langages courant, ordinaire et sublime. Son verbe n’est pas haut perché. Cette syntaxe de juxtaposition crée de l’électricité. Personne ne l’a fait avant lui. D’une sensibilité extrême, il refuse les diktats, la révolte traverse son œuvre. C’est le plus grand poète africain.

Quel était son lien avec Patrice Lumumba?

Il le vénérait, et lui a consacré trois recueils. Il a été le grand amour de sa vie, dans le sens noble du terme. Tchicaya était journaliste quand on lui a présenté Lumumba. Rappelons qu’à l’état civil, le poète s’appelait Gérald-Félix Tchicaya, et que son père, Jean-Félix Tchicaya, fut député de la République française. Entendant le nom du père, Lumumba fut très révérencieux à l’égard du poète. Lui, le bad boy, le mal aimé, le voilà respecté par l’homme politique le plus important du continent! Ça lui a aussi permis de se réconcilier avec son père, qui est mort un jour avant Lumumba. Tchicaya y a vu un signe du destin.

Comment son œuvre dialogue-t-elle avec le présent?

Il reste éminemment actuel pour les Congolais. Sony Labou Tansi a écrit à son sujet: «C’est le père de notre rêve.» Sa poésie se confond avec le fleuve Congo. Dans l’histoire de la littérature mondiale, il est l’un des rares poètes à célébrer le fleuve plutôt que la mer. Il le glorifie tel un trait d’union entre les deux Congo. Pour lui, c’est le même pays. C’est très actuel: tout commence par le fleuve. C’est la seule chose qu’il nous reste aujourd’hui: avoir ne serait-ce qu’un pont. Il a eu cette vision avant tout le monde.