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Interview

Carlos Lopes:
«L’Europe a toujours été plus à l’aise avec une Afrique fragmentée»

Par Cédric Gouverneur
Publié le 15 décembre 2025 à 11h48
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Pourquoi le continent demeure à la périphérie de l’économie mondiale? Ancien dirigeant de la Commission économique pour l’Afrique des Nations unies, l’économiste bissau-guinéen Carlos Lopes montre dans un essai percutant comment la vision d’une Afrique structurellement dépendante s’est imposée comme un consensus tacite.

AM: Pourquoi avoir décidé d’écrire ce livre?

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Carlos Lopes: Il est né d’une longue observation des relations entre l’Afrique et l’Europe, aussi bien dans l’arène diplomatique que dans les négociations techniques. Pendant trois décennies, j’ai vu défiler les «nouveaux départs», les «reboots» du partenariat, les relances institutionnelles, les stratégies successives  toutes différentes dans leur langage, mais identiques dans leur architecture. À un moment, il devient difficile de continuer à feindre qu’il s’agit simplement d’une mauvaise mise en oeuvre: le problème est structurel. Le décalage entre la rhétorique de l’égalité et la réalité d’un rapport de pouvoir hérité, juridiquement maquillé mais politiquement inchangé, m’a conduit à examiner les ressorts invisibles de cette inertie. Je suis convaincu que la dépendance n’est pas juste économique; elle est entretenue par un système de croyances partagées, qui empêche de redéfinir la relation sur le terrain productif.

Vous écrivez que lors des négociations entre l’UE et l’Afrique, les Européens s’efforcent de diviser les Africains. Comment l’expliquer?

L’Europe a toujours été plus à l’aise avec une Afrique fragmentée, car la fragmentation transforme un continent en une multitude de partenaires faibles. Le bilatéral ou le sous-régional permet de choisir ses interlocuteurs, de calibrer les contreparties et de neutraliser l’émergence d’une position commune. Il s’agit là d’un prolongement direct de la logique du partage colonial des influences, mais qui s’exprime désormais à travers des instruments juridiques. Plus le rapport de forces continent-continent est évité, plus l’asymétrie peut être reconduite, comme je l’explique dans l’ouvrage. L’Afrique, faute d’un espace de négociation véritablement unifié, demeure contrainte de faire valider ses priorités au cas par cas.

Vous écrivez également que le traitement international de l’Afrique a empêché son industrialisation. De quelle manière ?

L’Afrique n’a pas été exclue du commerce mondial: elle y a été intégrée dans une place subalterne. Les normes ont été façonnées pour faciliter l’extraction, et pas la transformation. Les matières premières circulent aisément, mais les produits transformés beaucoup moins. Les règles d’origine, les standards techniques, les barrières sanitaires, l’accès différencié aux financements de l’export  tout cela détourné de son objectif initial a eu pour effet d’étouffer toute tentative de montée en gamme. On ne l’interdit pas frontalement, on la rend économiquement dissuasive. L’Afrique est ainsi restée le fournisseur de composants sans toutefois pouvoir capturer la valeur qu’ils contiennent. Cette architecture, historiquement forgée, s’est sécularisée dans le droit.

Pourquoi l’aide au développement reste-t-elle paternaliste, et quel lien avec le «piège de l’auto-illusion»?

L’aide ne subsiste pas uniquement comme mécanisme financier; elle fonctionne comme matrice psychologique. Elle fournit un récit de légitimité aux deux parties. Côté européen, elle permet de se percevoir comme indispensable et moralement vertueux. Côté africain, elle entretient l’idée que le problème serait un déficit de moyens, et non de pouvoir stratégique. C’est exactement ce que j’appelle «le piège de l’auto-illusion», soit la croyance partagée que les fondations de la relation sont solides, alors même qu’elles neutralisent l’autonomie productive. Ce qui est présenté comme de la «solidarité» devient en réalité une dissuasion inconsciente du changement. On finance des symptômes  pauvreté, vulnérabilité, dépendance, etc. plutôt que les moteurs structurels de productivité. L’aide occupe symboliquement la place que devraient occuper l’investissement, le transfert industriel et la prise de risque mutuelle. Elle fige le continent dans un statut d’objet de compassion, et non d’acteur.

En quoi la théorie libérale de l’«avantage comparatif» (établie par l’économiste britannique David Ricardo au début du XIXe siècle) a-t-elle nui à l’Afrique?

Afrique-Europe: En finir avec la dépendance structurelle. L’heure de vérité face à l’auto-illusion, Éditions de l’Atelier, septembre 2025, 376pages, 24 €.DR
Afrique-Europe: En finir avec la dépendance structurelle. L’heure de vérité face à l’auto-illusion, Éditions de l’Atelier, septembre 2025, 376pages, 24 €. DR

Celle-ci a servi de justification théorique à l’idée selon laquelle l’Afrique aurait une «vocation naturelle» à exporter des matières premières. Ainsi, en présentant cette spécialisation comme rationnelle, on a légitimé l’absence d’investissement industriel. On a naturalisé un ordre hérité au lieu de laisser émerger une stratégie. L’«avantage comparatif», dans sa version appliquée à l’Afrique, est devenu une prescription de non-transformation. Il a fait passer pour principe économique ce qui était en réalité un verrou politique.

Vous écrivez que dirigeants africains et européens partagent certaines illusions. Pouvez-vous donner un exemple?

L’Europe s’illusionne en pensant que le maintien du statu quo garantit la stabilité et protège ses intérêts; l’Afrique en pensant que la conformité et la bonne conduite diplomatique suffisent pour obtenir l’ouverture du système. Ces deux illusions se renforcent. L’une rassure, l’autre patiente. Le résultat est une relation où aucune des deux parties n’a d’incitation à déplacer le centre de gravité vers l’économie productive. On entretient la rhétorique du «partenariat», sans redéfinir la matrice du pouvoir.

Vous dites que l’Europe devrait abandonner les grandes promesses irréalistes au profit d’objectifs pragmatiques. Lesquels?

Le changement structurel commence par admettre que le centre de gravité mondial se déplace. Trois mégatendances  la démographie, le climat et la technologie  font de l’Afrique l’un des espaces stratégiques essentiels du XXIe siècle. Mais à condition qu’elle soit traitée comme acteur productif, et non bénéficiaire.

Comment résoudre la tension entre la ZLECAf et les engagements contractés avec l’Union européenne?

Il faut d’abord rétablir une hiérarchie des normes: la souveraineté continentale prime sur les engagements fragmentés. Aujourd’hui, les accords de partenariat économique créent un conflit systémique avec la ZLECAf, car ils introduisent des obligations extérieures qui fragmentent le marché africain. La solution n’est pas juridique mais politique: consolider la ZLECAf comme plate-forme de négociation extérieure, puis renégocier collectivement. Tant que l’Afrique négocie de façon dispersée, elle exporte ses ressources mais importe les règles. Sortir de cette situation exige d’abord un repositionnement européen: il faut passer des promesses générales à des engagements pragmatiques alignés sur les réalités du monde à venir. Or, cela n’a de sens que si l’on considère l’Afrique comme un lieu de production, pas seulement de ressources.