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Discussion

Cécile Fakhoury
«Il faut connecter l’art contemporain africain au monde»

Par Zyad Limam - Publié en novembre 2021
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​  Dans sa nouvelle galerie. À sa gauche, une peinture de Sadikou Oukpedjo. Et au fond, une sculpture de Jems Koko Bi.GRÉGORY COPITET  ​
Dans sa nouvelle galerie. À sa gauche, une peinture de Sadikou Oukpedjo. Et au fond, une sculpture de Jems Koko Bi.GRÉGORY COPITET

Installée à Abidjan (depuis 2012) et à Dakar (2018), entièrement impliquée dans les nouveaux circuits de la création continentale, elle vient d’ouvrir une galerie en plein centre de Paris. L’objectif : rapprocher ses artistes de la globalité. Entretien « un pied sur terre » (du nom de l’exposition inaugurale).             

21 OCTOBRE 2021, Cécile Fakhoury inaugure sa galerie parisienne dans une capitale presque festive, animée, entre autres, par la Foire internationale d’art contemporain (FIAC) et par une relative sensation de sécurité face à la pandémie. Un espace au cœur du nouvel épicentre de l’art contemporain global, à quelques numéros près de celui de Mariane Ibrahim, la galeriste franco- somalienne venant de Chicago. Et à quelques pas des grandes maisons de ventes Artcurial, Piasa et Christie’s,- qui ont développé des départements Afrique. Quelque chose se passe clairement sur la scène de l’art contemporain africain. Et Cécile en est l’un des acteurs majeurs. En septembre 2012, elle ouvrait sa première galerie à Abidjan, entraînée par les hasards heureux de la vie et une solide volonté de s’investir dans ce secteur. En 2018, c’est l’ouverture d’un espace à Dakar, pour se rapprocher de ses artistes. Au fil des années, ce sera plus de 40 expositions majeures avec toute une génération d’artistes emblématiques : Aboudia, Dalila Dalléas Bouzar, Jems Koko Bi, Vincent Michéa, Sadikou Oukpedjo, François-Xavier Gbré, Frédéric Bruly Bouabré et d’autres encore, sans oublier l’immense Ouattara Watts, à cheval entre New York et Abidjan. Il fallait venir à Paris, dit Cécile Fakhoury, pour connecter tout le travail fait en Afrique depuis des années, le connecter au reste du monde. Et lui donner de l’ampleur.

AM : À travers vos galeries à Abidjan, puis à Dakar, vous avez milité pour que l’art contemporain africain reste sur le continent. Pourquoi un nouvel espace aujourd’hui à Paris ?

Cécile Fakhoury : Ma conviction reste entière : l’art contemporain doit être développé sur le continent ! Ce n’est pas parce que l’on ouvre à Paris qu’Abidjan ou Dakar vont s’affaiblir. Au contraire, c’est là, dans ces « galeries principales » que notre énergie, nos expositions, nos actions sont fortes. Mais chaque ouverture d’espace génère l’observation d’un contexte et une réponse à celui-ci. Quand j’ouvre Abidjan en 2012, je pose un premier jalon. J’avais ma stratégie, mon ambition, celle de développer un marché local, régional, africain. Or, très rapidement, nous avons été rattrapés par le marché international. Les deux tiers de nos ventes partaient à l’extérieur du continent. J’avais l’impression de perpétuer une histoire – c’était l’époque où le président français Emmanuel Macron avait demandé à Felwine Sarr et Bénédicte Savoy un rapport sur la restitution du patrimoine culturel africain. Je me suis alors dit qu’il fallait changer de dynamique, trouver des moyens de rétablir un équilibre. Lorsque j’ouvre la galerie de Dakar, en 2018, il y a un véritable engouement pour l’art contemporain africain, les collectionneurs africains prennent conscience de la valeur de leurs collections, ils achètent de plus en plus, ils se structurent. On a la sensation de rétablir l’histoire d’une certaine manière, de remettre les choses dans le bon sens. Mais il manque un lien, un élément. Nous avons une action sur le continent, on se développe, on participe à notre mesure à la difficile mise en place d’un écosystème africain, mais pour que tout cela fonctionne, il faut que l’on se connecte au marché de l’art global, que l’on se connecte au monde en quelque sorte. Cette connexion, c’est l’espace que l’on vient d’ouvrir à Paris. Malgré tous nos événements, nos expos, les foires auxquelles on participe en Europe ou sur le continent – je pense en particulier à 1-54, à Marrakech (Maroc), ART X Lagos (Nigeria) et Cape Town Art Fair (Afrique du Sud) –, nous avons besoin d’augmenter notre visibilité et celle de nos artistes, accroître leur reconnaissance. Il nous faut une ville, une géographie en prise avec le marché et les institutions. Et c’est Paris qui a cette énergie en ce moment. Avec le Brexit et la crise du Covid-19, la capitale française a récupéré de la centralité, un rayonnement. Et puis j’y avais déjà une équipe, un showroom, une structure, c’était facile de s’installer, comme une continuité naturelle.

Est-ce que vous avez réussi à gagner votre pari de « vendre en Afrique à des Africains » ?

Oui, en partie. On avance et nous y avons beaucoup travaillé. Et c’est là que ça se passe, c’est là que ça se passera ! C’est là où se trouve la plus grande dynamique de marché. C’est un champ des possibles ardu, c’est complexe mais, tous les jours, nous avons des signaux positifs. L’enjeu est évident : le développement de l’art en Afrique à travers les collectionneurs privés, publics, les institutions, les entreprises. Aujourd’hui, nous observons de plus en plus de collections qui se structurent, comme c’est le cas avec des banques ou des assurances qui sont en train de constituer des collections de qualité.

Pourquoi des Africains achèteraient de l’art contemporain africain ? Pourquoi pas de l’art japonais, français, brésilien, ou autres ?

Rien ne les en empêche ! Mais on commence souvent par ce qui nous entoure ! Et il y a aussi un formidable enjeu culturel. Aujourd’hui, les institutions ou les collectionneurs privés africains doivent retenir leurs artistes, symboles de patrimoine et de créativité. Si « tout part », une nouvelle fois, dans vingt ou cinquante ans, les chefs-d’œuvre ne seront visibles qu’en Europe ou aux États-Unis. Et on continuera à se plaindre. Les collectionneurs savent que c’est de leur ressort, de leur responsabilité commune de retenir une partie de ce patrimoine culturel. La logique voudrait qu’un jour, ces collections s’ouvrent et deviennent de grandes collections internationales, comme cela se fait dans le monde entier.

Le showroom se situe au croisement de l’avenue Matignon et de la rue du Faubourg-Saint-Honoré, nouvel épicentre de l’art contemporain.DR
Le showroom se situe au croisement de l’avenue Matignon et de la rue du Faubourg-Saint-Honoré, nouvel épicentre de l’art contemporain.DR

Depuis dix ans, disons depuis l’ouverture de la galerie d’Abidjan, comment avez-vous vu évoluer la cote de l’art africain, hors continent ?

Des artistes africains ont su tirer leur épingle du jeu et sont sur le marché international avec de grosses cotes, et de belles évolutions. Ce sont souvent des artistes de la diaspora, qui ont des liens avec l’Afrique, mais qui n’y sont pas forcément nés. La sphère afro-américaine, par exemple, très liée au figuratif, que l’on voit beaucoup en ce moment et qui marche fort. (Ces effets de mode ont existé à toutes les époques.) L’un des objectifs, dans ce contexte, c’est le développement du « second marché », celui des maisons de ventes, pour certains de nos artistes [alors que le premier marché se réfère à celui qui se déroule dans les galeries et les foires, ndlr]. Un très jeune artiste n’a pas de raison d’être DR présent trop tôt sur ce second marché, mais ceux plus établis ont besoin de cette légitimité. On devrait trouver sur le second marché des pièces qui ont déjà une histoire. La maison de ventes est complémentaire de la galerie. Et puis, il y a aussi l’irruption du digital. Le marché de l’art change. Tout en restant, dans son fonctionnement profond assez immuable depuis des décennies… Tout bouge et rien ne bouge, mais la cote, le second marché reste, à terme, un objectif essentiel.

 

Comment « choisissez-vous » vos artistes, ceux que vous prenez en main, ceux que vous aidez à se développer ?

Je n’ai pas de réponses précises, pas de ligne particulière, l’abstrait, ou le figuratif, ou autre chose. Mes artistes sont extrêmement différents, pas un ne se ressemble. Je suis surtout à la recherche de voix fortes, porteuses, qui racontent le monde, qui racontent notre société. Je fais ce métier pour « comprendre » et j’aime les artistes qui ont cette capacité de raconter, de décrypter avec un angle pertinent et fort. Ce n’est pas un chemin facile. Je cherche depuis plus de dix ans, je travaille avec une vingtaine d’artistes… On a souvent tendance à catégoriser un soi-disant art africain unique, à le simplifier. La réalité c’est que l’Afrique est complexe, multiple, qu’elle compte 54 pays, des centaines de langues. Il faut dépasser l’imaginaire stéréotypé pour entrer dans la densité. C’est ce que j’ai envie de faire, montrer cette pluralité et représenter la complexité du continent africain.

Qu’est-ce qui fait qu’un peintre comme Ouattara Watts, déjà reconnu internationalement, vienne chez vous, alors qu’il « existe » déjà largement ?

Je cherche, aujourd’hui, une certaine transversalité dans le choix des artistes, avec des artistes émergents, des artistes en milieu de carrière, ou très établis comme Ouattara Watts. J’aime découvrir et défricher. La prospective est extrêmement importante. Passionnante. Et c’est le sens de notre second lieu à Abidjan, le Project Space. Si nos galeries attirent, c’est parce que nous avons une empreinte continentale forte. Nous sommes enracinés sur le continent. Et ce que l’on voit, c’est le désir d’artistes connus et reconnus, de revenir « chez eux », sur place, pour travailler, pour créer. Aujourd’hui, il se passe quelque chose, et il y a une formidable envie de retour. Une formidable motivation à « renouer ». Il y a dix ou quinze ans, les conditions étaient sûrement plus difficiles. Aujourd’hui, ce voyage est plus facile.

Comment s’est déroulée l’ouverture de la galerie d’Abidjan ?

Ce sont des raisons personnelles, la rencontre avec mon mari Clyde Fakhoury, qui m’ont emmenée en Côte d’Ivoire. Et c’est Abidjan qui a favorisé ma spécificité, qui l’a rendue possible. J’avais travaillé en galerie et en maison de ventes à Paris. Quand je me suis installée à Abidjan, je cherchais un travail, une direction. C’était en 2010-2011, on sortait de la grave crise électorale, la ville était comme éteinte. J’avais connu « avant ». Et pour moi, Abidjan restait Abidjan, une vraie promesse, un potentiel. Je me suis progressivement mise en contact avec des artistes que je connaissais déjà. Et quand j’ai émis l’idée que je pourrais faire un lieu, une galerie, ils m’ont encouragée, j’ai été poussée par les artistes, portée par leur énergie et puis la mienne. J’y croyais absolument.

Et Dakar ? Quelles différences entre ces deux villes, portes d’entrées francophones du continent ?

En s’installant à Dakar, nous voulions justement nous rapprocher des artistes de la galerie qui viennent du Sénégal. La scène y est très active, il y a un contexte culturel avec des temps forts, des événements, une biennale reconnue mondialement, des résidences, des fondations, etc. On pense à Kehinde Wiley, qui y a installé la résidence Black Rock qui est probablement la plus identifiée, par laquelle passent des artistes du monde entier. Et il n’est pas le seul, on peut citer des acteurs locaux comme Selebe Yoon ou OH GALLERY, qui ont cette volonté de s’inscrire sur le continent tout en portant une volonté internationale. En tant que galerie, nous avons besoin de ces mouvements, de cette pluralité. À Dakar, la dynamique culturelle et intellectuelle est très prégnante, il y a le début d’un écosystème, des collectionneurs. Abidjan a une autre énergie, métissée, urbaine, plus commerçante aussi. Les publics ne sont pas les mêmes, mais ils ont aussi énormément de similitudes !

Est-ce que Dakar est connecté à l’« afromondialité » ?

Oui, ça commence, mais les connexions restent très francophones, comme celle d’Abidjan d’ailleurs. L’« afromondialité » vient plus du monde anglophone. Je cherche à m’y connecter à travers le Ghana et Accra, très proches de la Côte d’Ivoire. La pandémie de Covid-19 a différé ce projet. Et puis, il y a des pays réellement fascinants comme le Nigeria. C’est rude, c’est immense, c’est compliqué, mais on sent que c’est là que ça va se passer. Il y a une scène forte portée par les artistes, les galeries et certains événements comme ART X Lagos, qui drainent une énergie extraordinaire. Tout comme la biennale d’art contemporain de Lagos. J’essaye d’y aller régulièrement, j’ai collaboré plusieurs fois avec la structure Art 21, fondée par Caline Chagoury. Évidemment, le Nigeria, ce sont un peu les États-Unis d’Afrique. Lorsque je leur parle de Dakar ou d’Abidjan, quand je leur dis que j’ai une galerie à Abidjan et à Dakar, pour eux ce sont encore des « villages » [sourire] ! Un marché de l’art se développe avec des artistes, des collectionneurs, des galeries, des maisons de ventes, des formations, des écoles d’art… Tout cela existe, même si cet écosystème est encore en train de se structurer.

Entre l’art contemporain et le classique, on sent comme une rupture nette. Peu de galeries ou de collectionneurs réunissent les deux (on pense en particulier à feu Sindika Dokolo).

Je ne vois pas forcément de rupture. Je commence à m’intéresser à l’art premier, et c’est le contemporain qui m’y amène. Et je m’intéresse à des œuvres d’art premier qui font écho à certaines peintures ou sculptures contemporaines. Une jeune génération qui vient de l’art premier s’intéresse à l’art contemporain. Les collectionneurs et les galeristes en art premier regardent l’art contemporain. L’histoire est liée. Il y a des connexions. Le contemporain vient de quelque part. Quand on voit les œuvres d’Aboudia ou de Sadikou Oukpedjo, leur héritage est évident. Il n’y a pas de rupture entre hier et aujourd’hui. L’esthétique, les formes premières sont présentes. On peut voir dans les lignes d’Aboudia, par exemple, un visage de masque Grebo. C’est passionnant et abyssal. Cela étant, les marchés sont très différents. L’art premier a ses codes particuliers. Il est rare. Il n’y a plus beaucoup de belles pièces aujourd’hui. Ce qui explique peut-être aussi que certaines personnes spécialisées en art premier s’orientent vers l’art contemporain.

Que pensez-vous du débat sur les restitutions du patrimoine culturel africain ?

Le fait que cela fasse débat, que cela génère une véritable réflexion de part et d’autre est, en soi, très important. Pour le moment, les restitutions restent encore très limitées. Et le « restituteur » n’a pas à juger de ce que deviendront les œuvres « après ». Ce n’est pas son problème. Même si les États décident d’enterrer les pièces, de les rendre aux communautés pour des cérémonies, ou même les revendre, etc., ce sera le choix de chaque pays. Du côté des « restitués », il y a aussi des décisions à prendre, stratégiques, il faut savoir comment s’organiser, quelle est l’approche, la valeur historique et culturelle de ces œuvres aujourd’hui. Les options existent, dont évidemment la création de structures opérationnelles pour accueillir ces pièces. Et cette discussion amène une prise de conscience du côté des populations, des États aussi. Peu à peu s’impose l’idée que la culture est importante, que c’est un facteur de développement.
La puissance du soft power, les États en prennent conscience.

L’espace, au cœur de la capitale, a été inauguré le 27 octobre dernier.ZYAD LIMAM
L’espace, au cœur de la capitale, a été inauguré le 27 octobre dernier.ZYAD LIMAM

L’autre question, c’est l’universalisme…

Oui, évidemment, il faut être universel. Mais c’est un faux débat, largement « esthétique ». Tout ne reviendra pas en Afrique. Ce n’est pas l’objectif, la finalité. Et on parle aujourd’hui de quelques dizaines de pièces. De restituer ce qui a été identifié comme étant le produit de pillages ou de vols… L’histoire de royaume d’Abomey est parfaitement connue, documentée. On sait ce qui s’est passé. On sait qu’une grande partie des collections du Louvre, en France, et de l’AfricaMuseum (Tervuren), en Belgique, restera largement sur place. Et je ne parle pas des milliers de pièces non identifiées, en Occident, dont on ne sait pas vraiment comment elles y sont arrivées. Oui, évidemment, l’universalité et la mixité, l’Afrique les porte en elle-même, sur son sol, et aussi à travers sa formidable diaspora.
L’Afrique est ici aussi, à Paris, ailleurs, aux quatre coins du monde. C’est indéniable.

Quel conseil donneriez-vous à un jeune artiste pour faire face à la difficulté d’émerger ?

Je ne crois pas qu’être artiste relève d’un choix. Être artiste, ça s’impose à soi. Ça vous tombe dessus, comme une urgence, une urgence de raconter, de faire, de raconter le monde. Le statut d’artiste est dur. C’est une acceptation. Les jeunes qui portent cela en eux doivent avant tout s’écouter. Tenter. Y croire.

Si vous aviez la possibilité d’influencer les acteurs politiques du monde culturel, les États, que faudrait-il faire ?

Une collection ! Avec un lieu de stockage, simple, efficace, climatisé, bien fermé. Un musée, c’est magnifique, mais une fois que l’on a une coquille, le bâtiment (qui coûte cher à construire), il faut le remplir, l’entretenir, le faire fonctionner… Et puis, il faut aussi tout l’écosystème qui entoure la fonction muséale : les curateurs, les spécialistes, les conservateurs, les journalistes… C’est un objectif louable, mais c’est un très long chemin. Donc je commencerais par collectionner avec un stockage opérationnel. En achetant les jeunes artistes nationaux, en construisant un patrimoine culturel, en investissant sur l’avenir… Il suffit de regarder le parcours d’Aboudia, par exemple !