Changement de cap
Cette véritable superpuissance en devenir doit d’abord passer par l’étape difficile d’un changement de modèle. Objectifs: assainir les finances publiques, restaurer la compétitivité, sortir du tout-pétrole. Et séduire les partenaires extérieurs.
Aso Rock Villa domine Abuja. «The Villa» pour les habitués. C’est du haut de cet imposant rocher que Bola Tinubu, 72 ans, préside aux destinées du pays mastodonte du continent et de ses 225 millions d’habitants (voire 230, selon certaines estimations), depuis l’été 2023. Dès son arrivée, l’ancien gouverneur de Lagos donne le ton en imposant deux réformes majeures, selon lui essentielles à la refonte en profondeur de l’économie du pays. Il met fin aux subventions du carburant et au contrôle des changes. Résultat, le prix à la pompe est multiplié par trois et le cours du naira s’effondre. Le coût des denrées alimentaires flambe de 40% plus cher. *
«Depuis ces mesures, le pouvoir d’achat a totalement chuté. J’ai un travail et je gagne ma vie, mais depuis un an, j’avoue qu’à la maison, c’est un repas par jour…», confie Blessing, 36 ans, assistante dans une petite société de communication à Abuja. En août dernier, d’imposantes manifestations contre la vie chère n’ont pas fait reculer le pouvoir, qui s’attelle depuis des mois à mettre en place des mesures de compensation, comme des versements directs sur les téléphones des plus démunis, ou encore une augmentation de la production de vivres locaux afin d’en inonder le marché et faire baisser les prix. L’administration Tinubu a aussi annoncé il y a trois mois que les négociations avançaient avec les syndicats pour mettre en place un nouveau salaire minimum national. «Je comprends la douleur et la frustration qui motivent ces manifestations», a déclaré le 4 août dernier le chef de l’État à l’occasion d’un discours télévisé. Dans le même temps, ses ministres, notamment Wale Edun aux Finances, multiplient les interventions publiques. Selon ce dernier, l’État a déjà récupéré 20 milliards de dollars grâce à l’arrêt de la subvention sur le carburant, qui coûtait 5 points du PIB, et espère emmagasiner 7,5 milliards chaque année. En résumé, l’économie nigériane a besoin de réformes depuis des décennies, afin de sortir de sa dépendance excessive aux revenus de l’exploitation du pétrole. Le but est de créer des bases solides sur le long terme pour un futur Nigeria compétitif, et, aussi, de faire en sorte que la population ait un accès plus équitable aux opportunités financières. L’idée est de diversifier l’économie, en dopant notamment le potentiel agricole et les services, comme les nouvelles technologies, en créant des opportunités d’investissements massifs. Une batterie de mesures ont été lancées dans ce sens, secteur par secteur: facilitations pour les entreprises étrangères et locales qui veulent investir, augmentation de l’approvisionnement en énergie, lutte anticorruption, particulièrement dans le monde du pétrole, où le gouvernement dénonce un détournement abyssal de 400000 barils de pétrole brut par jour, lutte encore contre l’insécurité. Sur ce dernier point, des premiers résultats se font sentir dans le Nord, où la région de Maiduguri, la capitale de l’État du Borno ravagé depuis 2009 par les exactions de la secte islamiste Boko Haram, reprend vie peu à peu, grâce aux efforts, entre autres soutiens de forces conjointes, de l’armée nigériane.
Depuis le jour de son accession au pouvoir, Bola Tinubu et sa volonté ferme de transformer l’économie du pays en profondeur, y compris à marche forcée, sont largement soutenus par les institutions financières internationales. La Banque mondiale, la BAD, l’AFD, pour ne citer qu’elles, saluent à chaque occasion le courage des autorités et rappellent leur conviction qu’un modèle libéral assumé, où l’économie se redressera majoritairement par les investissements, permettra au géant africain d’exploiter à plein son incroyable potentiel. Car enfin, les données de la République fédérale parlent d’elles-mêmes. En 2050, le Nigeria devrait compter 440 millions d’habitants et se hisser à la troisième place des nations les plus peuplées, derrière l’Inde et la Chine et juste devant les États-Unis.
L’URGENCE DU DÉVELOPPEMENT
Des données démographiques qui appellent à l’urgence du développement en matière d’éducation, d’emploi, de logement, d’autosuffisance alimentaire. Mais le pays s’imposera dans le même temps comme le troisième marché mondial. Il capte déjà l’intérêt d’un nombre impressionnant d’entreprises étrangères, qui y ont implanté des filiales lucratives. Son potentiel en matière de pétrole, de gaz, de mines est exploité par des investisseurs venus du monde entier. Premier ou second producteur d’or noir du continent, selon les années, le Nigeria tirait directement 56 du pétrole 5,67% de son PIB en 2022, et bien plus indirectement. Le brut à lui seul, la même année, représentait 78,74% de la totalité des exportations. Une dépendance toxique, selon certains. Cependant, le Nigeria devrait à moyen terme réduire sa facture d’importation de produits raffinés, grâce à l’ouverture de la mégaraffinerie locale du milliardaire Dangote. Au-delà de l’attrait de ses matières premières, le pays veut miser sur ses ressources humaines, comme en témoignent les programmes de formation ambitieux récemment lancés pour former les jeunes aux métiers des nouvelles technologies ou à l’intelligence artificielle. L’idée est de répondre à la demande croissante, locale comme mondiale, de profils chevronnés dans le secteur.
Et puis, il y a aussi la position de poids lourd. L’immense marché nigérian pèse économiquement– beaucoup, comparé à ses pays voisins. Il représente 60% du PIB de l’Afrique de l’Ouest. Bola Tinubu est actuellement à la tête de la Cedeao. Il a son mot à dire en matière de conflits, d’engagements militaires, de diplomatie. C’est certainement la raison majeure qui a motivé sa visite d’État en France les 28 et 29 novembre derniers. La première pour un président nigérian depuis 2000. Emmanuel Macron l’a reçu avec les honneurs, notamment avec un accueil officiel dans la cour carrée des Invalides, à Paris. Ce qui n’est pas donné à tous. Depuis les expulsions de la présence française au Mali, au Burkina, puis au Niger, le chef de l’État compte, selon la plupart des observateurs, trouver un nouvel appui solide en Afrique. D’autant que le président Tinubu aime Paris, où il effectue des séjours privés prolongés fréquents, la plupart du temps dans le confort luxueux de l’hôtel Peninsula situé dans le XVIe arrondissement. Emmanuel Macron, pour sa part, avait séjourné six mois à Lagos, à l’âge de 23 ans, en stage à l’ambassade de France, dans le cadre de son cursus à l’École nationale d’administration (ENA). Au-delà des enjeux diplomatiques et des vraisemblables atomes crochus entre les deux hommes, il faut rappeler que le Nigeria représente 20% des échanges commerciaux de la France avec l’Afrique subsaharienne. Plus d’une centaine d’entreprises de l’Hexagone y opèrent. Comme TotalEnergies, bien sûr, mais aussi CMA CGM, Michelin, Fougerolle, Danone, Pernod Ricard, LVMH, etc. Emmanuel Macron a dévoilé, aux côtés de son homologue nigérian, une évolution du partenariat entre les deux pays: «Nous avons défini plusieurs lignes d’actions nouvelles pour l’investissement des entreprises françaises au Nigeria, dans le domaine de l’énergie, des métaux rares et minéraux critiques, nécessaires au développement des nouvelles technologies, et en particulier des nouvelles industries décarbonées, dans le numérique, des industries culturelles et créatives.» Et d’annoncer dans le même temps un montant de 330millions d’euros de prêts de l’AFD en 2025 pour des projets «de sécurité alimentaire, de mobilité urbaine, d’enseignement supérieur, d’agriculture, de formation professionnelle et de changement climatique».
Un programme de soutien aux secteurs qui semblent tenir à cœur au nouveau pouvoir nigérian, tournés vers le développement, mais aussi la jeunesse et l’avenir. Dans un pays où 43%de la population a moins de 15 ans, Bola Tinubu a bien compris l’enjeu. Les jeunes peuvent à la fois représenter une force pour demain dans un pays restructuré où la redistribution des richesses fonctionne, ou une dangereuse bombe à retardement. Son ambition, martelée à chaque occasion, est de construire un Nigeria fort, arguant que tous les fondamentaux pour cela sont déjà là. Quelques premiers indices montrent que la politique menée depuis moins de deux ans commence à donner des signes positifs. La croissance économique s’accélère pour atteindre 3,46% au troisième trimestre 2024 contre 2,98 en début d’année. Il n’empêche, le chantier reste immense. La corruption, jugée endémique par la plupart des organismes de notation internationaux, et l’insécurité qui règne encore dans plusieurs régions du pays, avec le phénomène des enlèvements par les «bandits» qui continuent à sévir, constituent encore des obstacles à la sécurité des investissements. Et côté population, à ce jour, le quotidien est dur. À Abuja ou à Lagos, rares sont ceux qui croient dans les quartiers que cette période difficile débouchera sur des lendemains plus doux. C’est pourtant la promesse ferme de Tinubu.