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Le nouveau pont de Cocody et la Tour F qui s’élance au Plateau. NABIL ZORKOT
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Côte d’Ivoire, une émergence à 360°

Changements d’époque

Par Zyad Limam
Publié le 25 avril 2025 à 16h27
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La Côte d’Ivoire est engagée dans une véritable transformation depuis 2011. Un chemin d’émergence, où l’élection présidentielle d’octobre prochain sera une étape majeure.

Tout cela paraîtrait presque «normal» aujourd’hui. Un pays de près de trente millions d’habitants, entre le Sahel et la mer, un pays en paix malgré un environnement régional hautement instable, une nation largement réconciliée avec elle-même, aux identités multiples, produit d’un étonnant métissage. Une Côte d’Ivoire en voie d’émergence rapide depuis 2011. Avec une activité survitaminée, une des croissances les plus soutenues au monde (7% en moyenne depuis dix ans), même pendant la terrible épreuve du Covid (avec un taux très légèrement positif en 2020). La 9e économie du continent. Avec Abidjan, une grande métropole, en chantier permanent, décidée à se transformer – porte ouverte vers le continent et interface avec le monde. De l’énergie aussi, au sens propre, avec très peu de «coupures» et de la lumière aux quatre coins du pays ou presque. Depuis 2011, le pays s’est physiquement transformé. Avec des infrastructures, des routes et des ponts. Qui permettent de bouger, de voyager, de commercer en tranquillité. Mais aussi des écoles, des collèges, des centres de santé, des CHU… Depuis 2011, cinq universités ont été ouvertes, décentralisant le savoir, participant à la création de pôles régionaux.
La Côte d’Ivoire reste le premier producteur mondial de cacao, une puissance agricole, et elle s’engage dans la production de pétrole et de gaz… Le secteur tertiaire (51% du PIB), celui des services, progresse, signe de modernisation. Le hospitality business est en plein essor – hôtellerie, restauration, Airbnb, locations, développement des transports, y compris de la compagnie nationale, Air Côte d’Ivoire, en attente d’ouvrir ses nouvelles lignes vers l’Europe. In fine, la signature ivoirienne «vaut». La Côte d’Ivoire est crédible. Tout récemment, à nouveau, elle a levé sur les marchés près de 1,75 milliard de dollars à un taux très compétitif de 6,45%, à échéance 2036…

L’affaire ne concerne pas que le développement économique. La Côte d’Ivoire émerge aussi en matière de soft power, d’exportation culturelle. Avec du son à vocation globale, du zouglou, du coupé-décalé, évoluant vers les nouvelles sonorités urbaines du rap ivoire. Avec, aussi, le début d’un vrai écosystème d’art contemporain, des galeries, des créateurs de talent, comme, entre autres, Aboudia, Ouattara Watts, Jean Servais Somian, Joana Choumali, Laetitia Ky… Du sport, avec la réussite de la CAN 2024 et la stupéfiante aventure des Éléphants. Et les performances aux derniers Jeux olympiques. Des touristes, des visiteurs, des investisseurs, des aventuriers, qui remplissent les avions et qui participent à leur manière à cet étonnant «Ivoirian way of life»

LA RÉCONCILIATION PROGRESSIVE

Le chef d’État Alassane Ouattara aux côtés du vice-président Tiémoko Meyliet Koné, en mars 2025. ARISTIDE PRÉSIDENCE DE LA CÔTE D’IVOIRE
Le chef d’État Alassane Ouattara aux côtés du vice-président Tiémoko Meyliet Koné, en mars 2025. ARISTIDE PRÉSIDENCE DE LA CÔTE D’IVOIRE

Tout cela pourrait donc paraître comme une évidence. Pourtant, il faut le redire, en particulier pour les plus jeunes et pour les visiteurs d’aujourd’hui, on revient de loin. En 2011, à l’élection d’Alassane Ouattara, la Côte d’Ivoire sort d’un long cycle de crises, ouvert par la mort du fondateur Félix Houphouët-Boigny (décembre 1993) et la promotion du poison de l’«ivoirité». Le miroir se brise en décembre 1999. Le président Henri Konan Bédié est renversé par un coup d’État (de Noël). Laurent Gbagbo accède au pouvoir en octobre 2000. En septembre 2002, le pays est coupé en deux à la suite de la rébellion. La crise atteint son paroxysme avec l’élection présidentielle de novembre 2010, reportée à plusieurs reprises depuis 2005. Laurent Gbagbo refuse de reconnaître la victoire d’Alassane Ouattara. C’est l’épisode historique de l’Hôtel du Golf et de la chute du «boulanger». Et le début de l’ère ADO. Le pays est exsangue, quasiment sans eau ni électricité. Et pourtant, en deux, trois ans, il va se remettre sur pied, les gens vont progressivement se retrouver, travailler, vivre ensemble. Une réconciliation progressive, qui se fera largement sans coercition, sans violence. Avec, très rapidement, cette dynamique de croissance accélérée, d’investissements dans les infrastructures et de progrès global.

Rien n’est simple, évidemment. Le modèle ivoirien reste en construction, soumis à une obligation de rattrapage intense et aux chocs externes toujours possibles. Malgré les progrès rapides, la Côte d’Ivoire reste encore classée comme pays à revenu intermédiaire de la tranche inférieure. Et l’objectif, passer au stade supérieur, est prévu à l’horizon 2030. La pauvreté touche toujours 37% de la population, avec néanmoins, et pour la première fois depuis les années 1980, une dynamique baissière. La croissance transforme le corps social, entraînant l’émergence d’une nouvelle classe moyenne. Mais avec des inégalités et des disparités géographiques prégnantes. L’IDH (indice de développement humain) reste en deçà des performances globales du pays. À Abidjan (près de 80% du PIB ivoirien), on a souvent l’impression d’être dans une autre Côte d’Ivoire… Malgré les programmes du gouvernement, l’inclusivité reste une priorité à la fois politique et sociétale. La démographie et l’immigration, accentuée par la déstabilisation régionale, apportent leur lot de contraintes en matière d’investissements sociaux. Les capitaux nécessaires pour maintenir le rythme sont considérables, avec une pression continue pour aboutir. Près de 60000 milliards de FCFA, entre secteur privé et secteur public, ont été prévus sur le PND 2021-2025. La sécurité pèse lourd dans les comptes, en particulier aux frontières septentrionales du pays. Les effets du changement climatique pourraient enfin bouleverser les schémas futurs de croissance, de souveraineté alimentaire, de la culture du cacao. Les enjeux sont là, identifiés. Il faut aller plus vite en matière d’industrialisation «propre», de développement durable, de création d’emplois, d’adaptation aux nouvelles technologies et au monde qui vient. Il faut aller plus vite en matière de croissance, de diversification, de modernisation de l’État, de développement du secteur privé, d’éducation et de formation. Il faut plus de richesses pour pouvoir mieux répartir, sortir tous les Ivoiriens de la précarité et installer clairement le pays dans un schéma d’émergence durable.

LA LEGACY D’ADO

Mais ces «il faut» ne changent pas la réalité d’aujourd’hui. Sur la carte du continent, il y a encore trop peu d’endroits où «l’on y croit», avec un relatif optimisme vis-à-vis de l’avenir, où l’on sent du dynamisme, de l’ambition, de «la taille». Il y a, dans cette Côte d’Ivoire, jeune par son histoire et sa population (75% des habitants ont moins de 35 ans), un double héritage contradictoire: celui de la division, qui s’éloigne, et celui d’une grande ambition nationale, qui se renforce. Malgré les différences culturelles, régionales qui peuvent renaître, on sent de plus en plus une communauté nationale, une volonté d’éviter les fractures, de voir loin devant.

Au centre de l’équation, il y a le président Alassane Dramane Ouattara. L’enfant de Kong est au pouvoir depuis 2011. C’est lui l’architecte de ce renouveau ivoirien. C’est lui qui gouverne et qui arbitre. C’est son projet, et le projet d’une vie. Avec une stratégie, une méthode, une équipe qui reste disciplinée malgré les ambitions légitimes des uns et des autres. Avec cette volonté constante d’imprimer sa différence, d’avoir «fait», d’avoir mis en œuvre un véritable modèle africain d’émergence, d’avoir eu un résultat. Le président est soucieux de son héritage, de sa legacy. Et aujourd’hui, presque quinze après l’élection de novembre 2010, le bilan est là, rare. Sur ces quinze dernières années, les pays africains qui peuvent se prévaloir d’avoir connu une telle trajectoire positive ne sont pas si nombreux, loin de là. Comme l’a récemment souligné le prestigieux hebdomadaire britannique The Economist: «It is Africa’s best-kept secret.»

Dorénavant, tous les regards se tournent vers la prochaine élection présidentielle, en octobre prochain. La douzième de l’histoire du pays, la sixième depuis 1990 et l’avènement du multipartisme. Le président a effectué trois mandats, avec une nouvelle constitution en 2016 et les amendements de 2020. Le moment est central pour ADO. Il lui faudra décider, dans les semaines à venir, s’il est candidat pour un quatrième mandat ou faiseur de candidat. De tous les scénarios possibles, celui de «l’effacement tranquille» est le plus improbable. Candidat ou non, il sera un acteur central de la séquence, l’histoire ne s’écrira pas sans lui. Le président se sent responsable, garant de la paix et de la stabilité, de l’ambition d’émergence économique. Il se sent aussi en première ligne, il se doit de protéger la Côte d’Ivoire des dangers et des menaces. Mais il sait aussi qu’il faut enclencher le mouvement, ouvrir un nouveau cycle, renouveler l’offre de son parti, mobiliser les troupes avec un projet qui dépasse le concept de continuité. Et que déjà, pour une grande partie de la classe politique, se profile l’échéance suivante, celle de 2030.

ÉMULATION DANS LES SPHÈRES DU POUVOIR

L’élection présidentielle d’octobre 2025 sera donc loin d’être une formalité. Il y aura débat, il y aura concurrence, il y aura des chocs de personnalités avec, forcément, une projection vers la transition générationnelle. L’opposition est loin d’être aphone. Des personnalités émergent qui mèneront la charge… Le tout sous l’œil attentif des grandes puissances et des partenaires historiques du pays. La Côte d’Ivoire n’est pas, encore, une grande démocratie à l’européenne. Elle n’a pas encore non plus l’expérience d’autres pays africains en termes de compétition électorale, comme au Sénégal, au Ghana, et même au Nigeria (qui a connu, tout de même, sept scrutins présidentiels depuis mai 1999 et le premier mandat d’Olusegun Obasanjo). Le débat reste difficile, complexe, marqué par l’histoire récente justement. Mais le progrès est réel. Avec des textes, des juridictions, des process institutionnels. Les derniers scrutins des élections législatives (mars 2021) et municipales (septembre 2023) ont été ouverts, transparents, avec une vraie compétition, parfois musclée. Et un contentieux électoral mature. Le président est le président, c’est clair. Mais le système a des entrées multiples. Il y a de la concurrence et de l’émulation dans les sphères du pouvoir. Et surtout une société médiatique, une société civile active, des personnalités politiques, des intellectuels, des opposants qui s’expriment malgré les «difficultés» inhérentes au statut.

SUR LE CHEMIN DE L’ÉMERGENCE

Ce sera donc un test de maturité politique, surtout pour les principaux acteurs. Un moment de vérité pour le processus de consolidation démocratique. L’opinion publique, la société, le dit haut et fort, toutes tendances idéologiques confondues, du commerçant à l’étudiant, du chauffeur de taxi au grand entrepreneur: menons un vrai processus, un vrai débat, surtout dans le calme et sans violence.

Ce qui se joue dépasse de loin les destins et les ambitions personnelles. La Côte d’Ivoire est engagée sur le chemin de l’émergence. Un édifice national rare, ambitieux, audacieux et fragile. La croissance, le progrès ne sont pas des acquis irréversibles. On l’a dit, 75% de la population a moins de 35 ans. Et demain, à l’horizon 2050, il faudra compter plus de 50 millions de citoyens. Les défis sont là, qu’il faudra relever collectivement. Plus que jamais, il faut faire preuve de dialogue, de modernité, de responsabilité. C’est ça aussi, l’émergence.