Charles Cédric Tsimi
«Pour moi, il n’ya pas de "condition noire" »
L’auteur camerounais signe un pamphlet choc pour sortir de l’obscur concept de «racisme», et prône une approche basée sur l’égalité et la justice.
Né au Cameroun en 1990, Charles Cédric Tsimi a étudié les sciences politiques à Yaoundé, avant de poursuivre son cursus universitaire à Lyon, en France. Désormais basé en région parisienne, il a publié en 2021 un premier roman remarqué, le mordant Clandestinement vôtre, inspiré par son expérience person- nelle de sans-papiers en France, entre déboires administratifs, amour et rêves révolutionnaires d’un jeune idéaliste, et signe aujourd’hui l’essai Il n’y a pas de Noirs en Afrique. Convaincu qu’il faut se débarrasser d’une vision raciale du monde, cet iconoclaste et libre penseur y déconstruit le concept de racisme et la catégorie Noir, lesquels entretiennent à ses yeux la fiction des «races» et enferment les individus. En recourant à l’histoire, il analyse l’antiracisme contemporain, l’impasse identitaire, l’hégémonie des Noirs américains, les systèmes politiques excluants par nature, les enjeux pour les jeunesses africaines... Et défend ses idées pour un monde égalitaire.
AM: Votre livre déconstruit les concepts de racisme et la catégorisation «Noir». Pourquoi?
Charles Cédric Tsimi: Dans nos sociétés, de nombreux mots sont employés à l’emporte-pièce et vidés de leur sens, de leur vrai contenu: démocratie, Noir, racisme... Né au Cameroun, entouré de gens à la peau plus ou moins noire, je n’ai jamais été regardé comme un « enfant noir » par mes parents. Je ne me suis pas construit à travers ma couleur de peau. Mais en Occident, ce mot «noir» est utilisé comme s’il allait de soi. Dans mon livre, je l’emploie essentiellement avec des guillemets, de même que « race », « racisme ». « Noir » n’est pas une religion, ni une culture, ni une nation, il renvoie juste à un phénotype. C’est un mot qu’il faut soit préciser, soit évacuer. Des discours affirment que « Noir » renvoie à une catégorie de personnes victimes de discriminations, vivant une expérience sociale commune. Mais dans mon premier roman, Clandestinement vôtre, le narrateur raconte son expérience sociale douloureuse de sans-papiers, sans citer le mot «noir », sans s’accrocher à cette catégorie. Et je ne partage pas cette vue américaine qui prétend que c’est le racisme qui produit la race. Chacun doit pouvoir raconter son rapport au monde, ses souffrances, sans rentrer dans des cases préétablies.
Comment parle-t-on alors des discriminations que subissent des personnes en raison de leur couleur de peau?
Vaste question. Pour lutter efficacement contre les maux, il faut mettre des mots. Mais le dictionnaire ou la loi donnent une définition très légère du « racisme », donnant l’impression qu’il peut surgir de n’importe où, à la portée de tous. Ce terme est utilisé de manière très élastique, si bien qu’il ne veut plus rien dire. Si je le conteste, ce n’est pas pour nier les souffrances ni les injustices des personnes à la peau noire. Mais une définition rigoureuse du «racisme» requiert trois critères: l’existence des races (discours scientifique de légitimation), la domination politique d’une race (lois), et l’exclusion sociale effective d’une race. Ceci a existé dans l’histoire. Or, il est établi qu’il n’y a pas de race. Il ne peut donc être question de «racisme», mais de discriminations, d’injustices liées à la couleur de peau. Cette formule est très claire et précise ! Nul besoin de l’obscur concept de « racisme » : son usage entretient la fiction des « races » au sein de l’espèce Homo sapiens. Ce vocable doit être mis en congé. Et ce n’est pas parce qu’on subit des injustices en raison de sa couleur de peau qu’on appartiendrait à une « race ». Je ne puis être un « racisé ».
D’après l’historien Pap Ndiaye, auteur de La Condition noire, « race » désignerait une catégorie imaginaire...
Imaginaire pour qui? Dois-je adopter l’imaginaire de mon ennemi ou du « racisme » pour dire le réel ? Je suis en désaccord avec cette conception sociologisante de la race. Elle complique un problème résolu: l’inexistence des races. Quand bien même la race serait une catégorie sociale, le principe biologique (la couleur de peau) reste celui qui donne un sens réel à ce mot. Et pour moi, il n’y a pas de «condition noire». C’est une lecture du monde très américaine que propose Pap Ndiaye; d’ailleurs, quel est le bilan des États-Unis concernant leur lutte contre le « racisme » ? Le vrai « antiracisme » déconsidère la question de la race et s’attelle au travail politique: la lutte pour la transfor- mation égalitaire du monde à l’échelle mondiale. Nul besoin de la comédie des États: tous ou presque ont signé des conventions contre le « racisme ». Ce n’est qu’une posture. Quoi de plus simple pour un État de condamner des injures « racistes » dont un joueur de football, un ministre, un quidam a été la cible?
Il y a une escroquerie dans la lutte contre ce que l’on appelle « racisme » : on ne soulève aucunement les questions d’égalité, des droits – des travailleurs, des étrangers... Ceci contribue à déresponsabiliser les États. Or, ce sont contre eux qu’il faudrait engager un procès de «racisme». Historiquement, ce sont eux, les grands et exclusifs ségrégateurs. Aujourd’hui, ce sont encore eux qui organisent les divisions sociales et alimentent les hiéarchies. Le «racisme» est fondamentalement lié au pouvoir.
Vous pensez qu’on se focalise plus sur les actes racistes individuels que sur le racisme systémique?
Oui. La notion de « racisme » est dépolitisée à l’extrême. Elle relève de nos jours du champ identitaire («Noir français »), social ou psychologique (« microracisme », «racisme» inconscient, etc.)... Par ailleurs, l’expression «racisme systémique» est pléonastique. Si «racisme » il y a, il ne peut qu’être systémique, puisque lié au pouvoir, aux institutions, aux lois... En France, pour l’essentiel, on attribue le «racisme » aux électeurs d’extrême droite, à un parti qui n’a jamais gouverné. Si le Rassemblement national est « raciste », pourquoi est-il autorisé, financé par l’argent public, représenté à l’Assemblée nationale ? En vérité, c’est l’État lui-même qu’il faut changer ! Peut-on attendre que le bourreau soit juge et partie? Il faut concevoir la politique autrement, à bonne distance de l’État.
Vous proposez de renverser le capitalisme?
Oui, je propose de travailler à l’avènement d’une société égalitaire mondiale. Le capitalisme est un « racisme » fondamental, un système dans lequel ceux qui ne possèdent pas ne sont rien. Un monde où les laissés-pour-compte, ceux qui ne peuvent pas vendre leur force de travail, sont écrasés. Que faire ? Nous devons nous atteler à conscientiser les masses, notamment en Afrique, qui n’ont aucun intérêt dans ce système. Ce travail politique doit être effectué par les intellectuels. Si le capitalisme tient bon, c’est aussi parce qu’il a une armée d’intellectuels à sa solde.
Certains mouvements antiracistes luttent contre les violences systémiques et policières...
Très bien. Je remarque néanmoins que le terme «systémique » chez certains militants «antiracistes » se suffit à lui- même. Or, c’est d’abord l’État qu’il faut mettre en cause. Les violences policières sont avant tout des violences d’État, la police étant son bras armé. Cette violence est soutenue, entretenue, organisée par les États. Dans notre société, la discrimination est reine. La mise en concurrence de personnes sur le marché du travail est une compétition qui produit de l’exclusion, des discriminations. On ne peut donc lutter contre celles liées à l’embauche si on valide l’existence d’un «marché du travail ». Comment créer une société où l’exclusion n’est pas la règle? Cette question s’adresse à toutes les sociétés. J’ai vécu au Came- roun, pays non « racial », il ne me semble pas qu’il soit préoccupé quant à l’organisation d’une société égalitaire, juste, non discri- minante. L’histoire de toute société jusqu’à nos jours – faisons du Marx –, c’est celle de la mise en place d’un système inégalitaire.
L’identitaire est-il la négation de la politique?
Oui. Pas de la politique prise au sens actuel (gestion de l’état des choses), mais au sens de Marx : prolétaires de tous les pays, unissez-vous! On s’engage en politique pour des idées, non pas parce qu’on est victimes. C’est important de connaître l’histoire de l’esclavage, de la colonisation, mais sans verser dans une espèce de conservation utilitariste, pour soi, de l’histoire. Les identitaires de droite ont d’ailleurs un rapport similaire à l’histoire, quelque peu fétichisant. Mais concrètement, que fait-on pour que demain ne soit pas comme hier? L’«antiracisme » actuel ne trace nullement la voie. Il ne remet pas en question les lois du monde. Exemple, « Black Lives Matter » : à qui ce mot d’ordre est-il adressé ? L’«antiracisme » se borne à une lutte des places, où l’en- jeu est d’être visible – pour reprendre leur mot –, représenté. Il s’ancre plutôt dans une soi-disant « identité noire ».
Mais par exemple, le collectif Justice pour Adama se bat pour que justice soit rendue à ce jeune homme tué lors d’une intervention par des gendarmes en 2016...
C’est toujours sain et bon de lutter contre les injustices subies. Je comprends la souffrance, je ne critique pas ce collectif en lui-même, mais je ne partage pas sa visée stratégique et politique. Une victime doit être défendue en tant que victime, on ne doit pas en faire un héros. La tête de proue du mouvement, Assa Traoré [la sœur d’Adama Traoré, ndlr], est devenue l’égérie de la marque Louboutin. Très bien pour elle! Mais alors que la situation n’a pas changé, cette personne a accédé à un destin particulier à travers cette lutte. Ce combat a bifurqué vers du marchandage, du marketing. Le capitalisme a la capacité d’exploiter, d’instrumentaliser des mouvements, des figures sans ligne politique, qui expriment simplement une souffrance, une colère.
Qu’est-ce que l’individualisme radical que vous prônez?
Selon un discours répandu, notre société moderne, capitaliste, est individualiste. Consacrant les droits des individus, elle ferait la part belle à ces derniers au détriment du collectif. Je ne souscris pas à ce cliché. Tous les individus ne sont pas logés à la même enseigne. Être un «individu» dans notre monde ne suffit pas pour avoir le droit de vivre, de se déplacer, de travail- ler, de se soigner... Il faut être un «individu» qui a de l’argent. Si vous êtes désargenté, comme des milliards de gens dans le monde, votre individuité est bafouée. Notre monde tolère fort peu les singularités, et donc les individualités. Il a plutôt besoin de consommateurs sur le terrain économique et d’identitaires sur le terrain politique. Il faut toujours se méfier des «Nous» – «Nous, les Noirs», «Nous, les Français», «Nous, les femmes», «Nous, les Africains», etc. Ils cachent des misères et asphyxient quantité de noms propres, de «je». L’identitaire n’est jamais un individu chez qui le «je» est central. C’est un individu diminué et affecté, qui se croit obligé de prôner un «nous» qu’il connaît très peu. Moi, je crois avant tout aux singularités. Je prône donc un individualisme radical, dans une perspective esthétique et philosophique. Et politiquement, nous devons miser sur une société soumise au principe du bien commun.
L’antiracisme n’est-il pas salutaire pour lutter contre la haine, la xénophobie?
L’« antiracisme » actuel est tout sauf salutaire. Il n’est d’aucun secours face aux problèmes majeurs de la société française, et même ailleurs. Il n’a rien à voir avec le mouvement américain pour les droits civiques des années 1950 et 1960, par exemple. La haine se banalise partout. C’est une donnée sociale mondiale. Y compris dans mon Cameroun natal, où prospèrent les discours d’exclusion, de divisions ethniques... Cette sentimentalité identitaire et haineuse est corrélée à l’ag- gravation des inégalités. Concernant la xénophobie, évoquons la réforme du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA): en février 2023, l’actuel gouverne- ment français a déposé au Sénat un projet de loi pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration. C’est un projet sécuritaire, qui signifie que l’étranger est par essence un « danger ». Que déclarent les mouvements dits « antiracistes » à ce sujet ? Les gouvernements successifs ont déjà inventé mille plans et programmes contre les discours haineux, tout en produisant eux-mêmes de bonnes raisons de haïr les « étrangers ». La lutte politique doit être celle pour le bien commun à l’échelle mondiale. Pour un monde débarrassé de ces identités nationales et de la propriété privée des moyens de production.
Des populations nées en France de parents immigrés ne sont souvent pas considérées comme Français...
Ces personnes sont dans une position extrêmement difficile. Sans doute l’identitarisme noir actuel tente de répondre à ce malaise existentiel. Français à part entière, ils doivent pouvoir jouir des mêmes droits. Mais le sans-papiers que j’ai été ne peut s’empêcher d’adopter une distance vis-à-vis des considérations de nationalités, en évitant de se construire politiquement et exclusivement sur elles. La nationalité est par principe excluante envers les « étrangers », elle alimente les discriminations. On ne peut pas accepter d’en être le continuateur passionné et convaincu. «Noirs français », « Noirs américains»... ces formules me consternent. Quant au terme «afrodescendant », il est de la même veine que «Français de souche», il consacre la racine, l’origine, la pureté. J’ai grandi en milieu rural, au Cameroun, jamais je n’ai entendu le terme «afro ». Ma grand-mère, qui ne parlait ni français ni anglais, était-elle « afro» ? L’afrodescendance est un cliché d’Occi- dent. Si on veut parler sérieusement, c’est l’humanité qui est «afrodescendante ».
Pourquoi le panafricanisme est-il une fable à vos yeux?
Prenons au hasard ces trois pays: Cameroun, Mali, Répu- blique centrafricaine. Ils sont en pleine déflagration en interne. La tendance sur le continent est à la division, l’éclatement. Le panafricanisme basé sur des valeurs ancestrales communes est une fable. C’est une réaction vis-à-vis de l’Occident; on veut montrer qu’on a une identité, qu’on est forts. Il est vain de vouloir se justifier, de démontrer à l’autre qui je suis. J’aurais pu valider l’idée d’un panafricanisme construit sur un contenu politique : l’école, la santé, le travail, l’électricité... pour le plus grand nombre. Dans quelles conditions vivent les masses? Quels sont leurs besoins concrets? Quelle direction doit-on prendre ? Investissons-nous dans ce travail enthousiasmant.
Que racontent les figures de Barack Obama et de George Floyd, que vous analysez?
Je consacre un chapitre à ce sujet : « La figure ecclésias- tique du Noir américain ». J’analyse ce que j’appelle « l’extra- racialité » du « Noir américain », à l’image du dollar et de sa légendaire extraterritorialité. Connaissez-vous un intellectuel vivant en Afrique, ou des Africains y vivant, qui ont autorité ou qui ont voix au chapitre lorsqu’il s’agit de parler de «racisme», des «Noirs » ? À travers les figures emblématiques de Barack Obama et de George Floyd, et ce qu’elles ont suscité comme émotion, je signifie l’emprise des États-Unis sur notre représentation des choses et du monde. Ce n’est pas un scoop. Je montre aussi comment, en retenant la conception actuelle du «racisme » et de l’«antiracisme », on arrive à une aporie. Quel pays peut se permettre de donner des leçons d’«antiracisme » aux États-Unis? Dans notre monde, Barack Obama est la preuve «antiraciste» par excellence et George Floyd, la victime «racisée » au firmament. Il faut se situer dans un champ hors émotionnel. Car ici, l’émotion anesthésie la raison et permet de sous-traiter la question de la justice et de l’égalité. Du reste, des George Floyd en Afrique, il y en a matin, midi et soir. Sauf que l’Afrique n’intéresse pas grand monde. Même les «Noirs» français vont puiser leur militantisme aux États-Unis, pas en Afrique, qui leur fait pourtant face. «Noir » est une construction occidentale, et les États-Unis ont loi d’évangile sur les « Noirs ».
Que faire face au pillage par des entreprises étrangères des richesses du continent?
On ne peut pas éternellement accuser les étrangers; ce serait reconnaître qu’ils ont une emprise sur nous et qu’on ne peut rien y faire. Il faut s’accuser soi-même, et mener un travail d’émancipation. Cela valorisera beaucoup de jeunes Africains qui ne demandent qu’à s’exprimer. Or, dans les conditions actuelles, on leur répète que c’est la faute de l’Occident, de la France, de Macron... Même si c’est vrai, que les entreprises étrangères pillent, on ne les met pas face à leur capacité d’action. Et accuser les dirigeants africains ne résout rien. On ne peut rien attendre d’eux. C’est à nous de nous mettre au travail. La jeunesse est orpheline, elle n’est pas accompagnée, orientée. Elle souffre d’un désert intellectuel. Nous qui sommes insatisfaits de l’état des choses, organisons-nous, avec patience et méthode, et traitons les problèmes.
Donc on ne peut pas compter sur les structures étatiques, d’après vous?
La plupart des populations vivent déjà avec une défaillance chronique des États. Or, il faut bien un cadre, sans quoi ceux qui sont mieux organisés vont continuer leur pillage. Il faut donc renforcer stratégiquement les États. C’est une solution d’urgence. Mais sont-ils capables de tracer un nouvel horizon pour l’humanité ? Non. Leur vocation est autre : être «fondés de pouvoir du capital», dixit Marx. Il faut tracer une voie avec la jeunesse: c’est le rôle des intellectuels du monde, et particulièrement d’Afrique. Or, personne ne s’y intéresse, on préfère lui parler d’esclavage, de Françafrique, de colonisation, de tout ce qui ne lui permet pas d’explorer ses innombrables ressources intellectuelles, et de répondre aux défis qui se posent à elle. Il faut donc qu’elle s’intéresse à elle-même. Clamer «l’Afrique est le continent de demain» ne veut rien dire et n’engage à rien concrètement. Si on ne mise pas sur l’instruction de la jeunesse, sur un programme politique radicalement nouveau, le pire est devant nous.