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Reportage

Dak'art est une fête

Par Luisa Nannipieri - Publié en juin 2022
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La céramiste nigérienne Ngozi-Omeje Ezema crée des installations immersives avec des fragments de terre cuite.LUISA NANNIPIERI
La céramiste nigérienne Ngozi-Omeje Ezema crée des installations immersives avec des fragments de terre cuite.LUISA NANNIPIERI

Escapade, en « in » et « off », dans les allées d’une biennale d’art contemporain longtemps attendue. Un rendez-vous éclectique, dynamique, et à la portée quasi mondiale !

D’habitude, le jeudi soir, une certaine jeunesse dakaroise aime se retrouver sur la terrasse de l’espace Trames. Cette fourmilière artistique et culturelle, ouverte en 2018 sur la place de l’Indépendance, est connue pour accueillir des soirées DJ ou le festival ElectrAfrique. Mais en ce soir de mi-mai, la population est différente : on peut croiser sur le dancefloor la coordinatrice culturelle de l’Institut français de Saint-Louis et spécialiste de l’art contemporain africain Marie-Ann Yemsi, au bar l’envoyée d’une importante maison de vente aux enchères comme Sotheby’s, une Flag à la main, à côté d’un grand collectionneur nigérian, ou encore un groupe de jeunes passionnés d’art se partageant les bons plans pour voir des expos le lendemain. La 14e édition de la Biennale d’art contemporain de Dakar donne son coup d’envoi. Pendant plus de trente jours, du 19 mai au 21 juin, « le monde de l’art s’est donné rendez-vous ici ! », comme on l’entendra beaucoup autour de nous. Une phrase souvent prononcée avec fierté.

Le festival Off propose presque 500 événements dispersés dans tout le pays.UISA NANNIPIER
Le festival Off propose presque 500 événements dispersés dans tout le pays.UISA NANNIPIER

 

Depuis sa naissance en 1990, la Biennale de Dakar joue un rôle prédominant sur le continent en matière d’art contemporain, et est devenue l’un de ses événements majeurs à l’échelle internationale. « D’un point de vue économique, d’autres pays comme le Nigeria, l’Afrique du Sud ou la Côte d’Ivoire s’en sortent sans doute mieux. Le Sénégal est un petit pays, et pourtant, il a su se tailler ce statut sur le plan culturel que les autres n’ont pas », indique un artiste togolais croisé à un vernissage. Est-ce dû à sa stabilité politique ? Ou à l’héritage de Léopold Sédar Senghor – qui donne son nom au grand prix ? En tout cas, pour ce pays qui exporte peu, la culture est devenue une valeur sûre. Lorsque Macky Sall a remis le grand prix à l’Éthiopien Tegene Kunbi Senbeto devant un parterre d’invités de marque au Grand Théâtre lors de la soirée d’ouverture, le président a rappelé que l’édition de 2018 avait donné lieu à des transactions évaluées à 8 milliards de francs CFA (plus de 12 millions d’euros). De quoi justifier la hausse du budget de l’État pour l’événement,qui a atteint 1,5 milliard de francs CFA. L’engouement que l’on ressent dans la rue, les galeries et les musées pour cette « fête de l’art et de l’esprit », comme on aime à la définir, est en partie la conséquence des quatre ans d’absence depuis 2018, l’édition de 2020 ayant été annulée à cause de la pandémie.

One Way Vision, du Ghanéen Kwasi Darko.LUISA NANNIPIERI
One Way Vision, du Ghanéen Kwasi Darko.LUISA NANNIPIERI

« Normalement, à Dakar, on compte les activités culturelles sur les doigts d’une main. Même entre artistes sénégalais, on a du mal à se rencontrer », explique un cinéaste, installé dans une banlieue de la capitale. Aux côtés d’un graffeur, d’un artiste plasticien et d’un scénariste, il sirote un soda dans le jardin de la maison de la culture Douta Seck : « Après le Covid-19, on avait encore plus besoin que les choses bougent, de se voir, et là on a un mois entièrement dédié à la culture. On croise des personnes de qualité, et on se reconnecte entre nous. On a l’impression de souffler ! » Cet espace de 15 000 m2 au cœur de la Médina, entièrement rénové par Black Rock Senegal – l’équipe fondée et dirigée par Kehinde Wiley –, rejoint la dizaine de lieux culturels qui a ouvert à Dakar ces quatre dernières années.

Le ministre sénégalais de la Culture et de la Communication Abdoulaye Diop visite l’exposition avec le directeur artistique El Hadji Malik Ndiaye.IBRA KHALIL TRAORÉ
Le ministre sénégalais de la Culture et de la Communication Abdoulaye Diop visite l’exposition avec le directeur artistique El Hadji Malik Ndiaye.IBRA KHALIL TRAORÉ

LES GRANDES NOUVEAUTÉS DE L’ÉDITION

L’événement rend hommage au travail du maître malien Abdoulaye Konaté, 69 ans, qui expose ses œuvres dans l’ancienne salle d’audience de la Cour suprême.IBRA KHALIL TRAORÉ
L’événement rend hommage au travail du maître malien Abdoulaye Konaté, 69 ans, qui expose ses œuvres dans l’ancienne salle d’audience de la Cour suprême.IBRA KHALIL TRAORÉ

Tous se sont affairés pour préparer un festival Off record : on compte presque 500 événements à Dakar, à Saint-Louis, et dans d’autres régions du pays. « Que le Off prenne une telle ampleur est un signe de vitalité de la biennale », sourit le sculpteur burkinabé Siriki Ky, devant l’une des œuvres de son ami et maître, le Malien Abdoulaye Konaté. Pour lui, qui fait partie des « anciens » de Dak’Art et a été l’un des premiers plasticiens du Burkina Faso à suivre une formation académique, la biennale, « c’est une grande famille ». Il ajoute : « Venir ici est l’occasion de revoir les vieux copains, de montrer mes derniers travaux… Ce n’est pas une question de visibilité, c’est surtout le plaisir des retrouvailles et du partage. » Parmi les grandes nouveautés de cette édition, citons le Marché international de l’art africain de Dakar (MIAD). Une plateforme de vente et d’exposition installée au pied du Monument de la Renaissance africaine, qui accueille également des rencontres professionnelles sur des sujets comme le financement de l’art sur le continent ou les droits de propriété intellectuelle : «Nous devons nous engager pour la professionnalisation de tous les acteurs du secteur », explique le plasticien sénégalais Kalidou Kassé, à l’initiative de la plate-forme.

 

Au centre, le gagnant du Grand prix Léopold Sédar Senghor, l’Éthiopien Tegene Kunbi Senbeto, devant l’une de ses créations. Il est entouré de la secrétaire générale de la biennale Marième Ba (deuxième à gauche), de la délégation diplomatique éthiopienne et d’une galeriste.LUISA NANNIPIER
Au centre, le gagnant du Grand prix Léopold Sédar Senghor, l’Éthiopien Tegene Kunbi Senbeto, devant l’une de ses créations. Il est entouré de la secrétaire générale de la biennale Marième Ba (deuxième à gauche), de la délégation diplomatique éthiopienne et d’une galeriste.LUISA NANNIPIER

Le projet Doxantu (« promenade » en wolof), auquel participe Siriki Ky avec 16 autres artistes, est également remarquable : El Hadji Malick Ndiaye, le nouveau directeur artistique de la biennale, a souhaité installer pour la première fois 17 œuvres géantes tout le long de la Corniche ouest, ainsi qu’à l’intérieur de l’université Cheikh Anta Diop. Le Suisse-Sénégalais Ousmane Dia a voulu y placer ses créations, afin d’instaurer un dialogue avec les étudiants : Ni Barça Ni Barsak, construite sur place, interpelle particulièrement les jeunes Sénégalais, qui n’ont pas hésité à échanger avec l’artiste pendant son assemblage. Représentant une pirogue qui sombre dans la mer en emportant sa cargaison de vies humaines, la sculpture en métal dénonce les dangers de l’émigration clandestine, tout en pointant les responsabilités des dirigeants européens et africains qui ne font pas assez pour retenir la jeunesse sur le continent. Une œuvre très engagée qui résume bien les objectifs du projet Doxantu : « vulgariser les valeurs de la biennale », explique son directeur artistique : « C’est une façon de mettre en avant les valeurs de l’art, de créer la surprise, une rencontre subite. En installant des messages dans l’espace urbain, on interpelle les spectateurs dans la rue. Si l’on reste entre quatre murs, on ne change pas la société, alors que l’art peut contribuer au changement. Il ne change rien à lui seul, mais il aide à alerter le public, et à le rendre heureux aussi. » Une perspective intéressante quand on sait que le festival In est souvent considéré un brin trop institutionnel et élitiste.

« IL N’Y A PAS DE IN SANS OFF, ET INVERSEMENT »

L’astrophysicienne de formation sénégalaise Caroline Gueye s’est inspirée de la physique quantique pour sa création époustouflante à l’effet tunnel, Quantum Tunneling.LUISA NANNIPIER
L’astrophysicienne de formation sénégalaise Caroline Gueye s’est inspirée de la physique quantique pour sa création époustouflante à l’effet tunnel, Quantum Tunneling.LUISA NANNIPIER

Théoricien, historien de l’art et conservateur du musée Théodore Monod entre autres, El Hadji Malick Ndiaye n’a pas la renommée internationale de son prédécesseur, Simon Njami, mais il jouit d’une très bonne réputation dans le milieu : celle de quelqu’un de curieux, vif, avec qui échanger est un plaisir. « Il est conscient de ses défauts et a su s’entourer d’une super équipe, dynamique et jeune, pour pallier ses manques », observe un photographe. Sa première biennale – qui est également la première à porter un titre en sérère, « Indaffa » («forger ») – suscite donc naturellement beaucoup de curiosité et d’attentes. Et le retour des visiteurs est enthousiaste. Galeristes, critiques d’art, artistes et amateurs ont pris d’assaut les locaux de l’ancien palais de justice : ce magnifique bâtiment des années 1950, longtemps abandonné, qui trône au bout de l’avenue Pasteur, au Cap Manuel, accueille depuis 2016 la sélection officielle de la biennale. Sous les hauts plafonds du grand hall, autour du patio arboré ou dans les anciennes salles d’audience, on trouve des œuvres minimalistes, des travaux démesurés ou des installations interactives. Les tableaux du Sénégalais Omar Ba ont particulièrement frappé les collectionneurs. Pour sa première biennale, il présente de grandes toiles où des personnages mi-hommes mi-animaux, métaphores de la nature humaine, incarnent les traumatismes du colonialisme et les inégalités Nord-Sud. D’autres, avec des têtes en forme de trophée, symbolisent une Afrique qui sait être protagoniste de sa réussite. Engagé mais optimiste, il glorifie et rend hommage à la culture noire à travers le fond de ses toiles, rigoureusement noir. L’ancienne salle de la Cour suprême abrite un hommage à la carrière d’Abdoulaye Konaté, ce grand artiste qui travaille les tissus pour composer des œuvres au symbolisme puissant. Des créations qui suscitent toujours autant d’émerveillement que de vénération.

A Salted Intermission, l’installation sur le lac Rose du Jamaïcain Yrneh Gabon Brown interroge sur les effets du réchauffement climatique et l’utilisation du sel sur les deux continents.LUISA NANNIPIERI
A Salted Intermission, l’installation sur le lac Rose du Jamaïcain Yrneh Gabon Brown interroge sur les effets du réchauffement climatique et l’utilisation du sel sur les deux continents.LUISA NANNIPIERI

Les 59 artistes ou collectifs sélectionnés pour cette édition – en grande partie issus de la diaspora – ont travaillé nuit et jour pour terminer leurs travaux à temps. L’astrophysicienne de formation sénégalaise Caroline Gueye, qui a remporté le prix CEDEAO de l’intégration avec Quantum Tunneling, à l’effet tunnel époustouflant, a même dormi dans son installation pour transformer la pièce en œuvre d’art. Être passionné par son travail est indispensable si l’on veut réussir à faire face aux petits et grands problèmes techniques durant la biennale : œuvres bloquées à la douane, outils non adaptés au projet initial, manque de coopération entre les équipes qui travaillent sur le site, chacune ayant ses propres priorités… Certains artistes déplorent aussi que leur séjour ne soit pris en charge par les organisateurs que durant les deux jours qui suivent le lancement de l’organisation.

L’Ivoirien Roméo Mivekannin questionne la place des Noirs dans l’iconographie occidentale à travers ses autoportraits décalés, comme dans La Famille royale, Hollande ci-dessus.LUISA NANNIPIERI
L’Ivoirien Roméo Mivekannin questionne la place des Noirs dans l’iconographie occidentale à travers ses autoportraits décalés, comme dans La Famille royale, Hollande ci-dessus.LUISA NANNIPIERI

« Chaque œuvre du projet Doxantu a été financée à hauteur de 4 000 euros. J’ai donc dû trouver des sponsors pour terminer ma création, qui en a coûté 50 000 », regrette Ousmane Dia. Ce qui ne l’a pas empêché, comme les autres artistes, de se donner corps et âme pour cet événement.

Dans ses œuvres, le Français Emmanuel Tussore s’intéresse à la nature et à sa soumission par l’humain, mais également à notre rapport à l’étranger. Ici, De Cruce.DR
Dans ses œuvres, le Français Emmanuel Tussore s’intéresse à la nature et à sa soumission par l’humain, mais également à notre rapport à l’étranger. Ici, De Cruce.DR

Pour beaucoup d’artistes, être dans le In est une fierté, mais c’est également l’occasion de se confronter à des collègues venus de toute l’Afrique et d’ailleurs, et de trouver des sources d’inspiration pour la suite. « De toute façon, les problèmes finissent toujours par se résoudre », assure le céramiste italien Mauro Petroni, qui a contribué à faire naître le Off en 2002. Depuis vingt ans, il en assure l’organisation en coulisse, un travail énorme mais fondamental : « Il n’y a pas de In sans Off, et vice versa », aime-t-on répéter dans le milieu. Les passerelles entre les deux événements sont multiples, avec des artistes locaux ou étrangers qui commencent par le Off pour finir dans le In, ou qui participent aux deux. Mais l’ambiance décontractée du premier, où les collectionneurs et institutions viennent volontiers faire des achats en bloc, est aussi ce qui rend la biennale « si différente de celle de Venise ou d’ailleurs », explique la directrice de la foire du Cap, Laura Vincenti. Un point attractif également pour Zoé : comme tant d’autres, cette passionnée d’art d’origine africaine a fait le déplacement pour « s’immerger dans une autre atmosphère, voir un autre type d’art, loin des schémas occidentaux ». Elle trouvera certainement de quoi régaler ses yeux.