Des licornes made in Nigeria
Solutions de paiement aux institutions financières, services aux particuliers… Les fintechs sont en plein essor. Et certaines valorisations dépassent déjà le milliard de dollars.
Juste au pied de la passerelle pour piétons qui traverse l’autoroute à trois voies reliant la partie nord d’Abuja et sa proche banlieue, Salatu Ibrahim jongle entre les deux terminaux bleus Moniepoint posés sur sa petite table en bois. Ses clients sont toujours pressés et veulent que leur retrait de cash ou leur transfert d’argent soit validé sur l’écran d’une des machines à carte de débit qu’elle utilise pour fidéliser sa clientèle. «Nous n’étions que trois agents à faire des transactions financières dans ce coin, il y a un peu plus d’un an, raconte Salatu. Désormais, j’ai de nombreux concurrents. Ma voisine d’en face travaille avec le boîtier électronique d’OPay. Une autre, à cinq mètres, fait du Moniepoint comme moi, mais a aussi un terminal mauve PalmPay.»
Au Nigeria, ces terminaux colorés reliés à des applications ont déferlé en moins de dix ans sur le marché des transactions financières des particuliers et des entreprises. Les paiements sont instantanés et vérifiables sur tout écran, avec un taux d’échec moyen inférieur à celui des virements bancaires traditionnels. Et surtout une accessibilité permettant l’ouverture d’un compte via un téléphone, ainsi que l’obtention rapide d’une carte de crédit. Si la Banque centrale du Nigeria (CBN) tance régulièrement tel ou tel opérateur de ce secteur à la fois concurrentiel et imaginatif, elle reconnaît aussi le rôle clé qu’ont joué ces jeunes entreprises du numérique lors de la crise du Covid-19 bien sûr, et surtout celle de la fin 2022 jusqu’au premier trimestre 2023, alors que le pays n’avait pas assez de nouveaux billets en service pour satisfaire la demande. Mais si les fintechs nigérianes ont révolutionné ces quinze dernières années les pratiques bancaires au sein du pays et du continent, elles ont aussi réintégré dans le système tout un monde habituellement invisible: le secteur informel. Avec 37% et 20% des parts du marché des transactions financières générées, les nigérianes OPay et Moniepoint sont les leaders des POS (points of sale), les points de retrait, de dépôt et de transfert. La société PayCom a été créée à Lagos par le Chinois Zhou Yahui, soutenue par SoftBank Vision Fund et Sequoia Capital China. Sous l’appellation PayCom Nigeria, OPay s’impose rapidement comme l’application fintech la plus téléchargée dans le pays. Son secret: combiner plusieurs services. En se diversifiant avec OFood, ORide, OCar, OBus et OKash, OPay jette les fondations de sa croissance exponentielle.
OPay garde le sourire malgré l’interdiction des okada – ces taxis-motos sans signe distinctif – dans l’État de Lagos, notamment pour des raisons de sécurité, qui met un terme au service ORide. Car en parallèle, ses services monétaires et de paiements mobiles continuent de prospérer. La CBN lui accorde une licence bancaire. La stratégie de la start-up fonctionne: son application multiservice permet d’aimanter les clients sur une plateforme unique, en proposant une solution de paiement à des utilisateurs non bancarisés ou sous-bancarisés, qui peuvent envoyer et recevoir de l’argent facilement, et payer des factures par l’intermédiaire d’un vaste réseau d’agents. OPay revendique à ce jour 35 millions de clients individuels.
En plaçant le secteur informel au cœur de sa stratégie de développement, Moniepoint a une trajectoire similaire à celle de sa rivale OPay. Mais le chemin parcouru est bien différent. «Aucune autre entreprise de technologie financière n’a passé comme nous quatre ans à comprendre comment le secteur bancaire fonctionne de manière pratique, et pas seulement théorique, estime Edidiong Uwemakpan, vice-présidente de Moniepoint. Et lorsqu’on a décidé de se lancer, on était mieux préparés que quiconque.» L’aventure Moniepoint démarre sous le nom de TeamApt en 2015. Aux manettes, six développeurs basés à Lagos. Sous le leadership de Tosin Eniolorunda et de Felix Ike, tous deux issus d’Interswitch, la première licorne africaine lancée en 2002. Le duo contribue alors à la création d’un système numérique permettant d’interconnecter les banques au Nigeria. Quatre autres développeurs rejoignent TeamApt. En conjuguant les expériences de chacun, la start-up accouche de deux produits: le terminal de paiement Moniepoint et les comptes virtuels Monify. Une combinaison révolutionnaire en 2018, alors que la majorité des banques nigérianes valident encore manuellement la plupart de leurs transactions. TeamApt devient Moniepoint en janvier 2023. «Nous opérons sous licence de banque de microfinance, avec la souplesse et l’agilité d’une banque numérique, justifie Edidiong Uwemakpan tout sourire. Nous essayons d’atteindre le niveau de crédibilité dont jouissent les banques traditionnelles.» Des millions de PME, notamment issues de l’économie informelle, mais aussi des grandes entreprises, s’enregistrent alors sur les plateformes proposées par Moniepoint, attirées par les possibilités de prêts. En 2024, la start-up affiche la santé d’une grande entreprise. Elle déclare un volume de 800 millions de transactions mensuelles. Et, toujours selon Moniepoint, sur ses machines, transiteraient 17 milliards de dollars par mois, disséminés dans chaque recoin du pays.
Deux autres fintechs se disputent la troisième marche du podium des services digitaux de paiements au Nigeria: PalmPay et Kuda Bank, au coude à coude pour devenir la prochaine licorne. Mais elles sont encore loin de la société Flutterwave, cofondée et dirigée par Olugbenga Agboola. Avec une valeur estimée en 2024 à 3 milliards de dollars, cette start-up fintech devenue multinationale continue d’attirer les investisseurs. Elle côtoie et échange avec des mastodontes tels que Visa et Mastercard. En s’appuyant sur une API (Application Programming Interface), Flutterwave est capable de traiter toute forme de paiement. Sans aucune incompatibilité de systèmes ou de services financiers. Testée et validée d’abord par des commerçants en Afrique, puis par ceux des marchés émergents, cette solution de paiement en ligne compterait pour clients Facebook, Uber ou encore Jumia. Et si Flutterwave a installé son siège à San Francisco, aux États-Unis, son cœur bat toujours depuis ses bureaux de Lagos. Au Nigeria.