Djibouti,
veille d’échéances
Les élections législatives, prévues fin février, ouvrent une nouvelle séquence politique au moment où le pays se mobilise pour renouveler son modèle de croissance.
En Afrique de l’Est, dans la corne du continent, dans cette région aussi tourmentée que prometteuse, Djibouti est certainement un cas tout à la fois symbolique et particulier. « Coincé » entre la très fermée Érythrée au nord, l’instable Éthiopie à l’ouest, et la turbulente Somalie au sud, le pays conserve depuis maintenant deux décennies un statut de plate-forme régionale stable soutenue par un ambitieux projet de développement. Petit en superficie, ce jeune État de 45 ans est pourtant le produit d’une longue histoire et d’une diversité des transhumances. La consolidation de la nation est l’un des défis lors de l’indépendance du pays le 27 juin 1977. Et ce n’est qu’en 2001, au sortir de la guerre civile, qu’il connaît un véritable apaisement. Vingt ans plus tard, Djibouti entre dans le club des nations émergentes, dotée d’une industrie portuaire, d’une véritable plate-forme logistique et d’une économie de service. Entre 1999 et 2012, le PIB a presque triplé. Et a été multiplié par 2,5 sur les huit années qui ont suivi. Quant au PIB par habitant, il est passé de 757 dollars en 1999 à 3 425 dollars en 2021 (+350 %). Des résultats liés au volontarisme du président Ismaïl Omar Guelleh (IOG), qui a su parier sur la situation géostratégique de Djibouti, au croisement des principales routes maritimes mondiales. Et à l’entrée du détroit de Bab el-Mandeb. En s’appuyant sur le marché éthiopien voisin, en organisant le dialogue avec les grandes puissances du monde, les États-Unis, la Chine, la France…, en manœuvrant habilement pour la défense de ses intérêts, Djibouti s’est ménagé un avenir et un espace diplomatique et d’influence notable.
UNE ÉCONOMIE FRAGILISÉE MAIS RÉSILIENTE
Réélu en avril 2021 pour un cinquième mandat consécutif de cinq ans, le chef d’État cherche à maintenir un rythme de croissance élevé et une dynamique forte de développement. Les élections législatives qui auront lieu fin février représentent une étape importante de cette nouvelle séquence. Et elles interviennent dans un contexte socio-économique complexe. Comme ce fut le cas pour toutes les économies africaines et mondiales, le Covid-19 a frappé de plein fouet le pays en 2020. La gestion de la pandémie a été saluée par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), et Djibouti fait partie des très rares États qui ont su préserver un taux de croissance positive (+0,5 %) cette année-là. Mais tout juste sortie de la tempête, l’économie va être confrontée à plusieurs événements successifs freinant sa relance.
En Éthiopie, l’instabilité et la violence des deux dernières années n’ont pas aidé. Ce géant de plus de 100 millions d’habitants est l’un des 44 pays dans le monde qui n’ont aucun accès à la mer. Depuis 1993 et la sécession de l’Érythrée, Djibouti est ainsi le principal débouché maritime de son grand voisin. Près de 95 % des exportations et 80 % de ses importations transitent via le corridor nord-est, par Djibouti et ses ports. La ligne de chemin de fer inaugurée début 2017 a fluidifié et densifié la connectivité entre les deux pays. Dès lors, une crise grave en Éthiopie – principal marché pour le petit État – provoque, de manière quasi automatique, une contraction de l’économie djiboutienne. C’est le cas avec le conflit qui a opposé entre 2020 et 2022 le gouvernement fédéral aux forces du Front de libération du peuple du Tigré (FLPT). Renchérissement du coût des transports, augmentation du tarif des exportations éthiopiennes, déplacements de réfugiés, et réémergence de tensions entre les ethnies afar et somali font partie des lourdes conséquences qui ont impacté le pays. Et pourtant, l’axe Djibouti-Addis-Abeba n’a jamais cédé. Les trains entre les deux capitales ont circulé sans discontinuer pendant ces deux années de guerre civile. L’exploitation du chemin de fer a généré plus de 86 millions de dollars en 2021, soit 37,5 % de plus qu’en 2020, et près de 47,5 millions de dollars sur les cinq derniers mois de l’année 2022. Depuis la fin du conflit, qui s’est conclue par la signature d’un traité de paix fragile en novembre dernier, la situation semble revenir très lentement à la normale.
Autre point de tension majeur pour l’économie, particulièrement fragile aux chocs externes : le conflit russo-ukrainien. Djibouti reste un importateur net de carburant et de nourriture – 90 % de ses besoins alimentaires sont importés, et 45 % de son blé provient d’Ukraine. Les conséquences de l’invasion par la Russie sont donc brutales. En 2022, le taux d’inflation annuelle, principalement portée par la hausse des prix des denrées alimentaires, a atteint 6,6 % en moyenne selon le Fonds monétaire international (FMI), un record sur les dix dernières années. De plus, plusieurs grands exportateurs ont instauré des mesures d’interdiction d’exportation concernant certains produits jugés vitaux, comme l’Inde ou la Malaisie, qui ont proscrit l’huile de palme raffinée, le blé ou les volailles. En juin dernier, le voisin éthiopien, lui, a tenté de compenser ses dépenses liées au conflit tigréen en augmentant les tarifs de ses exportations vivrières, notamment vis-à-vis de Djibouti. Combinées à l’augmentation de la fréquence des épisodes de sécheresse, ces tensions provoquent une hausse de l’insécurité alimentaire. Face aux risques, les appuis internationaux n’ont pas manqué. Et l’exécutif a adopté un plan d’action visant à stabiliser les prix des matières premières (sucre, huile de cuisson, lait, blé, etc.).
Conséquence de ces situations extraordinaires, Djibouti est confronté à des pressions financières à court terme. Des difficultés qui s’inscrivent aussi dans un contexte global de crise de la dette des pays émergents. Et qui paraissent maîtrisées au niveau de l’État. Les arriérés de la dette ont augmenté pour atteindre 3 % du PIB en juin 2022. Le coût du service de la dette extérieure a triplé entre 2021 et 2022, passant de 54 millions à 184 millions de dollars. Cette hausse, qui s’explique largement par l’expiration de l’initiative de suspension du service de la dette du G20, alimente évidemment les polémiques sur les capacités de remboursement du pays. Et ce, notamment auprès de la Chine, son principal créancier. Entre 2000 et 2020, Beijing lui a prêté un montant d’environ 1,5 milliard de dollars. Cette somme a permis de mener à bien plusieurs projets d’infrastructures importants et générateurs de plus-value : le chemin de fer avec l’Éthiopie, le port polyvalent de Doraleh (DMP), ou encore la zone franche de Djibouti. Dans tous les cas, le pays bénéficie de deux atouts permettant de garantir l’intérêt des investisseurs internationaux et la compréhension des créanciers. D’abord, la stabilité du franc djiboutien, la monnaie nationale, arrimé au dollar (depuis 1973, 1 dollar = 177,72 francs djiboutiens), permet de maintenir la confiance et de limiter les effets inflationnistes provoqués par les différents chocs. Ensuite, le pays sait maintenir une diplomatie stratégique active à équidistance avec ces partenaires. Tant pour les États-Unis que pour la Chine et l’Europe, il doit rester un point de stabilité dans une région stratégique. Et début décembre 2022, Ismaïl Omar Guelleh profitait du sommet Chine-États arabes, à Riyad, pour s’entretenir avec son homologue chinois Xi Jinping. Quelques jours plus tard, lors du sommet États-Unis-Afrique, à Washington, il rencontrait le dirigeant américain Joe Biden.
DES LÉGISLATIVES HAUTEMENT POLITIQUES
C’est donc dans ce contexte que, le 24 février prochain, la population sera appelée aux urnes pour les élections législatives. Deux ans après la présidentielle qui a reconduit IOG à la tête de l’État, et un an après les communales et les régionales remportées, elles aussi, par la coalition au pouvoir, l’Union pour la majorité présidentielle (UMP). Depuis l’instauration du multipartisme en 2002, l’opposition n’a jamais réellement pu émerger et s’inscrire dans la durée. En 2021, Ismaïl Omar Guelleh avait affronté un seul adversaire, l’homme d’affaires Zakaria Ismaël Farah, candidat du Mouvement pour le développement et l’équilibre de la nation djiboutienne (MDEND). Le reste de l’opposition avait boycotté le scrutin. Lors des élections communales et régionales de mars dernier, seules les listes de l’UMP concourraient dans cinq des six régions du pays.
Pour les législatives, on se dirige vers un scénario relativement similaire avec un boycott de l’opposition radicale, déjà annoncé il y a plusieurs mois. Au total, quatre formations politiques ont déposé leurs listes : l’UMP, l’Union pour la démocratie et la justice (UDJ), dans les seules circonscriptions de Djibouti-ville et d’Arta, l’Alliance des mouvements pour l’alternance démocratiques (AMAD), à Djibouti-ville, et le Centre démocrate unifié (CDU), uniquement dans la circonscription d’Ali Sabieh. Le 31 janvier dernier, le ministre de l’Intérieur Said Nouh Hassan a pourtant finalement annoncé l’ irrecevabilité des candidatures de l’AMAD et du CDU, qui n’ont « pas rempli les conditions ». À cause de pièces manquantes, d’un dossier incomplet ou d’un non- paiement de la caution – qui s’élève à 500 000 francs par candidat –, ces listes ne pourront pas concourir. Au micro de RFI, l’opposant Abdourahman Guelleh, président du Rassemblement pour l’action, la démocratie et le développement écologique (RADDE), parle, lui, d’un « scrutin sans enjeu » pour justifier le boycott de son parti.
Pourtant, le débat aura bien lieu d’une manière ou d’une autre. Comme le souligne un proche du palais : «Notre bilan est incontestable. Mais malgré les efforts continus du gouvernement, les réels progrès sur le plan social, les infrastructures, l’habitat ou encore l’éducation, la question de la pauvreté reste d’actualité. Et nous sommes victimes du contexte général, tant régional qu’international, qui a fragilisé notre économie. » La question du chômage, en particulier, reste urgente. En 2022, celui s’élevait encore à près de 50 %. Il s’agit donc pour le gouvernement et la majorité de souligner les acquis, les efforts collectifs, mais aussi de redonner de l’élan, du souffle, de la perspective à leur action.
Ces élections seront donc hautement politiques. Elles constituent une nouvelle étape dans le processus de construction institutionnelle. Des progrès ont ainsi été identifiés en matière d’organisation et de transparence. La Commission nationale de la communication (CNC) aura la charge, lors de la campagne, de garantir une répartition médiatique équitable du temps d’antenne des partis en lice. Son président, Ali Mohamed Dimbio, insiste : « Nous avons pour mission de veiller au respect d’une information plurielle à Djibouti. » Le jour du scrutin, la représentation de tous les groupes politiques sera également assurée dans les bureaux de vote. Enfin, dans la lignée des législatives de 2018, la représentation des femmes à l’hémicycle devra atteindre un minimum de 25 %. La Commission nationale électorale indépendante (CENI), en charge d’organiser le vote, pourra s’inspirer du travail effectué par la Commission électorale régionale indépendante (CERI), qui était chargée des locales de 2022. Avec un taux de participation intéressant et de nettes améliorations logistiques, celles-ci ont permis de progresser dans le transfert de compétences aux collectivités territoriales. Les autorités souhaitent que les législatives s’intègrent dans cette même dynamique.
Elles marqueront enfin une étape nouvelle du mandat d’Ismaïl Omar Guelleh. Ce sera la dernière grande échéance électorale avant la présidentielle de 2026. Chacun connaît le sens du timing et des équilibres d’IOG. Mais certains observateurs n’excluent pas un remaniement ou des changements dans «l’organigramme du pouvoir ». En toile de fond se pose la grande question de la succession : l’article 23 de la Constitution fixe en effet l’âge limite pour tout candidat aux fonctions de président à 75 ans, et l’actuel chef d’État, qui vient tout juste d’atteindre cet âge, n’a pas donné l’impression de vouloir changer les textes. Les législatives permettront donc de tester le personnel politique. En particulier les troupes et les cadres du parti présidentiel, le Rassemblement populaire pour le progrès (RPP), qui devrait être amené – sauf changement majeur – à désigner un successeur à Ismaïl Omar Guelleh.
En attendant ces échéances à la fois proches et lointaines, ce dernier reste concentré sur un chantier prioritaire : celui de l’unité nationale. C’est l’idée de la «djiboutinité », cette appartenance à la nation au-delà des ethnies, des différences, la création progressive d’une identité commune. Une manière de faire front aussi face aux déstabilisations importées, de répondre par l’exception djiboutienne aux conflits qui déchirent les pays voisins. Le 27 juin dernier, lors des célébrations du 45e anniversaire de l’indépendance, le chef d’État inaugurait le Mémorial du barrage de Balbala, un véritable symbole pour le pays. En août 1966, les forces coloniales françaises installaient un double barrage, miné, pour isoler la presqu’île de Djibouti afin d’en contrôler les accès terrestres. Un «mur de la honte » pour les militants indépendantistes. Et qui impose aujourd’hui, selon les termes d’IOG, « un devoir de mémoire qui participe à la cohésion de [la] société et à l’affermissement de [l’]identité nationale ».
TOURNÉ VERS L’AVENIR
En tous les cas, « pour le président et pour le pays, le contexte est porteur à moyen terme », souligne un homme d’affaires de la région. Après un ralentissement du taux de croissance du PIB en 2022 (3,6 %, contre 4,8 % en 2021), la Banque mondiale anticipe son accélération en 2023 (5,3 % estimé) et en 2024 (6,2 %). L’économie devrait bénéficier des retours positifs de la mise en œuvre du deuxième plan national de développement (PND), Djibouti ICI – pour Inclusion-connectivité-institutions – et des grands programmes d’investissement en cours. C’est le cas de l’immense projet Djibouti Damerjog Industrial Development (DDID), prévu sur une période de quinze ans (2020-2035), et qui devrait accueillir deux raffineries, la jetée du terminal pétrolier et les premières unités d’industries lourdes du pays. Sa réalisation devrait entraîner la création de plusieurs dizaines de milliers d’emplois. Et renforcer la place de Djibouti comme la plate-forme de choix entre l’Asie, l’Afrique et l’Europe.
Outre le développement industriel, le gouvernement souhaite accentuer les investissements dans les domaines du tourisme vert, de l’énergie et de l’économie bleue. Ainsi, dans le cadre du programme Vision 2035, le pays ambitionne d’atteindre les 100 % d’énergies renouvelables produites sur son sol. En janvier dernier, les dirigeants ont signé un accord préliminaire de coopération technologique avec la multinationale Hong Kong Aerospace Technology pour la réalisation d’une plate-forme de lancement de satellites et de fusées. Un projet assez fou, valorisé 1 milliard de dollars, et qui pourrait permettre un jour le lancement du premier satellite africain depuis le continent…
De l’intention aux réalisations, il y a évidemment quelques pas sérieux à accomplir. Et les ambitions de développement de Djibouti peuvent parfois paraître «hors de portée ». Pourtant, en observant l’évolution et la réalité du terrain depuis deux décennies, force est de constater qu’elles ne sont pas toutes irréalisables…