Doraleh-DP world:
Djibouti ne ferme pas la porte à un accord
En conflit depuis plusieurs années, l’État et le géant dubaïote peinent à trouver un compromis. Qui serait pourtant bénéfique aux deux parties.
Les années passent et se ressemblent dans le différend qui oppose l’État de Djibouti à l’opérateur portuaire dubaïote DP World. Six ans après son expulsion du port à conteneurs de Doraleh (DCT), l’entreprise émiratie a emporté diverses victoires auprès de plusieurs juridictions, en particulier devant la cour d’arbitrage international de Londres (LCIA), sans que cela débouche sur aucune avancée décisive pour l’une ou l’autre des parties. Plus récemment, DP World a cherché à obtenir l’exequatur des décisions londoniennes devant les tribunaux américains. Dans ses plaidoyers, Djibouti s’appuie sur le droit international public et le principe de souveraineté des États. DP World, de son côté, s’appuie sur l’intangibilité du contrat et les règles du droit international privé.
Cette saga juridique souligne le rôle particulier des instances d’arbitrage dans les conflits entre pays émergents et multinationales. Avec des décisions souvent orientées en faveur des intérêts privés, et qui sont aussi particulièrement difficiles à mettre en œuvre. Comme le souligne un spécialiste, «le port, la mine ou le puits de pétrole qui font l’objet de ces procédures sont par définition inamovibles, et quand vous obtenez une sentence arbitrale à Paris, Londres ou New York, tout le monde sait pertinemment que vous avez peu de chances de la faire exécuter localement. Le créancier se retournera sur des biens ou des avoirs de l’État impliqué à l’extérieur. Mais dans le cas de Djibouti, cette approche n’est pas payante. Le pays n’a pas de richesses cachées par le monde». Une source proche des intérêts djiboutiens le confirme: «Nous ne céderons pas. Le port de Doraleh est un actif stratégique de notre pays. Notre souveraineté n’est pas négociable.»
Procédures et statu quo
DP World maintient pourtant sa stratégie de harcèlement judiciaire sur cette affaire, en multipliant les procédures et en refusant d’entrer dans un véritable processus de négociation avec l’État djiboutien. Commentaire d’un expert portuaire: «Le contrat d’origine de la concession était totalement déséquilibré en faveur de DP World. La multinationale était minoritaire dans le capital, mais restait le seul patron de l’opération, sans compte à rendre. L’accord prévoyait une exclusivité de facto sur l’ensemble du territoire. Les conditions de signature du contrat ont été contestées par Djibouti, en accusant l’ancien patron de son autorité portuaire de corruption. Il était impossible que cela dure éternellement. Et DP World aurait dû s’adapter, au lieu de mener un combat d’arrière-garde…»
Retour en arrière. Lorsque Ismaïl Omar Guelleh est élu président de la République de Djibouti en 1999, il décide de miser sur les atouts clés du pays que sont sa façade maritime et son emplacement stratégique sur l’un des points névralgiques du commerce international. Il faut aller au-delà du vieux port de Djibouti ville, qui fut un temps «le troisième port de France». Un contrat de gestion est alors conclu avec DP International (ancien nom de DP World) en juin 2000, pour justement développer le port historique de Djibouti. Les activités sont fructueuses, et Djibouti et DP World s’engagent dans la construction et l’exploitation d’un port à conteneurs. La concession est signée en 2006. DCT est codétenu à 33% par DP World et à 66% par l’État de Djibouti. Mais le contrôle effectif revient à 100% au premier.
À partir de 2013, Djibouti cherche à développer Doraleh et à mieux exploiter son potentiel portuaire. DP World refuse de participer à de nouveaux investissements, et fait valoir sa quasi-exclusivité sur le pays. Les négociations entamées par Djibouti ne mènent nulle part. Une première procédure d’arbitrage a lieu en 2014, sans résultats. En février 2018, exaspéré par le jusqu’au-boutisme de DP World, et son refus de considérer les enjeux stratégiques et souverains de la nation, les autorités djiboutiennes actent le départ de la multinationale. La concession de DCT est annulée. L’exploitation du terminal de Doraleh est confiée à une nouvelle société, la SGTD, détenue à 100% par l’État.
Pendant que la procédure judiciaire suit son tortueux chemin, les Djiboutiens mettent en place leur programme de développement, avec l’inauguration de Doraleh Multipurpose Port (DMP), du port de Tadjourah, du port de Ghoubet, la réalisation de la ligne de chemin de fer Djibouti-Addis-Abeba, le lancement de l’ambitieux programme de Damerjog. Et celui du chantier flottant de réparation navale.
Pour DP World, Djibouti doit avant tout rester à une place limitée aux marchés d’import-export, en particulier pour servir l’immense marché éthiopien. Le géant portuaire entend aussi s’assurer du contrôle d’un maximum de ports dans cette région sensible, tant sur la rive africaine que sur la péninsule arabique (Djeddah), et maintenir la prééminence du port dubaïote de Jebel Ali. Or,avec l’évolution de son offre, Djibouti veut et peut désormais se positionner sur le marché du transbordement, de l’entretien et du bunkering (ravitaillement). Le pays est bien placé sur les routes venant d’Asie qui desservent l’Europe ou l’Afrique. Et il peut voir plus grand encore, avec une stratégie mer-terre-air qui peut lui permettre d’assurer des liaisons fret jusqu’en Afrique centrale et en Afrique australe…
Soucieux des enjeux, DP World va pousser la logique jusqu’à s’installer à Berbera, au Somaliland, aux portes de Doraleh… Mais Djibouti n’est pas sans argument. Le pays est en paix, sa monnaie est librement convertible, la plateforme portuaire et logistique a des années d’avance en matière d’infrastructure, de savoir-faire et de soft power diplomatique. En vingt ans, Djibouti s’est imposé comme une place stable du commerce international dans une région tendue. Et comme un partenaire incontournable en matière de sécurité. À Washington, comme à Pékin ou à Paris, on est sensible à ce qu’il se passe ici.
Dans l'attente d'une évolution
Malgré le contexte, les autorités djiboutiennes sont loin d’être fermées à une «vraie» négociation. Dès le départ, elles ont proposé une compensation qui serait «juste et équitable». Plus récemment, au cours de l’année 2023, des échanges ont eu lieu entre les parties, avec des visites de part et d’autre. Mais les discussions butent toujours sur la même exigence de DP World: la mainmise sur la gestion du port et le retour à une forme d’exclusivité sur le pays. Du côté de Djibouti, le retour au statu quo ante n’est plus une option. La SGTD, société qui a pris la suite de DCT, est là pour durer. Ses performances se sont améliorées. Et pourtant, les autorités n’excluent pas un retour du géant portuaire sur les rives du détroit de Bab el-Mandeb en tant que partenaire actif, mais minoritaire, et sans exigences en matière d’exclusivité et de management. Et toujours en respectant les principes intangibles de la souveraineté nationale.
Les positionnements des uns et des autres restent encore éloignés. Pourtant, chacun aurait intérêt à ce que le dossier évolue favorablement. Pour Djibouti, il s’agirait de tourner la page d’un contentieux lourd et de pouvoir se focaliser sur le développement de l’offre portuaire et de services. De renouer, aussi, avec une entreprise leader du secteur. Et pour DP World, de retrouver un rôle dans un pays stratégique et d’amorcer, peut-être, un virage dans «sa relation au Sud global». La stratégie de l’entreprise émiratie peut sembler en décalage avec les exigences contemporaines vis-à-vis de la souveraineté et des partenariats avec les pays émergents. On l’a vu récemment en Tanzanie, dans le cadre de la signature d’un contrat qui a provoqué la colère des milieux des affaires comme de la société civile. Et puis, comme le souligne notre expert portuaire déjà mentionné, «le conflit favorise l’arrivée à Djibouti de nouveaux partenaires, comme le géant chinois China Merchants, qui prennent des parts de marché et de l’influence».
En attendant une évolution notable de ce dossier, Djibouti maintient ses orientations d’investissements, comme le développement de la plateforme de Damerjog. En juillet dernier, l’AFC (Africa Finance Corporation) a accordé un prêt de 155 millions de dollars pour faire avancer le projet, soulignant par là même la confiance des milieux financiers. Le gouvernement cherche également à absorber les conséquences de la guerre de Gaza et les menaces Houthis sur le golfe d’Aden. L’impact commercial est bien réel, mais les terminaux ont su s’adapter du mieux possible. Situés un peu plus au sud du golf, les ports se sont positionnés comme une place incontournable de transbordement et d’entretien pour les navires en provenance d’Asie. Certains répartissent leurs cargaisons sur des navires plus petits et les autres, qui s’apprêtent à faire le tour du continent, peuvent organiser une étape d’entretien, de réparation ou de refuelling, prouvant si tant est que ce soit nécessaire que, en matière de logistique mondiale, Djibouti est appelé à rester, et pour longtemps, la clé de la mer Rouge.