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Interview

Elyas Felfoul
« Les nouvelles technologies démocratisent l’accès à l’éducation »

Par Zyad Limam - Publié en février 2022
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Pour le directeur des partenariats chez WISE, le numérique sera l’élément clé de l’apprentissage au cours des cinq prochaines années. Et ce, dans le monde entier.

AM : Pourquoi la Qatar Foundation s’intéresse-t-elle spécifiquement à la question de l’éducation ? 
Elyas Felfoul :
Parce que c’est le meilleur investissement qu’une nation puisse faire pour son développement. Le Qatar a compris il y a plusieurs décennies que ses réserves de gaz ne seraient pas éternelles et qu’il fallait amorcer la transition vers une économie de la connaissance. Investir massivement dans l’éducation est considéré par la Qatar Foundation comme le moyen le plus évident et le plus direct pour consolider les fondations d’une nation prospère et préparée à affronter un monde changeant, instable et imprévisible.

Elyas Felfoul. DR
Elyas Felfoul. DR

Le World Innovation Summit for Education (WISE) a pu se tenir à Doha, du 7 au 9 décembre 2021, dans un contexte épidémique complexe, « exigeant ». Quel a été l’impact de la pandémie de Covid-19 sur le monde de l’éducation ? Le Covid peut-il aussi générer des évolutions positives, sur le long terme, dans le domaine de l’éducation ? 
Cette pandémie a « évincé » des centaines de millions d’enfants de l’école dans le monde. La fermeture des établissements scolaires a généré des conséquences importantes en matière de retard d’apprentissage, notamment pour les enfants venant d’un milieu défavorisé. C’est certainement l’un des impacts les plus graves, car les effets à long terme vont perdurer, bien après la pandémie. L’Unicef estimait que la fermeture des écoles maternelles en 2020 pourrait coûter aux jeunes enfants d’aujourd’hui un manque à gagner estimé à 1 600 milliards de dollars au cours de leurs vies. Mais si l’on doit tirer un enseignement de cette crise, c’est que les gouvernements et les institutions ont pris conscience de l’urgence de réformer le secteur éducatif. Clairement, le numérique a été et sera le facteur qui permettra à l’éducation de faire sa mue. Les deux dernières années ont vu une quantité record de capitaux affluer vers l’EdTech [contraction des mots anglais « education » et « technology », ndlr]. Au cours des cinq prochaines années, les systèmes éducatifs du monde entier connaîtront une transformation numérique sans pareil, créant des infrastructures et des capacités qui placent le numérique au cœur de l’apprentissage. Bien que personne ne puisse prédire l’avenir, ce qui devient clair, c’est que les gouvernements doivent se préparer au numérique comme fondement de leurs systèmes éducatifs, et non à un « bien à avoir » périphérique, comme nous l’avons généralement vu à ce jour. 

Le thème du sommet 2021 était « Generation Unmute: Reclaiming Our Future Through Education ». La jeunesse a-t-elle besoin de « s’exprimer plus librement » ou de se réaliser ? L’éducation est-elle le chemin le plus direct de cette « réalisation » ?
L’épidémie de Covid-19 a provoqué les plus grandes perturbations mondiales depuis la Seconde Guerre mondiale. Et l’éducation n’a pas été épargnée, comme nous l’avons dit plus haut. Qui plus est, la pandémie a frappé à un moment où le monde était déjà confronté à de multiples crises – que l’on parle du changement climatique ou de la montée des inégalités. Les jeunes sont en première ligne. Ils se sont d’ailleurs énormément exprimés sur les réseaux sociaux. Mais il est temps de les écouter, et surtout de les intégrer à la réflexion et aux décisions qui les concernent au premier chef. C’est de leur avenir qu’il s’agit. Ce sont les plus motivés, les plus enthousiastes, les plus créatifs lorsqu’il s’agit d’imaginer les solutions qui permettront de changer le monde. La moitié de l’humanité a moins de 30 ans. Il est temps de lui donner tous les moyens pour se réaliser. L’éducation sera au cœur des transformations de fond de nos sociétés. Et WISE compte être le marchepied pour cette jeunesse qui veut s’investir dans l’innovation pour l’éducation. 

On parle souvent dans les couloirs de WISE d’un « global education challenge ». Comment le définiriez-vous ? 
En effet, WISE a été bâti sur le constat que tous les pays, des moins riches aux plus développés, sont confrontés à des crises éducatives d’ordres multiples. Nous le voyons déjà depuis plusieurs années, si les situations sont différentes, les difficultés et les besoins sont les mêmes : l’accès à l’éducation, le bienêtre des élèves, la formation et le soutien des enseignants, l’ancrage du système éducatif dans la communauté, et bien d’autres. Autrement dit, des problèmes similaires sont observés dans différents pays. WISE estime que c’est grâce à la collaboration et à la concertation que ces problèmes pourront être résolus. C’est grâce aux innovations élaborées par les solutions du EdTech et des entrepreneurs sociaux du monde entier que des solutions peuvent être répliquées dans d’autres contextes.

Pourtant, que ce soit dans le monde pauvre ou le monde riche, la question des méthodes d’éducation semble plutôt négligée dans les débats publics. Or les enjeux sont réels ? 
Si vous parlez de pédagogie, c’est en effet une question qui est énormément discutée par les professionnels de l’éducation, mais qui émerge peu dans le débat public. Il n’y a ni réponse magique ni martingale. Cela étant dit, le digital et la « tech » amèneront la nécessité d’une réflexion globale autour de nouvelles méthodes d’enseignement. La pandémie a aussi été un révélateur de certains traits saillants et indispensables pour une éducation réussie. Le partenariat entre les familles et l’école est un axe fondamental, qu’il va falloir exploiter davantage. L’autonomisation de l’apprentissage devra également être une piste de réflexion, comme l’apprentissage en mode projet, qui a fait ses preuves aux quatre coins du monde. De même, il semble que les élèves comme les pédagogues plébiscitent aujourd’hui des méthodes qui favorisent la coopération plutôt que la compétition. De manière générale, toutes les méthodes qui pourront reconnecter l’éducation au monde réel, préparer nos enfants à devenir des acteurs du changement sont les grandes orientations des réformes à venir.

Lors d’un précédent sommet de WISE, un participant nous disait que, dans la plupart des pays, l’éducation était restée comme « figée » au XIXe siècle, avec les tables, le tableau, les maîtres et maîtresses, des règles immuables… Et que si la santé, par exemple, avait évolué au même rythme que l’éducation, nous serions dans une situation particulièrement précaire. Pourquoi, selon vous, un tel « conservatisme » sur cette question ? 
L’éducation est ce « mammouth » si difficile à réformer ! Cette expression nous vient d’un ancien ministre de l’Éducation français, mais je pense que de nombreux autres gouvernements pourraient partager cet état des lieux. Pourquoi ? Parce qu’elle touche aux valeurs des sociétés et des individus. Et que, souvent, si le constat de la nécessité de changement est partagé par tous, personne ne souhaite que ses enfants soient les « cobayes » d’un changement radical. Et si l’on se trompait ? La promesse de l’éducation est si forte que toucher à cette institution est un pari risqué pour n’importe quel gouvernement. Par ailleurs, on a beau critiquer nos systèmes, certains disent qu’ils continuent de produire des esprits brillants. D’autres, comme moi, pensent : « Combien de talents ont raté leur vocation à cause de ces mêmes systèmes ? » Chez WISE, nous souhaitons, bien entendu, porter une réflexion globale sur les grands enjeux de celle-ci. Nous soutenons, par exemple, toutes les formes d’innovation et les entrepreneurs sociaux qui émergent souvent là où un déficit d’action publique se manifeste. Nous sommes sans cesse impressionnés par la capacité des entrepreneurs à inventer l’éducation de demain. 

Le focus de la fondation et de WISE semble particulièrement s’intéresser à l’EdTech. Pourquoi cette approche « stratégique » ? La question de la généralisation de l’éducation, en particulier dans le monde pauvre et émergent, n’est-elle pas plus « prioritaire » ? 
Même si les élèves retourneront à l’école physiquement, nous continuerons à être confrontés à des fermetures intermittentes résultant d’une épidémie, de catastrophes naturelles, ou d’autres facteurs hors de notre contrôle. Les attentes en matière d’accès numérique ont changé à jamais. Et l’impact de la pandémie de Covid-19 a créé un élan mondial pour mettre en place une infrastructure numérique et renforcer les capacités digitales des systèmes éducatifs. Au cours des deux dernières années, un montant record de capitaux a été injecté dans les technologies de l’éducation, alors que le monde sort d’une phase sanitaire très difficile. Et qu’il commence à repenser la manière dont l’apprentissage pourrait se dérouler à l’avenir. D’ici 2025, le monde dépensera 7,3 milliards de dollars pour l’éducation et la formation, mais à peine plus de 5 % de ce montant sera consacré au numérique. Par rapport à d’autres secteurs, l’éducation a encore un long chemin à parcourir avant que le numérique – qu’il s’agisse de l’infrastructure et des systèmes, du contenu ou de la diffusion – soit considéré comme une stratégie ou une capacité essentielle.

Le World Innovation Summit for Education 2021 s’est tenu à Doha, en décembre dernier.DR
Le World Innovation Summit for Education 2021 s’est tenu à Doha, en décembre dernier.DR

La technologie peut-elle aider à gagner en efficacité ? 
J’aimerais citer l’exemple de Tusome, un programme national d’alphabétisation mis en place par le ministère de l’Éducation kenyan, qui comprend du matériel pédagogique numérisé et des commentaires des enseignants sur tablette dans 25 000 écoles. S’il est étendu à toutes les matières, Tusome pourrait combler l’écart entre ce que les enfants devraient avoir appris après une certaine période de scolarité et ce qu’ils apprennent réellement, pour moins de 150 dollars par élève. Lorsqu’une technologie est bien intégrée et construite pour résoudre un problème identifié et spécifique, elle peut faire une réelle différence, en particulier lorsque l’environnement est favorable. La technologie est aussi la démocratisation de l’accès à l’éducation. Synonyme d’efficacité et de flexibilité dans l’apprentissage et l’enseignement, elle permet aux gens d’étudier à tout moment et en tout lieu. Les cours en ligne sont ouverts à des élèves de tous horizons et de tous âges. Les possibilités s’élargissent, et l’apprentissage tout au long de la vie devient une réalité. En outre, l’accessibilité à une éducation plus équitable à plus grande échelle a été rendue possible par Internet, qui facilite la diffusion des connaissances et des informations, permettant aux gens d’apprendre et de se développer en ligne. Il promet à la fois la qualité et l’égalité dans l’éducation.

Comment faire en sorte que ces nouvelles technologies n’accentuent pas les inégalités entre have et have not à l’intérieur d’un même pays, et entre pays ? 
Celles-ci démocratisent l’accès à l’éducation. Les initiatives EdTech en font partie, mais les technologies, ce ne sont pas uniquement des développements de pointe. Elles permettent un accès plus facile et moins onéreux au savoir. Grâce à elles, il est possible d’atteindre des zones géographiques auparavant inaccessibles. Certaines populations éloignées et exclues, comme les réfugiés ou les populations déplacées, peuvent continuer à s’éduquer grâce à de simples téléphones. Ceci a été mis en place auprès de réfugiées syriennes, par exemple, leur permettant d’envisager leur avenir de façon bien plus optimiste. Mais la technologie ne se suffit pas à ellemême. Elle nécessite un contexte favorable, une vision claire, une adaptation à un besoin spécifique, ainsi qu’une communauté qui veut faire évoluer les choses. 

Chez WISE, vous scrutez le monde à la recherche de méthodes ou de technologies innovantes d’éducation. Pourriez-vous nous citer un ou deux exemples d’évolutions particulièrement notables ou positives ?
 L’accélérateur EDtech de WISE soutient l’innovation, s’investit dans la recherche dans le domaine des technologies de l’information et a réussi à créer une communauté mondiale de ce secteur. Cette année, quatre nouveaux projets ont rejoint cet accélérateur. Je voudrais en citer deux qui m’ont particulièrement enthousiasmé. Le premier est Schoters, un projet indonésien qui aide les étudiants à préparer leurs candidatures à l’enseignement supérieur, notamment au sein d’établissements internationaux. Ils fournissent un service de bout en bout, qui va de la préparation aux admissions et aux examens, aux simulations d’entretiens, en passant par la traduction de documents, et bien plus. Le deuxième est Silabuz, un projet péruvien : cette école de codage met en relation des étudiants et des professionnels de pays hispanophones via des cours en ligne, afin de leur permettre de renforcer leurs compétences et développer les aptitudes requises pour participer à nos économies mondiales de plus en plus numériques. 

Le WISE Prize 2021 pour l’éducation a été attribué à Wendy Kopp, directrice générale et cofondatrice de Teach For All. L’objectif de ce réseau international d’entraide de plus de 60 organisations est d’assurer un accès le plus large possible à l’éducation aux enfants, quelles que soient leurs nationalités ou les conditions sociopolitiques. Quel est le sens de ce prix pour le jury et pour WISE ? 
C’est la reconnaissance de la contribution de toute une vie à l’éducation et d’un esprit constant d’innovation. À travers Teach For All, Wendy Kopp a véritablement révolutionné le leadership dans les écoles. Elle a la conviction que des leaders enracinés dans leurs communautés et qui croient au potentiel de les transformer sont la clé pour créer des changements significatifs et durables dans l’éducation, et ainsi offrir les opportunités que tous les enfants méritent. Cette philosophie est directement en rapport avec celle de WISE. Nous militons pour une éducation de qualité accessible à tous. Pour y parvenir, un réseau vertueux et international, qui partage les meilleures pratiques et implique les communautés, est une excellente solution. Si les circonstances auxquelles sont confrontés les enfants semblent différentes d’un pays à l’autre, les causes profondes et les défis auxquels ils doivent faire face sont souvent similaires. Grâce au réseau Teach For All, le personnel, les enseignants et les anciens élèves peuvent entrer en contact avec des pairs du monde entier, se nourrir des points de vue, des idées et des innovations uniques de chacun, et adapter des solutions prometteuses aux besoins de leur propre pays. 

La bibliothèque de l’université Gaston Berger, à une dizaine de kilomètres de Saint-Louis, au Sénégal.SYLVAIN CHERKAOUI/COSMOS
La bibliothèque de l’université Gaston Berger, à une dizaine de kilomètres de Saint-Louis, au Sénégal.SYLVAIN CHERKAOUI/COSMOS

L’Afrique en particulier fait face à un défi immense poussé par la démographie : il y a des dizaines de millions d’enfants à scolariser, des bâtiments à construire, des maîtres et professeurs à former, à rémunérer. Par où peut-on, doit-on commencer ? 
Nous avons récemment publié un rapport très intéressant sur le bien-être des enseignants. L’avenir de chaque société dans le monde dépend de ces derniers. Ils ont un impact sur les enfants de multiples façons, qu’il s’agisse de leur enseigner la capacité d’apprendre tout au long de leur vie, les compétences pratiques pour naviguer dans la vie quotidienne, ou de donner un exemple d’interactions saines et respectueuses. Pour enseigner de manière optimale aux enfants, nous avons besoin de professeurs dotés d’un solide bien-être, lequel est associé au fait de faire du bien aux autres, de s’efforcer, de trouver des solutions créatives aux problèmes et de se connecter socialement. Nos enfants ont besoin de cet effort total de la part des enseignants. Et si on commençait par là ? 

L’un des participants au sommet, Marc Brackett, directeur du Yale Center for Emotional Intelligence, évoquait la crise mentale que vivent les enfants dans ce contexte épidémique. Et l’urgence de fournir « l’éducation émotionnelle » que chacun d’entre eux mérite. On est loin de la EdTech, ou y a-t-il des liens ? 
L’éducation émotionnelle et le bien-être dans l’éducation ont été des sujets phares cette année chez WISE, et dans le monde en général. Marc Brackett insiste sur la formation à l’enseignement de l’éducation émotionnelle, pour les enseignants comme pour leurs élèves. C’est là que la technologie vient prêter mainforte, pour former les formateurs, mettre les enseignements en pratique, faciliter la compréhension et démocratiser l’accès au savoir émotionnel. Oui, la technologie et l’éducation vont