Erige Sehiri
« Quoi de plus fort que l’art pour nous évader»
Son premier long-métrage de fiction confirme sa maturité de cinéaste. Avec Sous les figues, qui représentera la Tunisie aux Oscars, elle raconte les rêves et les désillusions d’une jeunesse rurale.
C ’est un film sensuel, à fleur de peau, où le soleil éblouit autant qu’il brûle, où la nature enveloppe autant qu’elle étouffe, où les rêves comme les désillusions se lisent sur les visages. Dans l’actuelle Tunisie, Sous les figues ausculte au plus près les mouvements d’âme et les relations d’un groupe de jeunes travailleuses et travailleurs agricoles estivaux, pendant la récolte des figues. Tel un fruit à la saveur douceamère, ce huis clos cultive l’art du contraste et des contradictions. Au fil de ce marivaudage, porté par une parole féminine très libre, les intrigues amoureuses se tissent, le désir circule, les déceptions, les jeux de séduction, la violence, aussi. Les aspirations à la liberté se cognent aux entraves du réel, les modèles traditionnels s’enchevêtrent aux désirs d’émancipation, d’indépendance. Sans éluder la brutalité des rapports sociaux, la réalisatrice filme avec délicatesse les gestes du travail, du labeur. Par sa justesse, sa sensualité, son jeu sur les frontières entre fiction et réalité, personnages et interprètes, ce long-métrage s’inscrit dans le sillage du cinéma d’Abdellatif Kechiche. Sa monteuse et coscénariste habituelle, Ghalya Lacroix, a d’ailleurs collaboré au scénario et au montage. Née en 1982, Erige Sehiri a grandi en France, à Lyon, dans un quartier populaire. Lors de la révolution tunisienne, en 2011, elle part s’installer dans le pays d’origine de ses parents. Après un master en finances, cette autodidacte monte sa boîte de production de documentaires, Henia. En 2018, son premier long-métrage, La Voie normale, fait le portrait croisé de cheminots tunisiens. Présentée à la Quinzaine des réalisateurs, au Festival de Cannes, sa première fiction, Sous les figues, représentera la Tunisie aux Oscars 2023 dans la section du meilleur film étranger.
AM : Pourquoi ce désir de filmer ces travailleuses agricoles dans la région de Kesra, au nord-ouest de la Tunisie ?
Erige Sehiri : Pour plusieurs raisons. Déjà, on donne une image très faussée des gens de la campagne en Tunisie, et surtout des jeunes, comme s’ils n’avaient pas accès à l’éducation, au monde, comme s’ils n’étaient pas connectés. Ensuite, transportées à l’arrière d’un pick-up pour aller travailler dans les champs, ces travailleuses sont régulièrement victimes d’accidents de la route, souvent mortels. Il y a tout un système d’exploitation de ces femmes. Mais ça fait partie de leur quotidien, car il n’y a pas d’autres moyens de transport dans la région. Je voulais raconter l’histoire de deux générations : les saisonnières, qui travaillent l’été, avec un peu plus d’insouciance, et les femmes et les hommes plus âgés qui exercent toute l’année, conscients des difficultés sociales, économiques. Mon histoire se noue dans un verger, un lieu très restreint mais au sein duquel les femmes trouvent des espaces de liberté. Au fil de la journée, elles volent ces moments, par des conversations, en se maquillant, en chantant, pendant le trajet en camion… Même si le film est très lumineux, c’est un drame. À l’image du quotidien en Tunisie : le soleil brille, c’est un beau pays, mais sous ses arbres somptueux, les gens étouffent, et surtout la jeunesse.
Votre père est originaire de cette région…
En effet. Je voulais y travailler, et raconter ce faux jardin d’Éden. J’ai été émue en rencontrant ces femmes : j’aurais pu être une cueilleuse de fruits comme elles si mon père n’avait pas émigré en France, il y a cinquante ans. Il est né et a grandi dans le village de Kesra jusqu’à ses 16 ans, avant de traverser la Méditerranée. Il cultivait des figuiers. Il me racontait leur pollinisation, la différence entre figues mâles et femelles… On parle peu de ce fruit alors qu’il est ancestral, présent dans la Bible, le Coran, et typiquement méditerranéen. Sa sensualité est évidente, même si je n’ai pas trop appuyé là-dessus. Enfin, sur le même arbre, ces fruits ne mûrissent pas au même rythme, à l’image de ces jeunes filles.
Comment avez-vous choisi vos actrices ?
Je voulais des femmes originaires de la région, avec l’accent authentique – très peu entendu dans le cinéma tunisien, et souvent moqué à la télévision. Grâce à un grand casting, j’ai repéré celles qui avaient un jeu naturel, une capacité d’improvisation. Mes protagonistes sont nourris de leur personnalité. Elles me fascinent, ces filles ne se regardent pas. On a beaucoup répété les scènes, réécrit les dialogues ensemble pour qu’ils leur ressemblent, sonnent plus vrais, qu’ils soient adaptés au dialecte régional. Et j’ai mis en place un dispositif qui efface les frontières entre les répétitions et les prises, entre le film et la réalité.
Ces jeunes parlent beaucoup d’amour. Ce badinage est-il propre à leur âge ?
On parle beaucoup d’amour dans nos pays, mais ça ne se ressent pas dans notre cinéma. Les jeunes en parlent, avec légèreté parfois. Ces filles ne sont pas réellement indépendantes, mais elles sont libres aussi quand même. L’amour des hommes est très important pour elles, mais finalement, le fait de se retrouver entre elles l’emporte sur les questions amoureuses. Je ressens beaucoup cette sororité en Tunisie : d’une situation politico-économique compliquée ressort le partage. Sous les figues joue sur cette dualité dépendance-indépendance. La parole des filles y est plus libre que celle des hommes. Ces derniers peinent à s’exprimer, à rebours du cliché de l’homme arabe fort auquel la femme serait soumise.
Ces jeunes filles témoignent de leurs désillusions amoureuses, d’une amertume. C’est ce que vous avez perçu en recueillant leur parole ?
Oui, elles ne sont pas du tout animées par des rêves d’amour, de prince charmant. Même si je ne sais pas comment le prendre : est-ce bien ou non ? J’essaie de ne pas les juger, mais de retranscrire ce que j’ai ressenti de la réalité. Elles sont déjà très conscientes, amères parfois également. C’est triste, elles parlent de mariage et non d’amour, en disant : on se mariera, et on s’aimera plus tard. Ce ne sont pas des discours de leur âge, de leur génération ! C’est quelque chose de totalement nouveau et ancien à la fois. Tout comme leur manière ancestrale de cueillir les figues, comme si rien n’avait changé, alors qu’en même temps, elles s’expriment librement, de façon très moderne.
Les personnages masculins font part de leur frustration, regrettent par exemple la pruderie des filles de cette région…
Firas, notamment, est touchant dans l’expression de sa détresse amoureuse. J’ai beaucoup entendu ça chez les hommes arabes : tout le monde – ta sœur, ton père, ton frère… – décide pour toi de quel genre de relations tu dois avoir. On vit dans des sociétés où le collectif est encore très important, et parfois gênant. Et Firas n’a pas d’endroit où aller pour vivre sa relation amoureuse, son intimité. C’est une métaphore de leur enfermement : si l’on creuse, si l’on imagine sa vie, on découvre qu’elle est restreinte à un petit périmètre. Je voulais vraiment qu’on se mette à leur place, qu’on se représente ce que c’est que de n’avoir aucun choix dans la vie : il ne peut pas partir, il n’a pas assez d’argent, il ne peut pas aimer une femme comme il le veut, sortir avec elle…
Sous les figues est baigné d’une lumière solaire, vous vous concentrez sur le visage des personnages, souvent filmés en gros plan, avec peu de profondeur de champ, nous immergeant dans le verger à travers les sons de la nature. Comment avez-vous abordé ces questions esthétiques ?
Il fallait créer la sensation que l’on passe la journée avec les personnages. J’avais envie de rapprocher les spectateurs, de leur faire vivre cette journée. Leur faire ressentir cette idée d’enfermement, d’étouffement. C’est un film portrait, et non « à sujet ». Ces femmes ne nous expliquent pas leur drame, elles sont vivantes, on les regarde s’exprimer. Et puis, il fallait composer avec les contraintes de filmer dans un lieu unique. On tournait avec la lumière du soleil, sans réflecteur ni lumière d’appoint. La position d’un visage par rapport au soleil a guidé la prise de vues. C’est une chorégraphie humaine, où l’on passe d’un arbre à un autre, d’une histoire à une autre, où l’individuel est lié au collectif, sans arrêt.
Évoquée par un personnage, la ville côtière de Monastir apparaît-elle aux jeunes femmes et hommes comme porteuse de modernité, de libération ?
Pour eux, Monastir représente un monde lointain, et pourtant, elle se situe à seulement trois heures de route. Cela montre à quel point ils sont dans leur bulle, et à quel point ils n’ont pas accès, même dans leur propre pays, à ces vacances estivales, où les filles vont en boîte de nuit, boivent de l’alcool… Quand on retourne en ville, on a la nostalgie de la campagne, Firas dit par exemple que les gens y sont meilleurs. Mais quand on y est, on rêve d’ailleurs, car la ville donne des opportunités que les petites campagnes n’offrent plus.
Quelques-unes de vos héroïnes tiennent des discours plus traditionnels que n’en tiennent certains hommes…
Les femmes perpétuent également un schéma conservateur. Sana, par exemple, voudrait que son copain soit davantage religieux. Mais ça ne l’empêche pas d’avoir beaucoup d’humour, d’être amie avec Fide, laquelle ne mâche pas ses mots. Dans nos pays, il existe encore des groupes hétéroclites, formés de personnes qui ne se ressemblent pas, pensent très différemment. En France, on serait plus tolérant, dit-on, mais c’est un paradoxe, car j’y observe de plus en plus de clivages, seuls les gens qui se ressemblent se fréquentent. J’ai créé ce groupe de jeunes à partir de mes observations en Tunisie. De même, mes héroïnes portent toutes un foulard, mais de différentes manières, pour diverses raisons, pas toujours religieuses. Sur l’affiche, Fide, qui m’a inspiré le film, arbore celui de ma grand-mère. La plupart des travailleuses des champs portent ce type de foulard, pas seulement en Tunisie, mais aussi en Afghanistan, en Italie du Sud, au Maroc… C’est un symbole, le long-métrage parle de toutes ces femmes.
Poursuivre ses études ou se marier, ce sont les seules voies qui se présentent à ces jeunes femmes ?
En effet. Nous avons filmé sur deux étés, la saison des figues étant très courte. L’actrice qui joue Mariem, Samar Sifi, s’est mariée après le premier tournage, et son époux n’a pas voulu qu’elle continue… Ça montre à quel point Sous les figues frôle sans cesse la réalité ! C’était dur pour moi, car je voulais parler de ces sujets, leur faire imaginer peut-être un autre avenir… C’est arrivé à Fide Fdhili, qui joue Fide : elle se voyait déjà fiancée, parce qu’il n’y a pas d’autre voie là où elle vit, mais désormais, elle veut passer des castings, envisage un autre futur. J’espérais cette issue pour toutes les filles.
Pourquoi vous êtes-vous établie en Tunisie après la révolution ?
Ce n’était pas planifié. Jamais je ne m’étais dit que j’irais vivre dans le pays de mes parents ! Pour moi, c’était le lieu des vacances, de la famille. Puis, il y a eu les soulèvements populaires en 2011, et je me suis installée là-bas. J’ai senti que j’y serais plus utile qu’en France. Mon regard a alors changé sur mon pays. Jusqu’alors, j’en avais une connaissance très superficielle. Et puis, vivre une révolution, ça arrive une fois dans une vie. C’est une chance de vivre un tel bouleversement. Même si aujourd’hui c’est difficile, et que beaucoup me demandent si je ne suis pas déçue par cette révolution, j’ai vécu des moments très forts, intéressants. Tout était bouleversé, possible. Les gens pouvaient s’exprimer. Enfants, on savait qu’il ne fallait pas parler de politique – les murs avaient des oreilles. Mais je n’avais pas profondément compris que tout était à refaire. Que le vrai journalisme pur, éthique, n’existait pas, à cause de la propagande, le cinéma devait aussi servir un peu le régime… Mon film est un clin d’œil à la révolution : avec la parole très libre de ces jeunes filles, on comprend que l’histoire se situe après cet événement. Même si elles n’abordent pas la politique, on sent que quelque chose a changé.
Fide critique cette société où chacun se surveille, où la délation est courante. C’est un héritage de la dictature, d’après vous ?
C’est indéniable. La révolution a eu lieu il y a onze ans, tout ne peut pas disparaître ainsi. C’est presque un travail : quand Leïla rapporte à son chef tout ce qu’elle sait sur les autres travailleuses, elle a droit à un peu plus d’argent. La délation existe dans toutes les sociétés, mais ces mécanismes, en Tunisie, sont encore très liés à la dictature. Le fait aussi de payer qui on veut comme on veut, cette corruption dont fait preuve le jeune chef.
Que vous apporte le fait d’être partagée entre deux pays, deux cultures ?
Je porte un regard très tendre, nostalgique sur la Tunisie, alors que je n’y ai pas vécu ma jeunesse. Peut-être aussi que je remarque des choses auxquelles les autres ne font pas attention, qui font partie intégrante de leur quotidien. Quand on parle de ces travailleuses, c’est uniquement à travers le prisme du drame, de l’accident, de la misère, de leur condition sociale. De l’extérieur, je ne les vois pas seulement socialement ou économiquement, je perçois également leur grâce, leur beauté.
Par sa sensualité, le naturel de ses interprètes, sa vérité, Sous les figues évoque le cinéma d’Abdellatif Kechiche. Vous revendiquez cette filiation ?
Oui ! Contrairement à ce que j’entends, je trouve son œuvre féministe. Ses personnages féminins sont libres, assument leur désir, leur corps, en font ce qu’elles veulent. Je suis une adepte de ses premiers films. L’Esquive m’a particulièrement marquée. J’ai l’impression d’avoir transposé son marivaudage, qui se déroule dans un quartier populaire, ici, à la campagne.
Comment le travail avec sa coscénariste et monteuse, Ghalya Lacroix, s’est-il déroulé ?
Elle a été une conseillère pour moi, elle m’a aidé à me défaire de mon petit complexe, mon sentiment d’illégitimité – le fait de ne pas avoir fait d’école de cinéma, de ne pas être issue du sérail… Elle a aussi libéré mon geste cinématographique du poids du sujet, du discours, de l’explicatif. Cette rencontre m’a emmenée vers une direction complètement différente dans ma façon d’envisager le cinéma et d’imaginer mes prochains films.
Dans votre premier long-métrage documentaire, La Voie normale, vous suiviez des cheminots tunisiens. Pourquoi filmer les gens au travail vous intéresse-t-il ?
C’est sans doute hérité de mon père. Électricien, il réparait toujours des choses à la maison. Le travail était très important, il en parlait sans cesse, en lien avec notre avenir. Et je trouve qu’il y a beaucoup de grâce dans le geste du travail, qui raconte beaucoup sur la personne. Peut-être parce qu’il est pour moi synonyme d’ouvriers, de migrants, j’ai envie de leur rendre une élégance, une dignité, quelque chose de plus noble.
Comment votre désir de cinéma est-il né ?
Avec les œuvres de Kechiche, mais aussi avec L’Ours, de Jean-Jacques Annaud, Le Grand Bleu, de Luc Besson… Le quartier populaire des Minguettes, où j’ai grandi, à Lyon, était doté d’une salle de quartier. Une chance ! Avec mon frère, on regardait des westerns, des Clint Eastwood. Puis, ma culture s’est enrichie avec un cinéma plus libre, la Nouvelle Vague, etc. Très rationnel, mon père m’avait dit : « Tu ne peux pas faire de film sans argent. » Donc j’ai étudié la finance pour gagner des sous, monter ma boîte de production, Henia, et financer mon premier film. Le documentaire a été mon école. J’ai compris qu’il fallait avoir des antennes pour réaliser des longs-métrages, capter plein de choses dans la vie, le quotidien, la réalité. Le documentaire m’a permis d’affiner mon regard, d’expérimenter, de porter moi-même la caméra. Il faut faire confiance à son instinct. Et j’ai beaucoup appris auprès des techniciens.
Comment développer le secteur du cinéma en Tunisie ?
Notre secteur est abandonné. Même si, c’est un paradoxe, ma carrière s’y est accomplie ! On pense que les opportunités se trouvent en Europe, mais l’Afrique et le monde arabe en offrent aussi. Qui sait si, en France, j’aurais réussi à trouver ma place parmi tous ces cinéastes, dans ce milieu inaccessible pour moi ? En Tunisie, le cinéma était un espace presque vierge. On se connaît entre réalisateurs. Notre gouvernement est presque inexistant concernant les questions culturelles. Par exemple, le droit d’auteur n’a pas été protégé. Le piratage de films est monnaie courante. Dans un tel contexte, pourquoi les gens iraient dans les salles ? On vit une profonde crise politique et économique, et donc on doit compter sur soi-même. Sous les figues a d’ailleurs été tourné avec très peu d’argent, chacun a participé un peu, pris un risque. Les financements sont arrivés plus tard. Et aujourd’hui, il représente la Tunisie dans la course aux Oscars. C’était inimaginable !
Que peut apporter un film, en particulier dans un contexte politique, économique et social compliqué ?
C’est essentiel pour ouvrir l’esprit, donner du souffle, d’autant plus dans des périodes difficiles. Quoi de plus fort que l’art pour nous évader, questionner notre identité, et aussi réfléchir à quel cinéma on aspire. Mon long-métrage a bousculé beaucoup de choses en Tunisie. Tout le monde en parle. Car il est sans discours, sans message, il n’y a pas d’acteurs connus, le public se demande si c’est un documentaire ou une fiction, si les interprètes improvisent ou jouent, si c’est la vraie vie ou pas… Sous les figues ne rentre pas dans les cases ! D’autres cinéastes sont aussi en train de casser les codes, et sans le soutien de structures. Notre secteur n’est pas suffisamment développé pour être une industrie, pourtant, chaque année, un film tunisien est présenté aux festivals de Cannes, de Berlin… C’est incroyable ce que font ce petit pays et ses réalisateurs, avec leurs petits moyens. Aux déçus de la révolution je réponds : regardez ce que nous sommes tous en train de créer, dans de telles conditions.