François-Xavier Gbré
« Les archives dialoguent intimement avec le présent »
Franco-Ivoirien né à Lille, il est le photographe de l’urbanisation, de la décomposition et de la recomposition. Il convoque l’architecture comme témoin interview « Les archives dialoguent intimement avec le présent » de la mémoire et des changements sociaux. Rencontre avec un passionné de la cité.
Ensuite : Si vous deviez décrire la ville d’Abidjan en trois mots, lesquels choisiriez-vous ?
François-Xavier Gbré : Énergie, transformation, mixité.
Qu’est-ce que cette ville évoque pour vous ? Quelle est la première chose qui vous vient à l’esprit lorsque vous y pensez ?
« Chez moi. »
En tant que témoin privilégié de ses évolutions, quel regard portez-vous sur la ville devenue ? Que dit-elle de la nation Côte d’Ivoire, selon vous ?
Je porte un regard plutôt ambivalent sur la nouvelle ville. J’apprécie la capacité de développement des infrastructures, l’installation d’équipements dits modernes, et je crains à la fois une perte brutale de repères. Abidjan abrite une nation multiple, cosmopolite, de plus en plus dense. Tout y est centralisé, c’est l’eldorado. Elle est devenue une cité hybride qui connaît des difficultés sur le plan organisationnel, car le tout- centralisé ne correspond pas au mode de vie des populations, désormais très nombreuses. Parfois, ses origines culturelles semblent dissoutes dans la lagune. Se souvenir de l’organisation villageoise, fondée sur la proximité et l’autonomie, serait d’une grande efficacité pour décongestionner la ville. Le travail de mémoire, par tout type de documentation, est essentiel au bon développement.
Quelle est votre relation à cette ville ?
Viscérale, passionnelle. Parfois, j’ai peur du « monstre » qu’elle pourrait devenir, mais je suis en même temps tellement nourri de l’énergie qui s’en dégage !
Vous vous décrivez comme un photographe nomade. Abidjan est une partie de votre identité, mais vous avez exploré bien d’autres villes. Qu’est-ce qui distingue, selon vous, la capitale économique ivoirienne des autres cités du continent ?
Abidjan est dotée du plus vaste plan d’eau lagunaire du monde, ce qui lui donne une configuration géographique atypique, exceptionnelle. Elle se construit autour de cette immensité d’eau. Mis à part le Plateau, qui reste historiquement le centre administratif, elle n’a pas vraiment de centre. Chacune des 10 communes qui la composent possède son histoire, son identité, ses caractéristiques propres, ses modes de fonctionnement et de socialisation.
Vivant entre le Marais poitevin, en France, et la lagune Ébrié, vous vivez l’évolution d’Abidjan en pointillé : qu’est-ce qui vous frappe chaque fois que vous y revenez ?
À partir de 2013, pendant plusieurs années, j’ai suivi son évolution au quotidien. La ville était un chantier à ciel ouvert. Il s’en dégageait un sentiment de renouveau, chaque jour apportant son lot de surprises. Depuis 2019, je vis effectivement sa Ce n’est pas un catalogue exhaustif, un inventaire. Il s’agit d’une balade intime dans cette architecture de la décolonisation. transformation en pointillé, une alternance qui permet de prendre du recul et de porter une attention particulière aux choses que les gens ne voient plus. Aujourd’hui, ce qui me frappe surtout, c’est le rythme auquel les changements se réalisent, ainsi que le nombre de projets, qu’ils soient portés par l’État ou par le secteur privé. Malheureusement, cette densification engendre le recul et la disparition des espaces verts. Abidjan touche Bingerville et Bassam, et bientôt ces deux villes se toucheront également. Une mégalopole a besoin d’espaces libres et de respirations, éléments indispensables au bien-être de l’humain. Bâtir un pays, c’est aussi bâtir des hommes.
Pourquoi avoir choisi de concentrer une grande partie de votre travail sur l’architecture ?
En 2000, j’ai choisi d’étudier la photographie. Mon second choix était l’architecture. Dix ans plus tard, après des expériences dans le reportage, la mode et le design, j’ai retrouvé le paysage et l’architecture à travers la photographie.
Vous réussissez à capter, dans une mégapole de 6 millions d’habitants, des carrés de friche d’où toute présence humaine est absente. À la vue de certains de vos clichés, on éprouve un grand sentiment de solitude, parfois même de tristesse, de finitude, et en même temps, il s’en dégage une beauté épurée et poétique. Que raconte cette absence, cette mélancolie du bâti ?
Photographier le changement implique nécessairement que quelque chose va disparaître, et donc potentiellement de la nostalgie. Bien que mes images semblent silencieuses, je suis très souvent cerné par le mouvement lors des prises de vues. Même quand je cherche des conditions calmes, en travaillant le dimanche par exemple, il y a toujours une rencontre. Vider la ville de ses habitants est illusoire. C’est l’essence même de la photographie : elle n’est pas la vérité. Dans ce théâtre abidjanais, je regarde l’ordinaire, les choses simples du quotidien, et questionne leur cohérence dans nos vies. Je guette le mystérieux, l’absurde aussi. À Abidjan comme en d’autres territoires, je cherche une forme de confusion. Les édifices sont-ils en construction ou en destruction ? Surgis du passé ou contemporains ? Enfin, c’est le ressenti de l’instant qui fait naître l’émotion.
Selon quelle méthode de travail élaborez-vous cette « documentation visuelle » de la ville ?
Mon travail s’appuie sur tout type de documentation. D’abord, les discussions sont des déclencheurs. Les problématiques abordées par mes contemporains se confondent avec mes centres d’intérêt, puis j’en recherche les signes sur le terrain. Pendant mes déambulations, je laisse aussi une large part au hasard, une place à la surprise, à l’émerveillement. En parallèle, je construis peu à peu un fonds iconographique (archives photo, cartes, illustrations, timbres…). J’ai eu la chance de tomber sur un fonds photographique documentant, entre autres, le miracle ivoirien, période faste des années 1960-1970. L’histoire est faite de cycles, alors j’utilise ces archives comme base pour la création. Dans mon exposition personnelle « La Nage de l’éléphant », en 2021, à la galerie Cécile Fakhoury, à Abidjan, j’ai présenté une fresque de 20 mètres de long, La Grande Illusion. L’œuvre est un photocollage constitué de plus de 20 photographies d’archives. Cette pièce évoque le développement urbain, la modernité à tout prix, avec quelques-unes de ses défaillances. Les archives témoignent du passé, mais dialoguent intimement avec le présent.
Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur l’ouvrage Album architectures – Abidjan, paru en novembre dernier ?
C’est une publication des éditions Caryatide pour laquelle j’ai réalisé l’ensemble des photographies. Claudia Mion, Baptiste Manet et Martial Manet désiraient faire un livre documentant l’architecture moderne à Abidjan, parce qu’elle est remarquable et constitue un patrimoine bâti exceptionnel. Cette recherche s’inscrit parfaitement dans mes travaux personnels, puisque la période moderne vient faire le lien entre les architectures coloniales et les constructions contemporaines. Il ne s’agit pas d’un catalogue exhaustif ou d’un inventaire, mais d’une balade intime et poétique dans cette architecture de la décolonisation. L’entretien réalisé avec l’architecte Issa Diabaté est très instructif sur le plan technique, historique, politique, social, culturel, ou encore de la transmission. Il questionne aussi la pertinence des réalisations d’aujourd’hui, quand modernité rime avec plus de moyens et de technologie, et donc plus d’énergie. À travers cet ouvrage, nous espérons rappeler l’importance tant esthétique que symbolique de ces bâtiments, et peut-être sensibiliser à la démarche patrimoniale, quasi absente aujourd’hui.
Pour finir : quelle est votre Abidjan à vous, celle qui vous fait vibrer ?
La forêt du Banco – tant qu’elle ne devient pas un parc d’attractions –, car elle est le poumon de la ville et permet d’échapper à sa frénésie. L’ensemble Anono, Riviera 2 et Riviera Golf. J’aime sa mixité. On y trouve des lieux de vie et de divertissement. Y sont présents les différents types d’habitat de la ville moderne (individuel et collectif), différents standings, mais aussi le village. Ces lieux sont interconnectés par des espaces (encore) verts qui permettent aux habitants de circuler à pied et de se retrouver. Blockhauss enfin, pour sa vue imprenable sur le Plateau depuis les bords de la lagune Ébrié.