
Gaza
Le film choc qui dit: «Ça suffit!»
La Voix de Hind Rajab, de Kaouther Ben Hania, mêle reconstitution et réalité pour raconter l’agonie d’une fillette de Gaza. Lion d’argent à la Mostra de Venise, le nouveau film de la cinéaste tunisienne a été tourné dans l’urgence avec le soutien d’une partie de Hollywood. Il entame une carrière internationale, et promet de marquer les consciences…
Lorsqu’elle entre dans la salle de presse du plus vieux festival de cinéma du monde, entourée de ses acteurs, Kaouther Ben Hania se tient droite et reste debout un moment, tentant visiblement de contenir ses émotions en prenant de longues inspirations. Face à elle – chose rare –, les journalistes qui viennent de voir le film se lèvent pour l’applaudir pendant une longue minute. Le soir, en projection officielle, ce sont les 1000 spectateurs de la Sala Grande, le palais de la Mostra de Venise, qui se lèvent au moment du générique de fin pour une standing ovation record de vingt-quatre minutes sous de retentissants «Free, free, Palestine». Il s’est passé quelque chose, ce 3 septembre, à Venise autour de La Voix de Hind Rajab. Ce film en compétition officielle était très attendu dans le contexte de la guerre menée par Israël contre Gaza pour récupérer ses otages. Pourtant, en mêlant la vraie voix et la vraie photo d’une petite martyre à des comédiens incarnant les secouristes du centre d’appel qui avaient tenté de la sauver, le pari était risqué.

La réalisatrice tunisienne est habituée à mélanger fiction et réalité. L’un de ses premiers longs-métrages, Le Challat de Tunis (2014), s’intéresse à une rumeur selon laquelle un homme armé d’un rasoir balafrerait les fesses des femmes dans les transports en commun sous la forme d’un vrai-faux reportage dans le contexte de la post-révolution tunisienne. En 2023, elle concourrait à Cannes pour la Palme d’or avec Les Filles d’Olfa, un film sur une mère de Sousse dont deux des quatre filles, incarnées par deux comédiennes, rallient Daech en Libye. La «vraie» Olfa rejouait les scènes vécues avec ses filles avant leur départ, et avec leurs deux sœurs, sauf pour les séquences les plus difficiles émotionnellement, où son propre rôle était interprété par la comédienne Hend Sabri.
Dans son nouveau film, la cinéaste reconstitue le centre d’appel du Croissant-Rouge palestinien, dans lequel des acteurs incarnent les secouristes qui, le 29 janvier 2024, ont eu au téléphone une fillette de six ans coincée dans une voiture touchée par des tirs israéliens à Gaza. Dans ce huis-clos, les acteurs interagissent avec la vraie voix de feue Hind Rajab. Des extraits d’enregistrements avaient circulé sur les réseaux sociaux, et même été utilisés dans deux courts-métrages, afin de sensibiliser à ce drame: le véhicule où se trouvait la fillette, seule survivante sous les cadavres de six membres de sa famille, avait été pris à nouveau pour cible, de même que les deux secouristes pourtant autorisés à la rejoindre. Cette fois, l’intégralité des conversations est utilisée dans cette reconstitution troublante. Tout l’enjeu est de montrer la difficulté à envoyer des secours à la fillette, en obtenant d’abord une garantie de l’armée israélienne – via l’Autorité palestinienne – que l’ambulance, qui n’est qu’à deux kilomètres, ne sera pas prise pour cible. Il faut aussi faire patienter l’enfant, qui d’abord ne comprend pas ce qui lui arrive, et ensuite pourquoi on ne vient pas la chercher. Cinq longues heures seront nécessaires pour que le feu vert soit enfin donné, alors que Hind est coincée et que l’on ne connaît pas l’état de ses blessures. Le film montre les tensions au sein du centre d’appel, entre celui qui est chargé de négocier un couloir sécurisé pour l’ambulance, et l’un de ceux qui se relaient au téléphone et qui s’impatiente: «Tu es un lâche derrière ton bureau!» Son collègue, excédé, lui montre alors les portraits des secouristes déjà abattus par Tsahal depuis le 7 octobre 2023… Pas question de courir des risques mortels. Deux femmes du centre prennent le relais au téléphone pour interroger et tenter de rassurer Hind, maîtrisant de plus en plus difficilement leurs émotions.

À la tribune de la conférence de presse vénitienne, c’est la comédienne palestino-canadienne Saja Kilani qui s’exprime en premier. Elle déclare: «Au nom de tous les acteurs et de toute l’équipe, je vous demande: “Est-ce que ça ne suffit pas? Les tueries de masse, la famine, la déshumanisation, la destruction, l’occupation…” La Voix de Hind Rajab n’a pas besoin d’être défendu. Ce film n’est pas un point de vue ou un fantasme. Il est ancré dans la vérité. Le destin de Hind est celui de toute une population.» Mais alors pourquoi en faire un film et pas un documentaire? Kaouther Ben Hania répond: «Parce que les infos sont tellement amnésiques, et il faut s’en souvenir. Et le cinéma peut être ce qui nous permet d’exprimer ce précieux sentiment qu’est l’empathie, et dont nous manquons beaucoup, pour comprendre et pour voir le monde d’un point de vue passé sous silence, celui des Palestiniens. Et, spécifiquement pour ce film, les héros du Croissant-Rouge qui essaient de sauver des vies et qui sont confrontés à d’énormes obstacles.» La cinéaste ajoute: «Ce film a été très important pour moi parce que lorsque j’ai entendu Hind Rajab pour la première fois, il y avait quelque chose de plus que sa voix, il y avait l’appel de Gaza demandant de l’aide alors que personne ne pouvait entrer. Faire ce film, c’était à la fois un désir très fort et la conséquence d’un sentiment de colère et d’impuissance, mais j’étais entourée de gens magnifiques, avec le soutien de la maman de Hind et de sa famille, et les employés du Croissant-Rouge, qui sont les vrais héros de cette histoire.»
«CE N’ÉTAIT PAS QU’UN FILM, C’ÉTAIT UN DEVOIR»
«Certains pourraient vous reprocher que le fait d’utiliser de vraies voix et de vraies images serait une sorte d’exploitation de la douleur et de vrais événements», lui fait remarquer un journaliste. «C’est un argument que j’ai déjà entendu, mais en général, lorsque vous amplifiez la voix des Palestiniens, vous êtes toujours personnellement accusé d’être un exploiteur, et c’est une autre façon de vous faire taire.»

L’un des comédiens, Motaz Malhees, Palestinien de Jenin, ville de Cisjordanie occupée régulièrement soumise aux assauts israéliens, explique qu’il a vécu enfant ce qu’il se passe à Gaza: «Dès que j’ai entendu la voix de Hind, je me suis dit que c’était la réalité. Ce n’est pas une fiction, ce n’est pas un film, c’est une vraie voix. Ça m’a renvoyé à mon enfance, et je me sens privilégié d’être ici, vivant. En entendant sa voix, je n’ai plus eu le sentiment que j’étais en train de jouer, je vivais ce qu’il se passait. Et à deux reprises, je n’ai pas pu tourner, j’ai eu des crises de panique. Tout le monde m’a soutenu, c’était dur, mais c’était une responsabilité pour moi, il fallait que je le fasse, nous devions le faire.» Amer Hlehel, qui incarne un autre employé du centre d’appel, renchérit: «Quand on a lu le scénario, on s’est dit que, pour nous, ce n’était pas un film, c’était un devoir, car on portait tous ces événements en nous depuis un an et demi, et on avait besoin de les exprimer en tant qu’acteurs et artistes.»
Sur la même estrade, aux côtés de la réalisatrice et des acteurs, l’un des producteurs, le Français Nadim Cheikhrouha, parle d’un vrai challenge, car il fallait faire le film très vite. Le projet s’est monté et réalisé en un temps record, «dans un sentiment d’urgence – même le script a été écrit très rapidement». En coulisses, se tenant volontairement à l’écart, un coproducteur célèbre, Joaquin Phoenix, le comédien vedette de Gladiator et de Joker, et sa compagne, la comédienne Rooney Mara, posent pour les photographes en arborant un pin’s rouge de soutien à la Palestine: une main levée et un cœur noir, symbole d’un appel au cessez-le-feu. Associés à Brad Pitt et aux cinéastes Alfonso Cuarón et Jonathan Glazer, ils ont participé au financement du film.
«Est-ce le signe qu’avec La Voix de Hind Rajab, Netanyahou va perdre la guerre culturelle à Hollywood?» demande une journaliste espagnole. « Je n’en ai aucune idée, répond la cinéaste, mais je pense que le fait que tous ces noms aient rejoint le film signifie quelque chose. Et je pense que les choses devraient changer. On a vu que le récit colporté par les médias du monde entier est que ceux qui meurent à Gaza sont des dommages collatéraux, et c’est tellement déshumanisant. C’est pour ça que le cinéma, l’art, et toute autre forme d’expression, sont très importants pour donner à tous ces gens une voix et un visage.» Le soir, sur le tapis rouge déroulé devant le palais de la Mostra de Venise, à l’entrée de la projection officielle, la musique habituellement tonitruante se fait discrète et grave, et tous les acteurs sont vêtus de noir, tenant, dans un contraste saisissant, un grand portrait souriant de Hind Rajab. À leurs côtés, Joaquin Phoenix, hélé dans la foule par des fans massés derrière les barrières et criant son prénom. La star de Hollywood salue de loin, mais reste en retrait, et ne s’approche pas pour signer des autographes ou faire des selfies. Il s’agit de ne pas voler la vedette au film et à la mémoire de la petite Palestinienne. Quand les lumières se rallumeront après la projection, il aura les larmes aux yeux. Comme tout le monde.
Si des drapeaux palestiniens ont été agités dans la grande salle de la Mostra, quatre jours plus tôt, l’emblème était déjà brandi par près de 10000 manifestants, à trois kilomètres de là, sur cette même île vénitienne du Lido où se déroule le festival. En tête de ce cortège dense et pacifique, parti de l’embarcadère des bateaux qui mène à la Venise historique, une large banderole «Stop Genocide» avec le slogan en italien: «Palestine libre de la rivière jusqu’à la mer!» Et partout des pancartes: «Un holocauste n’en justifie pas un autre»; «Gaza n’est pas un film! Et nous ne sommes pas des spectateurs passifs. » Initiative d’organisations de gauche de la région vénitienne. Dans l’enceinte même de la Mostra, la consigne était de «ne pas faire de politique», mais une lettre ouverte signée par des centaines de professionnels du cinéma italien et international appelait le festival à «condamner le génocide en cours à Gaza et le nettoyage ethnique en Palestine menés par le gouvernement et l’armée israéliens». Les organisateurs ont répondu que le festival et la Biennale de Venise «ont toujours été des lieux de discussion ouverte et de sensibilité aux questions les plus pressantes de la société et du monde». Plusieurs signes de solidarité ont été témoignés. L’acteur italien Michele Riondino, à son arrivée en bateau, a montré aux photographes qui faisaient le pied de grue sur le ponton de l’hôtel Excelsior son téléphone arborant les couleurs palestiniennes. Sur le tapis rouge et avant la projection de son nouveau film, Calle Málaga, la cinéaste marocaine Maryam Touzani, avec son mari le producteur et réalisateur Nabil Ayouch, coscénariste de cette nouvelle production tournée à Tanger, a déployé un carton noir où l’on pouvait lire «Stop the genocide», suscitant de vifs applaudissements.
UNE CERTAINE INCOMPRÉHENSION…
Pour la plupart des festivaliers, c’était sûr, La Voix de Hind Rajab allait remporter la récompense suprême, le Lion d’or, parmi les 21 films en compétition pour cette 82e édition. Le jury, présidé par l’Américain Alexander Payne, réalisateur de Nebraska (2013) et de Winter Break (2023), oscarisé deux fois comme scénariste, a finalement fait le choix de consacrer un vétéran du cinéma d’auteur, l’Américain Jim Jarmusch, pour Father Mother Sister Brother. Un exercice de style familial somme toute mineur, malgré son casting cinq étoiles (Cate Blanchett, Adam Driver, Charlotte Rampling, ou encore le comédien franco-américain Luka Sabbat). D’où une certaine incompréhension, alimentée sur les réseaux sociaux par des rumeurs de mésentente au sein du jury (où figuraient notamment les cinéastes iranien Mohammad Rasoulof etfrançais Stéphane Brizé). Des dires balayés par Alexander Payne: «Nous vivons à une époque où il ne faut pas croire tout ce qu’on lit!» Avant de se justifier: «C’était nos deux palmes, les deux qui nous ont le plus émus, jusqu’aux larmes. On ne pouvait pas les mettre ex æquo, il a fallu faire un choix.» Ajoutant qu’il y avait «0,000001 % d’écart» entre les deux. Le film de Kaouther Ben Hania arrive donc deuxième, consacré par le prix du jury. Mais la cinéaste tunisienne n’a pas montré de déception, expliquant après la cérémonie que Jim Jarmusch était «son idole» et que le réalisateur de Stranger Than Paradise (1984) et de Only Lovers Left Alive (2013), film de vampires tourné à Tanger, lui avait donné envie de faire du cinéma. Arborant un discret pins «enough» («assez»), Jim Jarmusch, lui, a déclaré: «On n’a pas besoin de parler politique pour être politique. Ça peut mettre en danger l’empathie et la connexion entre les gens, qui sont les premières étapes pour résoudre les problèmes.» Selon Kaouther Ben Hania, «c’est bien, les prix, mais la chose importante est que le film soit vu et revu et revu».
«Ça suffit!» a-t-elle à nouveau asséné dans son discours de remerciements. Dédiant sa récompense au Croissant-Rouge palestinien, elle a ajouté: «Pour moi, Hind Rajab est le symbole des Palestiniens. Une voix qui appelle au secours, mais à laquelle personne ne répond. Une voix que le cinéma peut faire résonner à travers les frontières.» Une voix qui va désormais trouver le chemin des salles (le 26 novembre en France), jusqu’en Amérique du Nord, où le film a déjà été proposé par la Tunisie pour l’Oscar du meilleur film étranger: une présélection de 15 films sera annoncée le 16 décembre et les nominations connues le 22 janvier. La mère de la petite Hind, qui vit toujours à Gaza, et qui apparaît à l’écran au moment du générique de fin, dit espérer «que ce film contribuera à arrêter cette guerre destructrice et à sauver les autres enfants de Gaza». Un rapport de l’ONU, rédigé par six experts internationaux, avait conclu en mars 2024 à un crime de guerre, et dénoncé l’absence d’enquête de l’armée israélienne. À la veille de la présentation du film à la Mostra de Venise, Tsahal avait simplement indiqué que les circonstances de la mort de la fillette étaient encore «en train d’être examinées».