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LAURENT PHILIPPE / DIVERGENCE
LAURENT PHILIPPE / DIVERGENCE
Mouvements

Georges Momboye :
«La danse, c’est partager ce que l’on a de plus beau»

Par Amélie Monney-Maurial - Publié le 28 février 2025 à 13h32
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C’est le chorégraphe ivoirien. Il puise dans de multiples références: l’Afrique, le classique, le jazz, le contemporain… Il s’investit dans la formation des jeunes talents. Et ne cache pas son intérêt pour les grands événements, comme la Coupe d’Afrique des nations en février dernier.

AM: La devise de la Côte d’Ivoire pourrait être celle de la danse: «Union, discipline, travail.» Qu’en pensez-vous?

Georges Momboye: C’est vrai, «Union, discipline, travail» résonne profondément avec le pays. Mais si l’on transpose cette devise dans notre univers, elle se décline en plusieurs dimensions. Le danseur solo peut sembler isolé sur scène, mais il est en union avec lui-même, son corps, son esprit. Dans les duos, l’union devient un dialogue, une rencontre. Et pour les chorégraphies de groupe, elle se transforme en énergie collective, un souffle partagé, une communion des corps en mouvement. Or, rien n’est possible sans discipline. Le corps est notre instrument, et exige ainsi une pratique quotidienne. La discipline est ce qui nous invite à sculpter notre art, à chercher sans cesse la perfection. Quant au travail, c’est une véritable quête, presque sacrée. Travailler son corps consiste à chercher l’harmonie, rassembler, intégrer dans une entité des gestes, des émotions, des intentions. En ce sens, il devient une offrande, une manière d’atteindre un but plus grand que soi.

Qu’est-ce que la danse vous a apporté dans votre vie?

Bien plus que je ne saurais dire. Avant tout, elle m’a appris à vivre avec les autres. Parce que danser est à la fois un acte intime et un don. C’est se faire plaisir à soi-même, mais surtout offrir ce plaisir à l’autre. La danse, c’est partager ce que l’on a de plus beau, ce que l’on porte en soi, et le faire jaillir à travers le corps, le mouvement, l’expression. Cet art m’a donné confiance, m’a offert les clés pour communiquer avec le monde. Je suis né bègue, et la pratiquer m’a aidé à apprivoiser la parole, à maîtriser ma voix et dépasser cette barrière. Aujourd’hui, j’ai trouvé une manière d’exprimer ce qui autrefois restait enfermé. Elle m’a aussi ouvert les portes du monde. J’ai voyagé, rencontré des âmes formidables, appris de grandes leçons auprès de personnes de tous horizons. Chaque rencontre, chaque expérience a enrichi mon parcours. Et aujourd’hui, j’aira mené tout cela ici, pour le mettre au service de mon pays. C’est une immense fierté.

Vous avez côtoyé de nombreux maîtres qui ont nourri votre travail, parmi lesquels Alvin Ailey. Quelle est la figure qui vous a le plus marqué et pourquoi?

Celui qui m’a le plus marqué, c’est mon père – avant même de rencontrer toutes ces personnes. C’était un homme impressionnant, un maître maçon, comme on les appelait alors. Il n’était pas ingénieur, mais il participait à la construction des grandes maisons coloniales. Sa passion et sa rigueur m’ont toujours fasciné. Mais ce qui m’a le plus touché, c’est sa ferveur: il était musulman et, même malade, il ne manquait jamais la prière. Sa discipline me laissait sans voix. Et au-delà de ça, il aimait profondément la danse et la musique. Pour lui, c’était un moment d’évasion, une manière de se reconnecter à lui-même. Ensuite, bien sûr, Alvin Ailey et Martha Graham ont été des figures majeures pour moi, qui ont su porter la danse bien au-delà du mouvement. C’était une quête, presque métaphysique. Je me souviens de Martha Graham, qui était partie en Inde pour chercher l’authentique, l’essence même de l’expression artistique. Quand elle est revenue, elle était transformée, emplie d’une richesse qui se reflétait dans ses chorégraphies. Chaque geste était chargé de sens, d’une profondeur, d’une densité incroyable. Quant à Alvin Ailey, il avait cette connexion profonde avec la terre de ses ancêtres. Il nous apprenait que danser, c’est aussi se reconnecter à nos origines, puiser dans nos racines pour exprimer l’universel. Son message pour moi, c’était de croire en soi, de persévérer, et surtout de ne pas avoir peur. C’est une leçon qui m’accompagne encore aujourd’hui.

Vous avez chorégraphié des cérémonies d’envergure internationale, à l’image de celle de la CAN. Quelle est la différence entre un travail chorégraphique pour dix danseurs et 2000 danseurs?

La différence réside dans la gestion: dix danseurs, c’est dix énergies distinctes à harmoniser, avec un effet créatif plus subtil à optimiser. C’est de la poésie, une précision presque intime. Orchestrer 2000 danseurs, c’est un autre défi: l’effet de masse crée une puissance visuelle immédiate, à l’image d’une unité silencieuse qui raconte une histoire collective. C’est une dynamique différente, où le groupe dépasse l’individu, comme une élévation pour une dernière danse.

Vous dites souvent: «Point d’ethnique, encore moins de folklore.» Vous puisez votre inspiration dans la danse africaine sans l’enfermer dans le moule étroit de la tradition. Comment trouvez-vous le juste équilibre?

À mes yeux, la danse est avant tout une expression du temps, lequel ne s’arrête jamais. Beaucoup parlent de danse «traditionnelle» comme si ce mot signifiait immuable, figé. Mais je ne suis pas d’accord avec cette idée. Une tradition est vivante, elle bouge, elle évolue. À l’instar d’un arbre, qui peut sembler enraciné, immobile, mais le vent qui souffle à travers ses branches ne sera jamais le même. La danse traditionnelle, telle que je la vois, est en perpétuel mouvement, portée par ceux qui la vivent, par leurs expériences, leurs rencontres. C’est pour cela que je m’efforce de transmettre cette tradition avec une vision contemporaine.

Vous avez toujours valorisé la danse africaine dans vos projets. Quelles danses ou traditions mériteraient selon vous de rayonner davantage à travers le monde?

Il est difficile de choisir parmi la variété de danses africaines, parce que ce qui les rend fascinantes, c’est leur manière unique de s’exprimer à travers différentes parties du corps, selon les régions. Mais si je devais vraiment choisir, je dirais que ce qui me touche le plus, ce sont les danses du zaouli ou du gla. Avec leur focus sur les pieds, si ancrés et pourtant si mobiles, elles illustrent une rencontre entre le sol, le mouvement et l’autre. Le pied devient ainsi messager, il fait le pont entre les corps et les cultures.

La Côte d’Ivoire regorge de traditions chorégraphiques riches et variées. Comment voyez-vous leur transmission aux jeunes générations, qui sont aujourd’hui très influencées par des danses venues du monde entier via les réseaux sociaux? Comment leur transmettre leur propre identité chorégraphique?

C’est une grande bataille, parce qu’aujourd’hui, les jeunes se détournent parfois de ce qu’ils ont de meilleur. Quand j’étais enfant, au village, nos grands-pères nous racontaient des histoires. C’était éducatif, mais aussi amusant. Ils glissaient des leçons dans leurs récits, et on apprenait sans même nous en rendre compte. Je crois qu’on peut adopter la même approche aujourd’hui: utiliser ce que les jeunes aiment pour les reconnecter à leurs racines. Si leur univers, ce sont les réseaux sociaux, TikTok, Instagram, alors il faut y introduire petit à petit des éléments de nos traditions. En partant de leurs centres d’intérêt, on peut leur montrer ce qu’ils doivent découvrir et préserver. C’est en s’adaptant à leur langage que l’on pourra réellement leur transmettre le patrimoine.

La danse bénéficie-t-elle d’un soutien suffisant des institutions et de la société ivoiriennes? Comment faire pour qu’elle devienne un art majeur et préparer la prochaine génération de danseurs et chorégraphes à s’imposer sur la scène internationale? Quels lieux ou structures manque-t-il pour renforcer cet écosystème?

Avec le ballet national au CGMAP (Centre Georges Momboye Arts pluriels), à Abidjan. NABIL ZORKOT
Avec le ballet national au CGMAP (Centre Georges Momboye Arts pluriels), à Abidjan. NABIL ZORKOT

La danse en Côte d’Ivoire est en train de se structurer. Il existe des initiatives, telles que des fédérations de danse, dont la FID (Fédération ivoirienne de la danse), que je préside. Ces dernières regroupent des compagnies structurées, organisent des ateliers et forment les jeunes. L’État commence à observer ce mouvement et apporte parfois un soutien à travers des subventions, mais cela reste encore insuffisant. Il faudrait des lieux dédiés, comme une Maison de la danse avec plusieurs studios et théâtres pour programmer des créations et permettre aux œuvres de tourner à travers tout le pays. Aujourd’hui, les jeunes ont accès à des outils numériques comme TikTok ou Instagram, mais ils manquent souvent de patience pour acquérir la technique et la profondeur nécessaires. Mon rêve est de réhabiliter les grands espaces culturels en Côte d’Ivoire pour que l’on puisse y former des danseurs, développer la technique et la créativité, et créer des spectacles visibles partout, pas seulement en Europe. Je profite de mes centres à Abidjan et à Paris, ainsi que de mes créations, pour former cette nouvelle génération, mais il reste un long chemin à parcourir. La danse a un potentiel énorme pour devenir un art majeur en Côte d’Ivoire, au même titre que la musique, si on lui donne enfin les moyens et la reconnaissance qu’elle mérite.

Transmettre le travail technique en danse est une chose, mais comment inculquer la dimension spirituelle, cette capacité à toucher l’âme de la jeune génération? Comment guider les danseurs pour que leur pratique dépasse le simple mouvement et devienne une véritable émotion incarnée?

C’est une question complexe, mais je pense que tout part de l’émotion. Il faut d’abord comprendre ce qui pousse un jeune à danser. Pourquoi danses-tu? Est-ce pour échapper à une difficulté, exprimer une douleur, ou tout simplement parce que c’est un besoin vital? À partir de là, on touche quelque chose de profondément émotionnel, qui peut nourrir leur art. Quand ils pratiquent, il faut leur rappeler ce qu’ils ressentent, ce qu’ils vivent, et leur apprendre à traduire cela dans leurs mouvements, leurs postures et leur énergie. C’est ce qui rend leur danse vivante et authentique. La parole joue un rôle, mais elle doit être suivie de pratique: il faut gérer le silence, laisser les émotions s’exprimer dans le mouvement lui-même. Transmettre aux jeunes gens la spiritualité, c’est leur apprendre à se connecter à leur histoire et à leur essence, pour que leur art ait une âme.

Quels sont vos projets à venir, tant sur le plan national qu’international, pour continuer de faire vivre la danse ivoirienne?

Je vais bientôt créer un concours de danse, qui s’intitulera Danse avec ton étoile, en partenariat avec la télévision. L’idée est de révéler les meilleurs talents, les meilleurs danseurs de Côte d’Ivoire, afin de leur permettre ensuite d’accéder à de grands centres de formation de danse, notamment en France et aux États-Unis. Nous voulons provoquer un engouement dans les quartiers, trouver des talents cachés, permettre à des jeunes d’imaginer un avenir dans l’art. Je vais aussi créer un grand spectacle de cirque et de danse joué en Europe, réunissant des artistes issus de l’Asie, de l’Afrique et de l’Europe. Une collaboration ouverte entre les différentes populations du globe. L’année 2025 sera aussi le moment de la sortie d’Empreintes ancestrales pour le Ballet national de Côte d’Ivoire. Je vais, enfin, bientôt relancer le Grand Show Momboye, qui sera mensuel – un rendez-vous dans mon centre artistique d’Abidjan mariant le slam, la musique, la mode, la danse et le cirque.

Enfin, si vous deviez transmettre un message aux jeunes artistes ivoiriens qui aspirent à suivre votre parcours, que leur diriez-vous?

Union, discipline, travail!