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Haïti, Golgotha 2010

Par Cbeyala - Publié en février 2011
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CE PAYS ME FAIT PENSER qu’il est des destins des hommes comme de ceux des États. Il y a les chanceux. C’est à croire qu’ils prennent rendez-vous avec l’amour, la gloire et la fortune bien avant leur naissance. Ils n’ont qu’un seul travail à faire de toute leur existence : se donner la peine de respirer. Puis, de l’autre côté, il y a les malchanceux. On les dirait du côté de la mort, alors qu’ils cherchent la vie. Ils ont beau quérir leur épanouissement, leur accroissement, leur déploiement, ils se tassent sur eux-mêmes, s’effilochent, s’effritent jusqu’à se transformer en poussière.

Pour ceux-là, vivre équivaut à un combat permanent contre la détresse, un corps-à-corps contre l’adversité, un bras de fer contre la fatalité. Ils ont beau faire, beau s’escrimer, ils boivent l’affliction, ils se baignent dans l’infortune, se couchent dans la calamité et, pour ceux là, grand-mère avait une phrase lumineuse : « Pas de chance, c’est encore de la chance. »
J’écris ces mots en pensant à Haïti, le premier État noir à avoir arraché son indépendance en guerroyant ! Oui, en guerroyant ! De ce modèle de guerre des indépendances à incendier les entrailles et à enflammer les cerveaux pendant des milliers de générations. De ce modèle de guerre pour la liberté à construire un peuple, à lui octroyer dignité et fierté pendant des lustres. Mais, pour Haïti, ce qui semblait extraordinairement beau, se transforma en galère. En Golgotha ! En chemin de croix ! On obligea ces anciens esclaves à payer à la France, pays esclavagiste, des sommes faramineuses pour s’être libérés de son joug, et ce, pendant des décennies ! Et depuis le XIXe siècle, vogue la galère pour les Haïtiens et son lot d’afflictions. Des dictateurs et autres fous s’y sont succédé, les ruinant un peu plus. Et, comme si cela ne suffisait pas, en 2008, dame Nature a ouvert son réservoir d’eau, inondant les villes et les villages. Et, comme si ce malheur n’avait pas réussi à désaltérer sa soif de catastrophe, voilà qu’en ce début d’année elle a fait trembler la terre ancestrale de Toussaint Louverture, détruisant le peu de structures qui y existait et des vies, des vies, des vies encore, on ne sait combien de vies, mais peut-on encore appeler la vie ce qu'on vit à Haïti ? Quel karma ! Quel karma !

Depuis plusieurs jours, la communauté internationale se mobilise… les médias aussi. Ils nous montrent en boucle les images de ce pauvre pays dévasté. On se lamente. On se dit très triste pour les Haïtiens. On organise des concerts de ceci ou de cela pour recueillir des fonds. On nous montre des images de GI, grands sauveurs de l’humanité, venant à la rescousse des pauvres Haïtiens comme s’ils s’en allaient en guerre. On nous montre les images des hélicoptères qui, depuis les cieux, larguent des ballots de nourriture que les pauvres Haïtiens se disputaillent au sol, telle une meute de chiens. À voir ces images, j’ai l’impression d’assister à une télé-réalité qui me donne envie d’éclater de rire. Ou de pleurer, je ne sais pas. Des questions perverses me hantent : « Est-ce dans un souci réel d’aider que les uns et les autres se mobilisent ? S’agit-il de profiter d’une situation calamiteuse pour organiser à moindres frais sa propre publicité ? » Oui, je me sais tortueuse, mais ce qui est certain, c’est que l’humanité a tant perdu de son sens, qu’il lui faut dorénavant des gros spectacles d’horreurs pour l’amener à réagir. Ce qui est certain, c’est que je sais dorénavant que « pas de chance, c’est de la malchance ».

Chronique [ POING FINAL ! ] de Calixthe Beyala parue dans le numéro 293 (février 2010) d'Afrique magazine.