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Découverte/Djibouti

Hassan Issa Sultan:
«Notre objectif: défendre notre souveraineté»

Inspecteur général de l’État djiboutien

Par Zyad Limam
Publié le 31 octobre 2025 à 12h32
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Depuis février 2018, Djibouti a repris le contrôle du terminal à conteneurs de Doraleh, mettant fin à un contrat avec le géant émirati DP World. Hassan Issa Sultan revient sur les raisons de cette rupture et les perspectives d’un éventuel règlement.

AM: En février 2018, l’État de Djibouti a résilié la concession du terminal à conteneurs de Doraleh. Pourquoi avoir rompu avec DP World, un acteur majeur du secteur portuaire mondial?

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Hassan Issa Sultan : En 2006, l’État a conclu une concession avec la société Doraleh Container Terminal [DCT] détenue à 66,66% par PDSA [Port de Djibouti SA] et à 33,34% par DP World. Cette répartition capitalistique cachait en réalité un déséquilibre profond: DP World contrôlait entièrement la gestion de DCT et disposait de droits exclusifs qui bloquaient tout développement portuaire ou logistique ultérieur sur notre territoire. L’accord empêchait Djibouti d’ouvrir de nouveaux terminaux, de moderniser ses infrastructures ou d’attirer d’autres investisseurs. Autrement dit, une véritable mise sous tutelle de notre économie. Nous avons cherché à renégocier, en vain, cette concession, d’autant plus que sa mise en place avait été facilitée par des actes de corruptions. Nous avons donc décidé d’agir pour préserver nos intérêts les plus essentiels. La loi du 8 novembre 2017, adoptée par l’Assemblée nationale, a autorisé l’État à résilier tout contrat d’infrastructure stratégique contraire aux intérêts supérieurs de la nation. Et nous avons acté la résiliation le 22 février 2018. Cette résiliation n’a pas été un geste hostile en soi, mais un acte de souveraineté légitime, conforme au droit. 

Depuis cette décision, l’État a repris le contrôle du terminal par l’intermédiaire de la SGTD. Quel bilan tirez-vous de cette gestion nationale?

Les performances du port se sont nettement améliorées. Depuis la reprise, le volume traité est passé d’environ 500000 EVP [équivalent vingt pieds – unité de mesure des conteneurs, ndlr] par an sous la gestion de DP World à plus de 1,2 million EVP en 2024. Nous avons investi. Le terminal est désormais capable d’accueillir les plus grands navires porte-conteneurs au monde, grâce à des investissements massifs dans la modernisation et l’équipement, comme le Super Post Panamax. La décision de reprendre le contrôle du terminal n’a pas freiné le développement du pays, bien au contraire: elle a permis de libérer le potentiel stratégique de Djibouti et de renforcer notre position comme hub portuaire global. Et tout cela grâce aux équipes et au management djiboutien de la SGTD [Société de gestion du terminal à conteneurs de Doraleh]. 

DP World a refusé toute négociation amiable et a multiplié les arbitrages devant la London Court of International Arbitration (LCIA). Djibouti n’a pas participé à ces procédures. Pourquoi ce choix? 

Un arbitre se base sur les clauses du contrat pour départager les partenaires au conflit. Participer à ces arbitrages aurait signifié reconnaître un contrat qui avait été invalidé par une loi souveraine, prise pour défendre les intérêts fondamentaux du pays. Il était donc logique que la République de Djibouti ne prenne pas part à des procédures fondées sur un instrument juridique devenu caduc. 

Dans ce type d’arbitrage, l’absence d’une partie entraîne automatiquement une décision en faveur de l’autre. C’est ce qu’a exploité DP World. Par ailleurs, selon nous, plusieurs de ces décisions arbitrales ont été obtenues au moyen d’informations inexactes ou par des procédures particulièrement contestables, comme le reconnaîtra d’ailleurs la Cour d’appel du district de Columbia, aux États-Unis, en rejetant l’exécution d’une décision de la LCIA contre Djibouti. 

DP World affirme que la résiliation constitue une expropriation illégale. Djibouti soutient au contraire qu’il s’agit d’un acte souverain. Où se situe la frontière?

Nous ne remettons pas en cause la valeur d’un contrat commercial. Mais nous disons qu’aucun contrat commercial ne doit pouvoir l’emporter sur la souveraineté d’un pays. Lorsqu’un État agit dans le cadre de ses pouvoirs régaliens pour protéger ses intérêts vitaux, on parle d’acte souverain, jure imperii. Ce n’est pas une expropriation commerciale, mais une décision de régulation légitime. 

La loi de 2017 encadre cette résiliation et prévoit l’indemnisation des opérateurs. L’État a d’ailleurs indemnisé l’autre actionnaire affecté, PDSA. DP World, en revanche, a refusé tout dialogue et exigé le rétablissement intégral du contrat initial, ce qui était évidemment inacceptable. 

Comment expliquez-vous l’intransigeance de DP World? Selon vous, cherche-t-il réellement à revenir au contrôle du terminal? 

DP World défend ses intérêts économiques à Djibouti, l’accès au marché éthiopien. Et aussi la protection de leur propre port à Jebel Ali qui doit rester la seule plaque de transbordement entre l’Asie, l’Europe et l’Afrique. Et défend surtout un modèle. Celui d’un opérateur qui impose des concessions exclusives dans des pays stratégiques «sous-traitants». Si Djibouti gagne ce combat, d’autres nations pourraient contester leurs propres contrats. C’est ce précédent que DP World voulait absolument éviter. Dans ce contexte, l’entreprise cherche à revenir à la situation antérieure – avec des droits exclusifs. Ce modèle appartient au passé. Sur ce point, aucun retour en arrière n’est envisageable. Djibouti est largement ouvert aux investisseurs, mais refuse toute domination ou monopole contraire à l’intérêt national. Nous demandons l’équité. 

Qu’en est-il de l’application des décisions arbitrales et des pénalités financières prononcées contre Djibouti? 

Aucune de ces décisions arbitrales n’est exécutoire contre un État souverain sans validation par des juridictions nationales. L’État de Djibouti ne détient par ailleurs aucun actif commercial saisissable à l’étranger. En résumé, l’effet réel de ces arbitrages est opérationnellement nul. Ils relèvent avant tout d’une stratégie de pression médiatique et de harcèlement juridique de la part de DP World.

Récemment, DP World a tenté sans succès d’obtenir une indemnisation via PDSA, devant la LCIA. Pourquoi, cette fois, avoir choisi de défendre activement la position de l’État? Et que signifie cette décision favorable à Djibouti? 

Lorsque DP World a constaté qu’elle ne pouvait obtenir gain de cause directement contre l’État, il a tenté une nouvelle stratégie: attaquer PDSA lui-même, un opérateur semi-public indépendant, en réclamant près d’un milliard de dollars de prétendus dommages commerciaux et de réputation… 

Cette fois-ci, PDSA a décidé de se défendre activement pour faire valoir ses droits et démontrer qu’il n’était en rien responsable d’un acte souverain décidé par l’État. La LCIA nous a donné raison le 29 septembre 2025. Elle a confirmé que la résiliation du contrat relevait d’une décision souveraine. Elle a jugé que PDSA n’avait commis aucune faute. Elle a rejeté l’intégralité des demandes de DP World et a condamné cette dernière à rembourser 1,85 million de dollars de frais de justice. C’est la deuxième fois qu’un tribunal rejette des demandes d’indemnisation de DP World depuis une année. Cette dernière décision est aussi un tournant majeur: elle confirme que les opérateurs publics ou semi-publics opérant à Djibouti ne peuvent être tenus pour responsables d’une décision de l’État prise dans l’intérêt supérieur de la nation. 

DP World a également intenté des actions aux États-Unis? 

Oui, il a tenté de faire exécuter les sentences arbitrales aux États-Unis. Afin de pouvoir y saisir des actifs commerciaux potentiels de l’État. En adoptant une stratégie très particulière, celle d’agir au nom de DCT. Une entreprise dans laquelle il était pourtant minoritaire et qui, par ailleurs, avait depuis été mise sous administration judiciaire par le tribunal de commerce de Djibouti. En juillet 2024, la cour d’appel du district de Columbia a estimé que les avocats de DP World n’avaient aucun mandat pour représenter la co-entreprise DCT. Et elle a annulé la décision d’exécution de cette sentence qui portait sur une réclamation de 474 millions de dollars américains. 

Ce contentieux, qui dure depuis 2018, a-t-il freiné le développement du port ou découragé de nouveaux investisseurs?

Absolument pas. Comme je vous l’ai dit, le terminal a connu une croissance sans précédent depuis la reprise par Djibouti. Nous restons une place majeure sur les routes du commerce mondial. Nous avons créé de nouvelles structures portuaires. Avec des nouvelles activités comme les chantiers navals d’entretiens et de réparations ou le développement du complexe portuaire de Damerjog. Nous avons mis en place la plus grande zone franche d’Afrique dans la région de Khor Ambado. Nous travaillons sur des concepts novateurs, comme le commerce mer-terre-air, qui permettrait de desservir l’hinterland continental. Le différend avec DP World n’a pas isolé Djibouti; au contraire, il a renforcé notre capacité à négocier sur des bases équilibrées.

En 2013, le groupe China Merchants est entré au capital de PDSA à hauteur de 23,5%. Quel était l’objectif de cette participation? 

Nous avions besoin de diversifier notre partenariat et d’accélérer les investissements logistiques du pays. L’entrée de China Merchants, un acteur lui aussi majeur du domaine maritime et portuaire répondait à cette stratégie. L’un des objectifs était pour PDSA de construire un nouveau port polyvalent moderne (DMP) et d’accroître les capacités de Djibouti dans les secteurs non conteneurisés. China Merchants a co-investi dans la nouvelle zone franche de Khor Ambado. Il s’agit là d’un partenariat économique, fondé sur une vision à long terme, et non d’un alignement exclusif avec un pays ou un acteur. DP World cherche à faire croire dès lors que «Djibouti les a remplacés par China Merchants». C’est faux. China Merchants est investi à Djibouti depuis 2013, bien avant la résiliation de la concession qui date de février 2018. C’est un investisseur économique très important, mais aussi un acteur parmi d’autres, engagé dans des projets de développement conforme aux intérêts djiboutiens. Et China Merchants n’intervient en rien dans l’exploitation et le fonctionnement de SGTD. D’ailleurs tous les observateurs et partenaires présents à Djibouti le savent. 

Parallèlement, la Chine a ouvert en 2017 sa seule base militaire à l’étranger à Djibouti. Certains y voient une influence croissante de Pékin sur les infrastructures stratégiques du pays. Que leur répondez-vous?

Je ne vois pas pourquoi nous devrions nous abstenir d’entretenir des relations privilégiées avec la Chine. C’est une très grande puissance économique, soucieuse de faire des affaires avec le monde entier. Djibouti est naturellement positionné pour s’inscrire dans les flux commerciaux entre l’Asie, l’Afrique et l’Occident. 

Il faut aussi distinguer les investissements économiques et les coopérations militaires. Djibouti accueille depuis longtemps plusieurs bases militaires étrangères – américaines, françaises, japonaises, italiennes, et récemment chinoise. Cette présence multinationale témoigne de la stabilité et de l’importance stratégique de notre pays, mais ne confère à aucun partenaire un contrôle sur nos infrastructures nationales.

Après plus de sept ans de litige, voyez-vous aujourd’hui hui une issue réaliste à ce conflit? Quels pourraient être les paramètres d’un éventuel accord avec DP World? 

Notre position est constante depuis le début. Nous sommes prêts à négocier de bonne foi, à trouver une solution à l’amiable. DP World peut s’il le souhaite retrouver une place à Djibouti, ce qui serait d’ailleurs son intérêt. Les opportunités de développement sont nombreuses. Mais tout nouvel accord doit respecter des paramètres essentiels: respecter pleinement la souveraineté de l’État et les intérêts stratégiques du pays; aucun retour à un monopole ou à un droit de veto sur les infrastructures nationales; une gouvernance équilibrée, sans clause de contrôle exclusive. Nous avons proposé à DP World de détenir 33,34% du capital de la nouvelle société SGTD. La même participation qu’elle détenait auparavant dans la société DCT, mais sans les privilèges exorbitants. La porte d’un accord juste et équilibré reste ouverte. Il lui appartient désormais de se positionner sur une base de partenariat respectueux de la souveraineté djiboutienne.

La bataille de Doraleh

Le terminal à conteneurs du port de Doraleh, objet du litige entre l’État et DP World. DR
Le terminal à conteneurs du port de Doraleh, objet du litige entre l’État et DP World. DR

C’est un bras de fer homérique entre Djibouti et le géant émirati DP World, quatrième opérateur portuaire mondial (plus de 70 ports dans 48 pays). Une affaire politico-économico-juridique commencée en février 2018 avec la résiliation par l’État djiboutien de la concession sur le port à conteneurs de Doraleh (DCT devenu depuis SGTD). Le groupe dubaïote conteste depuis cette décision en multipliant les procédures devant la London Court of International Arbitration (LCIA) à Londres, mais aussi aux États-Unis et à Hong Kong. Dernier épisode particulièrement important, le 29 septembre dernier, la LCIA a rejeté la demande de DP World qui réclamait près d’un milliard de dollars à Port de Djibouti SA (PDSA). Le juge a estimé que la décision de résiliation relevait exclusivement de la souveraineté de l’État, exonérant l’entreprise PDSA de toute responsabilité. Une victoire majeure pour Djibouti qui protège ainsi ses actifs portuaires. Sans pour autant clore le dossier. DP World tente toujours de faire exécuter d’autres décisions favorables rendues par la LCIA, notamment aux États-Unis et à Hong Kong. Depuis 2006, DP World bénéficiait d’une concession quasi exclusive de 50 ans sur le littoral djiboutien. L’entreprise s’est vu progressivement reprocher son manque d’investissements dans les infrastructures, notamment après la crise immobilière qui a secoué Dubaï en 2008. D’avoir limité le trafic en préférant ses propres ports dubaïotes à celui de Djibouti, en particulier pour les opérations de transbordement. Tout en contrôlant intégralement l’entreprise DCT, via le pacte d’actionnaire. Se retrouvant ainsi sous cloche, Djibouti a d’abord cherché à négocier un nouvel accord avant que l’affaire ne finisse devant les juridictions. Les enjeux de cette bataille sont considérables: pour Djibouti, il s’agit de préserver sa souveraineté portuaire, de garantir sa capacité d’investissement et de diversifier ses partenariats. L’entrée du groupe chinois China Merchants à hauteur de 23,5 % dans le capital de PDSA dès 2013, ou encore la récente concession du port de Tadjourah au groupe saoudien Red Sea Gateway Terminal, illustrent cette stratégie. L’idéal serait de parvenir à un accord équilibré permettant éventuellement un retour de DP World sur une plateforme portuaire incontournable du commerce mondial. En tenant compte des paramètres djiboutiens. Et tout en s’adaptant à un nouveau monde plus concurrentiel, où la souveraineté des États n’est plus négociable. Par Rémy Darras