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« Incontrôlables », ces nègres !

Par Cbeyala - Publié en février 2011
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Il y avait comme une entente explicite, un sous-sens qui m’échappait lorsqu’ils disaient d’un tel Noir ou d’un tel Arabe qu’il était « incontrôlable », d’autant que ceux qui le prononçaient échangeaient des clins d’œil, des sourires en biais qui semblaient receler tant de choses à la périphérie de ma compréhension, une histoire commune dont je ne faisais nullement partie. Chaque fois, je rentrais chez moi hébétée, l’esprit vide. Je sentais confusément qu’il me fallait rester aux abords de ce vocable, m’en tenir au sens étymologique donné par Le Petit Robert. « Incontrôlable : qui n’est pas contrôlable. » Je me refusais à son application aux hommes. Peut-être mes interlocuteurs voulaient-ils exprimer autre chose ? mais quoi donc ?

Je voulais rester contrôlable. Je tenais à contrôler mon destin de femme, une de ces femmes capables de participer à la vie de la cité et pourquoi pas de la gérer. Le temps a l’art d’enterrer le temps mais également de l’accoucher, et il faut avoir la patience d’attendre pour voir le temps dessouder nos croyances et nos errances psychologiques. C’est ce qui m’est arrivé.

L’autre jour, discutant de tout avec un ami, je lui ai parlé des propos inappropriés de l’héritier de la maison Guerlain, lorsque, à une heure de grande écoute sur France 2, il avait dit à la journaliste qui l’interviewait qu’il avait travaillé comme un nègre pendant trente ans pour trouver les senteurs d’un parfum. Et qu’il avait ajouté, moqueur : « Je ne sais pas si les nègres ont toujours tellement travaillé, mais enfin… » Je lui ai dit que j’étais satisfaite de la réaction prompte et adaptée tant des personnes que des organisations noires qui appelaient au boycott des produits de cette marque et qui demandaient en outre que des manifestations soient organisées. J’ai vu le visage de mon interlocuteur se fermer ; un rictus violent s’est figé au coin de ses lèvres. Il m’a rétorqué que ces gens-là qui prônaient le boycott étaient des individus irresponsables et incontrôlables. Soudain, dans mon cerveau, le mot incontrôlable a perdu cette sorte de pellicule de poussière psychologique qui le recouvrait. Sa seconde acception dans Le Petit Robert a pétillé sous mes yeux : « Incontrôlable : que l’on ne peut maîtriser. Des éléments incontrôlables se sont mêlés aux manifestants. »

Il me semble que je n’ai jamais été aussi furieuse qu’à cet instant. J’ai dit que jamais je n’avais rien entendu d’aussi raciste ; j’ai dit que c’était inadmissible d’utiliser ce mot, incontrôlable, juste à l’endroit des Noirs et des Arabes qui se battaient. J’ai dit que jamais je n’avais entendu ce mot utilisé à l’encontre d’un intellectuel ou d’un homme politique blanc. J’ai dit que ce terme renvoyait à l’esclavage, à la colonisation, aux travaux forcés. J’ai dit que ce terme portait en lui toute la charge négative du passé entre les peuples du Nord et ceux du Sud. J’ai dit tant et tant de choses qu’il s’en est allé, les oreilles tombantes tel un chiot battu. Je suis certaine qu’il ira en haut lieu rendre compte de mon « incontrôlabilité »… à moins que là-bas existe déjà un fichier où il est marqué : « Calixthe Beyala : négresse incontrôlable. » Oh, je m’en fiche, ô combien !

Pour paraphraser Césaire, je réponds : la négresse vous emmerde ! Et cela avec un « étoilement » de plaisir dans les yeux.

Chronique [ POING FINAL ! ] de Calixthe Beyala parue dans le numéro 302 (novembre 2010) d'Afrique magazine.