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Le sommet mondial de l’IA sur l’Afrique s’est tenu les 3 et 4 avril à Kigali, au Rwanda. DR
Le sommet mondial de l’IA sur l’Afrique s’est tenu les 3 et 4 avril à Kigali, au Rwanda. DR
Editos

Indépendance digitale!

Par Zyad Limam
Publié le 5 décembre 2025 à 11h59
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Aujourd’hui, se joue sous nos yeux une rupture technologique d’une ampleur rare. Dans les pays «riches », «développés », l’intelligence artificielle est devenue le cœur battant d’une stupéfiante révolution néoindustrielle. Les États-Unis investissent des centaines de milliards de dollars dans les data centers, l’innovation, la création de modèles, la production de puces de plus en plus performantes, la recherche… L’Europe et d’autres, comme les pays du Golfe (qui sont à la fois riches en énergie et en ressources financières), tentent de suivre. La Chine s’est engagée dans une formidable bataille de survie pour produire des puces de «qualité américaine» et pour développer des modèles d’IA autonome. 

Ce mouvement est massif, profond, souvent brutal. Nvidia, Oracle, OpenAI, Microsoft, Google, Meta, Anthropic… Dans la tech mondiale, les géants se livrent une bataille d’envergure stratégique et titanesque, tout en étant dépendants les uns des autres. Les acteurs chinois rejoignent la danse, de Baidu à Alibaba, de Huawei à DeepSeek, un modèle d’IA «économique». Les start-up se multiplient, s’inscrivent dans ce flux, à la recherche de l’innovation disruptive et des milliards qu’elle pourrait rapporter. Dans ce nouveau monde, les États sont comme dépassés par la vitesse et l’ampleur. Ils cherchent à «réguler», à contrôler – sauf aux États-Unis, justement –, pendant que des méga-entreprises aux valorisations boursières astronomiques se disputent, en plus des parts de marché, de véritables positions de puissance. Elles investissent comme les empires ferroviaires du XIX e siècle, convaincues que les prochaines décennies appartiendront à ceux qui maîtriseront la data: les serveurs, l’énergie, les données, les modèles. C’est une course au gigantisme, à la vitesse, à la capacité de calcul. Une course folle, avec des risques massifs de bulles financières. Une course que l’on peut critiquer, mais que l’on ne peut plus ignorer. 

La question n’est plus de savoir si l’IA va remodeler les économies, les institutions, les sociétés. Elle est déjà à l’œuvre, sans que l’on puisse en déterminer les limites réelles – on peut bien sûr se faire peur et se poser la question existentielle de son rapport à l’humain, avec un éventuel dark future à mi-chemin entre Terminator et Big Brother... En attendant, et de manière plus prosaïque, si l’on peut dire, l’IA bouleverse la méthode, la productivité, les chaînes de valeur, les frontières du travail. Dans la finance, le conseil, la santé, l’industrie, la recherche, les médias, la sécurité, la construction, l’architecture, l’éducation, et tant d’autres… Et, comme toujours, ceux qui maîtrisent la technologie organisent le monde et écrivent ses récits. 

Face à cette formidable accélération productive, l’Afrique apparaît comme en apnée. Sur le continent, la transformation numérique est encore pensée en matière d’accès à Internet, d’accès à l’énergie de base, de projets pilotes, de structures administratives, de stratégies nationales sans grands moyens. On parle beaucoup de «digitalisation» de l’économie, mais rarement de puissance computationnelle, de souveraineté des données ou de gouvernance algorithmique. Alors que les pays riches construisent des cathédrales technologiques, l’Afrique reste cantonnée aux marges de cette nouvelle architecture du monde. Alors que nous nous évertuons à lutter contre la pauvreté, à construire des modèles industriels traditionnels (nécessaires), à créer des emplois par millions (une exigence incontournable), une partie du monde bascule dans une ère postindustrielle à marche forcée. Ce décalage immense favorise un risque systémique: celui d’un nouveau déclassement, d’une forme de néocolonialisme numérique, la création d’un fossé technologique et économique pratiquement irrattrapable. Dans son best-seller Homo Deus (2015), Yuval Noah Harari nous prévient. La révolution numérique et l’essor de l’IA ne suivront pas le même schéma que celui de la révolution industrielle du XIXe siècle: « Les technologies du XXI e siècle pourraient créer une division permanente entre des superpuissances technologiques et le reste du monde.» 

Évidemment, l’Afrique pourrait espérer un leap frog : sauter des étapes de développement, contourner les pesanteurs industrielles et financières, profiter de la chute du coût des modèles, de l’inventivité des usages mobiles. L’intelligence artificielle offre des possibilités uniques de transformation accélérée, sans passer par les phases lourdes et intermédiaires. C’est la fameuse analogie du téléphone fixe et du téléphone mobile. L’agriculture, la santé, l’éducation, la lutte contre le changement climatique, l’e-gouvernance, la finance, etc., connaîtront des sauts qualitatifs réels. Et surtout, les entreprises, des plus grandes aux plus modestes, pourraient gagner du terrain de manière inédite en matière de productivité et de compétitivité. 

Ces bénéfices existent déjà, parfois avec une efficacité spectaculaire. Mais tout cela reste finalement et fondamentalement «utilitaire». Nous sommes intrinsèquement «clients » et destinés à le demeurer ad vitam æternam. Avec une mosaïque de bonnes idées, mais sans colonne vertébrale IA, sans data center, sans suffisamment de réseaux et d’applications dédiés, sans une ambition à la mesure du défi. Nous n’avons pas encore abordé l’IA comme un enjeu systémique de développement, d’émergence, d’indépendance dans le monde du futur. Aujourd’hui, le continent, avec ses 54 pays et son 1,4 milliard d’habitants, représente moins de 1% de la capacité mondiale en data centers

Le déclassement économique structurel n’est pas le seul risque. L’autre danger réel pour l’Afrique est celui d’un déclassement cognitif. Car l’IA n’est pas seulement une machine qui calcule: c’est une machine qui raconte, qui explique. Elle produit du langage, et donc du sens. Adopter massivement des modèles américains ou chinois revient à adopter aussi leurs biais, leurs catégories mentales, leur vision du monde. C’est laisser d’autres définir les mots, les cadres et les références avec lesquels nos jeunes, nos administrations, nos entreprises penseront et travailleront. L’Afrique existe peu sur Internet, sur le fameux World Wide Web (www). Du coup, les modèles actuels connaissent mal nos réalités, nos langues, notre histoire, nos cultures. Le récit est fait par d’autres. Sans réaction africaine, les outils IA vont imposer – en douceur, mais avec une autorité croissante – une grille de lecture étrangère, qui deviendra la norme par simple omniprésence. Ce n’est plus de la dépendance technique : c’est une vassalisation intellectuelle, où l’on se met à analyser, écrire, planifier, imaginer avec des schémas importés. 

L’objectif de cet édito n’est pas de proposer la formule magique pour s’en sortir. Ce serait présomptueux face à l’immensité de la tâche. Mais plus modestement de proposer quelques pistes d’action, de réflexion. Pour exister demain, imaginer les contours de cette Afrique du futur. Oui, utilisons déjà les outils au maximum de leurs possibilités et de nos intérêts. Mais entrons aussi en stratégie pour faire face à la vague et surfer. Tout commence par les fondamentaux : l’infrastructure, la formation, la sensibilisation des jeunes générations, et surtout l’énergie. Sans électricité fiable, abondante et compétitive, l’IA restera un slogan importé. L’Afrique peut inventer un autre modèle, arrimée à son potentiel solaire et renouvelable. Le soleil n’est pas qu’un cliché de brochure touristique: c’est une ressource en or! Organiser, par exemple, des zones où converge ce mix énergétique – solaire, hydro, gaz de transition, stockage – et y adosser des campus numériques, des centres de données, des écoles, c’est déjà commencer à reprendre la main. 

Cette stratégie ne peut pas être pensée pays par pays, chacun dans sa bulle. Il nous faut une approche IA commune africaine, et non une addition de plans nationaux sans ressource et sans connexion entre eux. L’échelle pertinente est celle des blocs régionaux, des corridors énergétiques et numériques, des marchés agrégés. Le nouveau panafricanisme peut et doit avoir un contenu concret, digital, industriel. Construire des ponts où circulent l’électricité, la fibre, les données, les talents. Harmoniser des règles, partager des infrastructures, lancer des projets communs. Là se trouve la seule réponse crédible à la puissance de feu américaine ou chinoise: mutualiser les forces et les ressources, organiser le continent comme un espace connecté, et non comme une juxtaposition de petits marchés captifs. 

Dans cette recomposition, dans cette bataille pour demain, le rôle des entreprises africaines sera décisif, et d’abord celui de nos «grandes maisons », celles qui ont déjà appris à jouer à l’échelle du continent, voire du monde: des groupes comme OCP, MTN, et d’autres encore dans le domaine du transport, de la banque, du commerce. L’idée n’est pas de leur demander d’endosser une mission philanthropique, mais d’assumer pleinement leur rôle de premier de cordée. À elles de développer leur intelligence digitale et artificielle, d’investir dans les infrastructures, de former leurs talents, de catalyser autour d’elles des start-up, des laboratoires, des universités, des centres de recherche. À elles de devenir leaders dans leur secteur, tout en entraînant une chaîne d’acteurs locaux, de partenaires, qui feront émerger progressivement un véritable écosystème, une scène africaine émergente de l’IA. 

Tout cela peut sembler illusoire, infaisable. Mais nous n’avons pas le choix. Si l’on veut que le continent ne soit pas seulement un terrain d’expérimentation, mais un producteur de valeur et de sens dans le monde qui vient, c’est par là qu’il faut commencer. En liant énergie et data, souveraineté et coopération, entreprises et émergence réelle. 

Parce que ce qui se joue, c’est aussi la bataille la plus décisive: celle des esprits et du récit. L’Afrique doit lutter contre le biais cognitif qui la condamnerait à n’être qu’un utilisateur passif des outils des autres. Il nous faut produire nos corpus, nos langues, nos récits, nos modèles, même modestes. Là encore, il ne s’agit pas d’ériger des murs, mais de s’inscrire dans l’humanité, de refuser une vassalisation douce, mais irréversible.