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Découverte / Côte d’Ivoire

Jacobleu
«Il faut que nous nous adaptions à l’universel»

Par Dominique Mobioh Ezoua
Publié le 18 octobre 2023 à 10h26
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Il est l’auteur des Artistes et la société, paru chez L’Harmattan en 2020. NABIL ZORKOT
Il est l’auteur des Artistes et la société, paru chez L’Harmattan en 2020. NABIL ZORKOT

Selon le peintre, photographe, enseignant et galeriste, le salut de l’Afrique se trouve dans les Industries créatives et culturelles (ICC).

AM: Les ICC, voici un sigle désormais à la mode en Afrique! À quoi cela fait-il référence exactement?

Jacobleu: Les Industries créatives et culturelles (ICC) concernent tout ce qui gravite autour de la conception d’un produit artistique et culturel, y compris sa commercialisation, le processus de production, de promotion et de valorisation. C’est un concept qui touche à tous les domaines: l’architecture, les arts visuels, la musique, le cinéma, la gastronomie, le théâtre, la danse, la littérature, la mode, les festivals, l’artisanat… et même le tourisme et l’environnement! Selon les statistiques des agences des Nations unies, la demande mondiale de biens culturels croît régulièrement depuis plus de vingt ans. Et le continent dispose d’un vivier impressionnant de créateurs capables d’alimenter les principales filières économiques de la culture. Car ce secteur absorbe de plus en plus la population active, en créant des emplois, en générant des revenus et en contribuant ainsi à la lutte contre la pauvreté.

Selon vous, les ICC peuvent-ils contribuer à donner une identité propre à chaque État africain?

C’est une évidence. Car si l’on arrive à mieux produire, à mieux positionner nos productions et à mieux les vendre, chaque pays pourra valablement devenir une vitrine sur le monde. On le voit avec la musique. En Côte d’Ivoire, le zouglou et le coupé-décalé par exemple ont su franchir les frontières et s’imposer au monde. On a aussi l’exemple palpable du Nigeria, avec sa grande industrie cinématographique, Nollywood, qui draine toute une chaîne de valeur: les scénaristes, les techniciens, les studios, les acteurs, les producteurs et les distributeurs… Il s’agit aujourd’hui du deuxième producteur mondial de films. L’industrie a su créer «une culture cinématographique et un marché de consommateurs locaux et internationaux qui ont un appétit pour le contenu africain». Cependant, il est important de savoir que nos productions, aussi nombreuses soient-elles, ne valent pas grand-chose tant qu’on ne professionnalise pas le milieu.

Pourquoi est-ce seulement maintenant que l’on parle de professionnalisation et de conceptualisation? Les activités culturelles existent depuis longtemps sur le continent!

Depuis l’avènement de nos pays, à l’indépendance, le regard extérieur sur nos créations et nos productions était un regard exotique. On y voyait d’abord un côté artisanal, historique, voire anthropologique! Désormais, nous, Africains, savons que nos créations ont une valeur économique réelle. On le constate avec la mode. Nos créateurs ont désormais de l’influence à l’échelle mondiale. Nos tissus et autres articles divers, fabriqués par nos artisans, sont prisés et utilisés à bon escient dans la conception de la maroquinerie, des costumes, des chaussures, des bijoux, etc. Certaines grandes marques internationales s’en servent à présent pour montrer qu’elles ont de nouvelles idées à offrir. Du coup, ce domaine, longtemps considéré comme marginal et sans grande influence au niveau de la rentabilité du marché, se révèle une véritable source de revenus. Mais il faut organiser tout cela!

Ce que vous dites donne à penser que l’on conceptualise enfin les choses, on les rend plus professionnelles, mais que l’on exploite la créativité et le génie artistique des Africains pour, une fois de plus, les utiliser sans qu’ils n’en tirent profit…

Ce ne sont pas uniquement les autres, sous-entendu les Occidentaux, qui s’en sont rendu compte et en tirent profit. Les Africains en ont également pris conscience ! Selon certaines statistiques rendues publiques par l’Agence française de développement, le pays est bien positionné en ce qui concerne les ICC. Les trois filières édition, musique et audiovisuel génèrent environ 5000 emplois à temps plein. L’ensemble du secteur (édition, audiovisuel, musique, événements culturels) génère un revenu d’environ 50 milliards de FCFA. Les œuvres de nos peintres ont également commencé à avoir pignon sur rue. Depuis quelques années, nombre de nos artistes réalisent des records dans les ventes aux enchères à l’international, chez Christie’s, Sotheby’s, Artcurial ou Piasa. Cela nous valorise. C’est donc aux créateurs de pouvoir mieux produire, de s’éloigner de l’amateurisme, pour être compétitifs sur les marchés locaux et internationaux. Il faut que ce que nous produisons puisse être adapté à l’universel. C’est de là que viendra notre salut.

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Les bonnes intentions suffisent-elles?

Bien sûr que non. Car, au-delà de cela, il nous faut aussi produire davantage. Qui parle d’industrie parle de quantité. Les designers africains ne sont pas encore entrés dans une démarche industrielle, puisqu’ils sont dans le design sculptural, dans le design d’art, avec des productions en pièces limitées. C’est en produisant en quantité que leurs œuvres pourront intégrer des maisons de luxe, des endroits prestigieux, servir de mobilier dans un hôtel 5 étoiles international… Cela sous-entend qu’il faut avoir un bon équipement et une main-d’œuvre qualifiée. Ce qui ramène à la formation. C’est en effet le gros souci dans certains pays africains, dont le nôtre. Pour le volet design par exemple, il faudrait plus d’ateliers, de départements de production dans le domaine des Arts appliqués, des Arts décoratifs… En réalité, ce qui est important, c’est de développer des centres de production. Car on peut avoir tous les talents nécessaires, tant que l’on n’a pas une force de production capable de ravitailler différents marchés, donc de se lancer dans les ICC, tout cela est vain.

Nous n’en sommes qu’à la première marche en ce qui concerne les ICC?

Certes, on produit. Mais il faut vendre. Et des circuits existent: les salons, les foires, les festivals, les expositions sont des espaces privilégiés pour se faire connaître et vendre. Le vrai défi, c’est également celui de la bonne présentation et de la qualité. C’est ainsi que l’on sera compétitifs dans tous les domaines.

Quelles sont les autres marches à gravir?

Le palier qui suit est une communication adaptée. Car il faut également se faire connaître. Aujourd’hui, même sans grands moyens, avec les réseaux sociaux (Instagram, Twitter, Facebook, TikTok), on peut arriver à faire des percées inattendues. Nous en avons la preuve avec nos nombreuses influenceuses (ou influenceurs), qui ont plus d’audience que nos gouvernants et nos autorités! Il y a aussi un autre handicap à franchir: c’est l’accompagnement financier des créateurs et des start-up. Pour cela, deux grandes entités sont concernées.

Quelles sont-elles?

En premier lieu, l’État, qui doit mettre en place des mécanismes de subventions et de crédits en direction des créateurs, lesquels, par la suite, pourraient rembourser autrement. Par exemple, chaque année, l’État peut prêter à une vingtaine d’artistes visuels, sculpteurs ou designers la somme de 20 millions de FCFA chacun, qu’ils rembourseraient en faisant don de trois ou quatre de leurs pièces majeures. Ces œuvres pourraient servir, sur le long cours, à monter un musée d’art contemporain. En second lieu, le mécénat d’entreprise, qui est à encourager. Dans certains pays, cela se fait par des rabattements fiscaux. Donc si certains pays africains veulent atteindre l’échelle internationale, il faut un accompagnement étatique et du mécénat d’entreprise. Mais autre chose doit également peser dans la balance: la consommation locale. Il suffit d’une volonté politique, cela mettra du temps, mais je suis confiant. Alors, rendez-vous dans vingt ans!