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Interview

Jacqueline Sultan: « L’agriculture, c’est la croissance inclusive qui réduit la pauvreté »

Ministre de l’Agriculture

Par Coralie Pierret
Publié le 27 juin 2017 à 08h58
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Autosuffisance, stabilité économique, emplois… Les effets vertueux du développement de ce secteur sont légion, selon la ministre, qui souligne l’impératif de le moderniser.

Alors que six millions de Guinéens sont des actifs agricoles, la dotation allouée a l'agriculture est en baisse. Elle représente moins de 5 % du budget national de 2017, contrairement aux engagements pris par l'Union africaine a Maputo en 2003, ou les chefs d'Etat de la région s'étaient engages a consacrer au moins 10 % de leur budget national a l'agriculture.

Pour développer le pays durablement et pour assurer la sécurité alimentaire, il y a urgence a professionnaliser et moderniser le secteur. Ce défi, Jacqueline Sultan se dit prête a le relever. Cette ancienne chirurgienne-dentiste a quitte sa ferme agropastorale en 2014 pour prendre les rênes du ministère de l'Agriculture.

 
AM : Devant un parterre d’investisseurs miniers, le chef de l’État a rappelé début mai que l’agro-industrie était l’un des piliers du développement. Pourquoi miser sur l’agriculture, peu rémunératrice, dans un pays au tel potentiel minier ?
Jacqueline Sultan : La Guinée a tellement d’atouts ! Elle a un potentiel en eau, en terres et en ressources humaines car la population est jeune. L’agriculture est pratiquée par plus de 60 % de la population, elle est créatrice d’emplois à la fois dans le maillon production et dans celui de la transformation. La particularité du secteur agricole est son caractère inclusif, contrairement aux mines. Les travailleurs ne sont pas tributaires des cours internationaux, ils créent de la richesse, augmentent leur revenu et réduisent la pauvreté.
 
Le gouvernement a pour ambition de faire de la Guinée une puissance agricole et énergétique d’ici 2025. Au vu du caractère rural et peu moderne du secteur, comment s’appuyer sur des statistiques fiables pour les prévisions ?
Cette question n’est pas un problème propre à la Guinée, mais touche tous les pays d’Afrique de l’Ouest. Cela ne justifie pas pour autant que l’on ne soit pas en mesure de rendre des données vérifiées. Une Agence nationale des statistiques agricoles se consacre à la collecte. Nous effectuons des enquêtes  tous les ans sur le bilan des récoltes. Par contre, il faut reconnaître que le dernier recensement national de l’agriculture et de l’élevage remonte aux années 2000. Une de nos priorités, c’est la recherche du financement pour le réactualiser.
 
Des investisseurs étrangers misent-ils sur ce potentiel vert ?
Nos terres arables suscitent des convoitises. Mais, aujourd’hui, le système de production est de type familial. Peu d’exploitations industrielles et peu de privés se sont installés en Guinée, contrairement à l’Afrique de l’Est. Les producteurs sont en cours de structuration par filière sous forme de groupements, de coopératives, de fédérations. Mais tout cela peine à se mettre en place. En outre, il ne faut pas non plus négliger la question du foncier [le code n’a pas été réformé depuis 1992, NDLR]. Il faut lancer le chantier de la justice foncière pour sécuriser les éventuels investissements.
 
Ira-t-on à terme vers une industrialisation des exploitations ?
Industrialisation, oui, mais à condition de prendre en considération le contenu local. Le modèle idéal serait que des grands conglomérats s’installent et accompagnent les exploitations familiales en les tirant vers le haut par un transfert de technologie. Avant cela, il faut intensifier les rendements.
 
Ebola a été une belle leçon: l’agriculture a été le secteur le plus résilient, le seul qui n’a pas été en croissance négative. Il a porté toute l’économie guinéenne. Mais, qui dit intensification ou industrialisation, dit aussi formation des jeunes. Il ne faut pas seulement former des ingénieurs, mais également ceux qui travailleront dans les champs via les lycées agricoles.
 
La Guinée est le « château d’eau » de l’Afrique de l’Ouest, c’est aussi un poumon vert. Comment concilier agriculture intensive et préservation de l’environnement ? 
Premièrement, sur les six millions d’hectares de terres disponibles, deux millions sont exploités. Deuxièmement, la productivité y est tellement faible qu’il y a une marge pour intensifier la production sur les superficies déjà en culture. Troisièmement, concernant l’utilisation d’engrais, nous sommes très loin des quantités qui pourraient menacer l’environnement ou les nappes phréatiques. En revanche, les effets du changement climatique inquiètent. Par exemple, les grandes marées de 2015 ont détruit des récoltes de riz de mangrove.
 
Les axes routiers sont dégradés et les stocks pourrissent. Comment améliorer l’écoulement des marchandises ? 
Des applications mobiles sont développées pour mettre en relation producteurs et acheteurs. Concernant les routes, il revient à l’État de désenclaver les zones de production : 100 000 km de pistes rurales ont été tracés pour relier les champs aux marchés. Des magasins de stockage ont été construits. La dynamique est enclenchée. Maintenant, les besoins en financement sont là. Il faudrait que le privé, national ou étranger, s’intéresse à certains maillons : les intrants [destinés à améliorer le rendement], les outils ou même la microfinance.
 
En Basse Guinée, les agriculteurs produisent du riz pour leur consommation mais n’en vivent pas. Comment réaliser l’objectif de l’autosuffisance d’ici 2018, alors que le pays en importe encore 300 000 tonnes par an ? 
Mais il produit déjà 2 millions de tonnes de riz paddy [non décortiqué] par an pour aboutir à 1,1 million de tonnes de riz consommable ! C’est ce qu’on oublie souvent. Cette part destinée au marché s’accroît. Le cap des 300 000 tonnes peut être atteint à condition de faire des choix d’investissement. Il faut résolument aller vers la maîtrise de l’eau, ce qui délimiterait les exploitations agricoles autour des terres humides et éviterait le déboisement et l’agriculture sur brûlis.
 
Il faut quitter les pentes des montagnes et descendre dans les vallées. La riziculture est de type pluvial, l’essentiel de la production se fait pendant les six mois de la saison des pluies, moins de 10 % pendant la saison sèche, alors qu’on atteint deux ou trois récoltes par an dans les pays asiatiques. La chaîne de valeur du riz n’est pas très longue par rapport à celle de la transformation de l’hévéa en caoutchouc. L’objectif est de passer de 2 tonnes par hectare par an à 3 ou à 4 tonnes.
 
À quand l’exportation des produits guinéens ?
Ils sont peu présents sur les marchés extérieurs, c’est vrai, mais il faut dire haut et fort que nous sommes autosuffisants en produits maraîchers. Il existe un commerce intrarégional avec la banane, l’orange, le piment, le manioc… Près de la moitié de notre production de fonio part au Mali et au Sénégal où il y est transformé, et même labélisé « production Mali ou Sénégal ». Développer les niches à haute valeur ajoutée comme le café de Ziama ou le karité est un de nos objectifs. Idem pour la filière ananas : à l’horizon 2020, entre 20 000 et 30 000 tonnes devraient être exportées contre 2 000 tonnes « export fret avion » aujourd’hui.