Aller au contenu principal
Joseph-Antoine Bell
Joseph-Antoine Bell. ALAIN GADOFFRE/ICON SPORT VIA GETTY IMAGES
Rencontre

Joseph-Antoine Bell
Dans la lucarne!

Par Pierre René-Worms - Publié en janvier 2024
Share

C’est indéniablement une légende du football. D’aucuns le considèrent comme un sage. D’autres comme un trublion au regard incisif. Quoi qu’il en soit, l’ancien portier des Lions indomptables ne laisse personne indifférent.

Joueur emblématique de l’âge d’or de la sélection camerounaise, celle des années 1980, il a mené son équipe au premier titre continental en 1984 à Abidjan, avant de faire le doublé en 1988 au Maroc. Avec 70 sélections entre 1976 et 1994 en équipe nationale, il a connu une longévité sportive rare, disputant les championnats au Cameroun (Union de Douala de 1975 à 1980), en Côte d’Ivoire (Africa Sports d’Abidjan de 1980 à 1981), puis en Égypte (Arab Contractors de 1981 à 1983), avant de rejoindre le championnat français avec l’OM (1985-1988), Toulon (1988-1989), Bordeaux (1989-1991), et de terminer sa carrière pro à Saint-Étienne de 1991 à 1994. Désormais consultant sportif pour de nombreux médias et président du Conseil d’orientation de l’office national des infrastructures et équipements sportifs (ONIES), qui gère la valorisation et la promotion des stades ayant accueilli la dernière édition de la CAN au Cameroun, il est l’un des observateurs les plus fins et les plus aguerris du football africain. Entretien incisif avec un spécialiste du ballon rond qui ne mâche pas ses mots.

AM : Quels sont vos plus beaux souvenirs en tant que joueur ?

Joseph-Antoine Bell: C’est une question difficile, car chaque match, chaque compétition, est particulier. Si je prends la CAN 1984, que le Cameroun a remportée pour la première fois, je ne peux pas dire que le meilleur souvenir soit forcément la finale, que nous avons gagnée 3-1 face au Nigeria. La demi-finale remportée aux tirs au but à Bouaké face aux Algériens est autant gravée dans ma mémoire que cette finale au stade Félix Houphouët-Boigny. J’ai joué trois CAN, j’en ai gagné deux, et Côte d’Ivoire 1984 restera un souvenir majeur de ma carrière, car c’est la première que j’ai gagnée!

Et quel est votre meilleur souvenir en tant que consultant sur la CAN, après avoir raccroché les crampons?

Le meilleur souvenir, c’est justement d’être passé de joueur à consultant. Du terrain à l’extérieur du terrain. Cela fait prendre conscience qu’il y a une autre vie. Quand on est joueur, on ne connaît la compétition que les jours de match. On arrive une heure et demie avant le coup d’envoi, on est escorté, il n’y a pas d’embouteillages, on arrive au vestiaire et on joue. Lorsqu’on est consultant, on est spectateur avant tout, et on voit comment les gens arrivent au stade, comment ils sont inquiets. On est témoin des embouteillages, comme en Angola, à Luanda, où il faut passer par les champs pour arriver à l’heure, ou ailleurs, prendre un hélicoptère pour assister au coup d’envoi... Je suis heureux, parce que j’imagine que j’aurais pu raccrocher et regarder tout ça de loin, devant mon petit écran, sans connaître ces moments intenses.

Quel regard portez-vous sur le niveau et l’évolution du football africain ces dernières années?

En essayant de mieux s’organiser, le football africain a un peu perdu de son authenticité. Aujourd’hui, on est à la CAN comme on est sur une coupe d’Europe ou un championnat du monde. Auparavant, il y avait plus de simplicité, les journalistes contactaient les joueurs par affinité. « L’encadrement » a mis des règles à toutes ces relations informelles. Les confédérations ont édicté des normes strictes, et cette façon de tout gérer au carré est arrivée sur le terrain. Ce sport et la façon de le pratiquer sont de plus en plus carrés, souvent sans saveur. Il y a peu d’improvisations. Et quand il n’y a pas de grands joueurs dans une équipe pour sortir du lot, c’est un peu la caricature du foot. On dirait des joueurs de PlayStation, mais sans les gestes de génie.

Comment percevez- vous les grands joueurs africains du moment?

monde et toujours les mêmes peuvent participer. On ne peut pas redéfinir la compétition en disant simplement : « On va prendre tout le monde. » N’oublions pas non plus que la Coupe d’Afrique commence par les éliminatoires! Ceux qui ne sont pas en phase finale ont participé et se sont fait éliminer.

Pendant la CAN 1988, au Maroc, Claude Le Roy disait qu’il était aiguilleur du ciel, car il devait gérer vos déplacements entre Marseille, où vous jouiez le week-end, et le Maroc, où vous rejoigniez la sélection nationale pour les matchs en semaine. Il y a à nouveau des polémiques sur les relations avec les clubs européens. Qu’en dites-vous? Cela revient, mais le problème est moins pesant aujourd’hui. À mon époque, ce n’était pas seulement pour la phase finale que les joueurs étaient dans l’incertitude. Ils l’étaient à chaque fois que l’équipe nationale jouait. Or, maintenant, pour le calendrier des équipes nationales, lors des Je pense qu’on est en train de changer d’époque, de passer d’une génération à une autre. Il faudra encore quelques années pour voir émerger des joueurs de génie. On avait Didier Drogba, Samuel Eto’o, Michael Essien aussi. Puis Sadio Mané, Mohamed Salah... Eux sont encore là et tant mieux pour nous !, mais plus pour très longtemps. Il faudrait que d’autres jeunes puissent percer. On les attend. Même s’ils ne gagnent pas la CAN, on va vite les repérer. Le Nigérian Victor Osimhen est un grand buteur, et on a hâte d’en voir d’autres dans tous les compartiments du jeu. Et comme je serai sur un maximum de matchs en Côte d’Ivoire, ils ne m’échapperont pas!

Faut-il conserver ce rythme, à raison d’une CAN tous les deux ans?

Honnêtement, je ne crois pas que la question se pose. La population n’a rien d’autre. Pas d’autre compétition majeure. Si vous lui enlevez la CAN tous les deux ans, vous lui donnez quoi à la place? Si on doit l’organiser tous les quatre ans, c’est parce qu’une réflexion à l’échelle continentale aura abouti, et il faudra alors expliquer aux Africains pourquoi.

Êtes-vous favorable au format de la CAN avec 24 équipes?

Je pense que la compétition, c’est la compétition. Par définition, cela implique de sélectionner. Donc si on est passés à 24 pour donner la possibilité à de nouvelles équipes de se qualifier, pourquoi pas, mais c’est une fausse bonne raison. Le très grand nombre de qualifiés ne signifie pas que tout le monde et toujours les mêmes peuvent participer. On ne peut pas redéfinir la compétition en disant simplement : « On va prendre tout le monde. » N’oublions pas non plus que la Coupe d’Afrique commence par les éliminatoires! Ceux qui ne sont pas en phase finale ont participé et se sont fait éliminer.

L’ancien joueur de l’OM au match de Ligue 1 qui voit s’affronter Marseille et Saint-Étienne le 24 septembre 2013. PHILIPPE LAURENSON/BLUEPIX/DPPI VIA AFP
L’ancien joueur de l’OM au match de Ligue 1 qui voit s’affronter Marseille et Saint-Étienne le 24 septembre 2013. PHILIPPE LAURENSON/BLUEPIX/DPPI VIA AFP

Pendant la CAN 1988, au Maroc, Claude Le Roy disait qu’il était aiguilleur du ciel, car il devait gérer vos déplacements entre Marseille, où vous jouiez le week-end, et le Maroc, où vous rejoigniez la sélection nationale pour les matchs en semaine. Il y a à nouveau des polémiques sur les relations avec les clubs européens. Qu’en dites-vous?

Cela revient, mais le problème est moins pesant aujourd’hui. À mon époque, ce n’était pas seulement pour la phase finale que les joueurs étaient dans l’incertitude. Ils l’étaient à chaque fois que l’équipe nationale jouait. Or, maintenant, pour le calendrier des équipes nationales, lors des matchs éliminatoires des Coupes du monde, Coupes d’Afrique ou pour les matchs amicaux, tout le monde est logé à la même enseigne, et les joueurs sélectionnés rejoignent normalement leurs «onze». Il reste juste la phase finale de la CAN. Et là, il faudrait rappeler que nous venons d’un temps où la trêve hivernale était la règle dans la plupart des championnats européens, de décembre à février pour certains. Et c’est pour cela que la CAN avait été placée à cette période. Quand les championnats européens ont décidé de ne plus avoir de trêve, sauf Noël et le Nouvel An, ils n’ont pas demandé aux Africains ce qu’ils en pensaient. Ils ont fait un calendrier qui était bon pour eux et ils l’ont appliqué. Il faudrait que l’on apprenne à tous vivre ensemble, et ne pas oublier que les clubs européens ont pris les joueurs africains pour leur talent, mais que ces derniers ont un passé et surtout un avenir sur le continent.

Lors de la dernière Coupe du monde, le Maroc a fait sensation. Comment percevez-vous cet exploit ? Est-ce dû à un nivellement du niveau international?

Non, je pense surtout qu’ils ont bien progressé pour arriver jusque-là! Ce n’est pas le nivellement des autres qui compte, mais les progrès de l’équipe. Longtemps, la France a été raillée dans le monde du foot. Elle a organisé la Coupe du monde en 1998, et l’a gagnée. On aurait pu parler de nivellement, mais ce n’était pas le cas. Les Bleus ont ensuite gagné le championnat d’Europe (2000), récidivé en gagnant une seconde Coupe du monde (2018), puis ont perdu deux finales (2006 et 2022). Non, il faut savoir apprécier les progrès de ceux qui arrivent en haut, et ne pas y voir systématiquement une baisse de niveau générale.

Le Maroc a bénéficié d’une politique de formation des jeunes joueurs au plus haut niveau. Est-ce un exemple à suivre?

Bien évidemment! Le Maroc est organisé depuis très longtemps, et le pays récolte aujourd’hui les fruits de ce travail mené en profondeur. Il a connu des hauts et des bas, on le voyait s’acharner au travail, à l’organi- sation. Comme pour la France, entre 1966 et 1998, le temps des échecs a été long. Les Marocains sont arrivés à ce résultat probant, et maintenant, il faut poursuivre, ne pas s’arrêter. Ils ont fait une demi-finale de Coupe du monde, c’est très bien. Leur prochaine grande compétition, c’est la Coupe d’Afrique, et ils doivent confirmer qu’ils ont leur place parmi les grands.

Quel est le niveau actuel du Cameroun, qui sera dans le «groupe de la mort» avec le Sénégal, la Guinée et la Gambie?

Difficile de parler de «groupe de la mort», selon moi, même si c’est la mode. Dans une compétition entre 24 nations, il y a six pays éliminés au premier tour: une équipe par groupe. Donc si vous êtes éliminé, c’est que vous avez été mauvais, que vous n’avez pas été au niveau. On donne ce surnom à ce groupe, car les quatre équipes étaient là lors de la dernière édition. L’une ira à l’échafaud et fera forcément moins bien que la fois précédente, au Cameroun. Avec les Lions, il y a un passé flatteur et un présent terni par des chiffres qui ne plaident pas en leur faveur. Tout est possible, mais on peut légitimement se demander quel Cameroun on aura! On peut aussi se consoler en se disant qu’en ce moment, chacun est inquiet pour son propre sort jusqu’au début de la compétition. On ne sait pas dans quel état de forme arriveront les joueurs. On peut toujours déplorer une absence due à une blessure, qui pourrait tout changer dans une équipe. Et donc c’est l’incertitude pour tout le monde. 

Vous serez à Abidjan. Avez-vous une relation particulière avec la Côte d’Ivoire ?

Lorsque je jouais à l’Africa Sports d’Abidjan en 1982, j’ai remporté un doublé coupe-championnat. Puis, mon équipe y a été victorieuse lors de la CAN en 1984. Enfin, j’y ai de nombreux amis. Donc évidemment, la perspective de retrouver la Côte d’Ivoire représente toujours un très grand plaisir pour moi.