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Destin

« Justice Thomas»:
L’homme qui veut figer l'Amérique

Par Cédric Gouverneur - Publié en septembre 2022
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Justice Thomas.TASOS KATOPODIS/GETTY IMAGES/AFP
Justice Thomas.TASOS KATOPODIS/GETTY IMAGES/AFP

Il est noir, et il est au cœur du pouvoir. Il est pour le port d’armes, contre l’avortement, contre le mariage homosexuel, contre les contraintes environnementales… Portrait du juge le plus réactionnaire de la Cour suprême .

Tous les quatre ans, le monde vit au rythme du suspense infernal de l’élection présidentielle américaine : dans ce pays clivé à l’extrême entre républicains et démocrates, son résultat n’a – du fait du scrutin indirect et du système des grands électeurs – qu’un vague rapport avec le total des voix réunies par le vainqueur… Une fois élu, le président des États-Unis – sur le papier, l’homme le plus puissant de la planète – sait que son pouvoir est aussi bref que fragile : au Sénat et à la Chambre des représentants, les majorités parlementaires tiennent souvent à une faible marge, et les élections de mi-mandat se traduisent parfois par la paralysie, au bout de deux ans, de la Maison-Blanche. Et déjà, une nouvelle course à la présidentielle débute… Alors, chaque chef d’État s’efforce de peser sur l’institution la plus immuable et la plus solide des États-Unis : la Cour suprême. Les neuf garants de la Constitution étant nommés à vie, la démission ou le décès de l’un d’entre eux peut constituer, pour le président, une formidable occasion d’ancrer le pays – pour des décennies – dans son «camp ». Car il faut bien parler de camp idéologique, tant les opinions sont polarisées, entre républicains et démocrates, entre pro-life (« anti-avortement ») et prochoice («favorables à l’avortement »), entre partisans des armes à feu et partisans de leur contrôle, entre nostalgiques des Confédérés et « gauchistes » radicaux woke, entre négateurs du réchauffement climatique et écologistes, et ainsi de suite.

Lorsqu’en 1991, George Bush Senior nomme à la Cour suprême un juge afro-américain, issu d’une famille pauvre du Sud profond, les observateurs étrangers s’étonnent : ce Clarence Thomas est-il si à droite ? Après tout, cet ancien séminariste, né en 1948, est également un ancien partisan des Black Panthers, ces révolutionnaires qui, dans les années 1960, avaient leur QG à Alger ! Rosa Parks, considérée comme la mère spirituelle du mouvement des droits civiques pour avoir, le 1er décembre 1955, refusé de céder sa place à un Blanc dans un bus de Montgomery (Alabama), a cependant immédiatement dissipé toute illusion sur le nouveau juge : cette nomination « ne représente pas un pas en avant sur la route du progrès racial, mais un demi-tour ». Clarence Thomas, mettait-elle en garde, « veut remonter la pendule » !

Trois décennies plus tard, l’histoire aura, encore une fois, donné raison à Rosa Parks : le jeudi 23 juin dernier, la Cour suprême – dotée d’une majorité conservatrice depuis que Donald Trump y a nommé pas moins de trois magistrats sur neuf ! – a inscrit dans le marbre le droit fédéral de porter une arme en public. Une décision qui intervient un mois à peine après l’une des plus horribles fusillades de masse jamais perpétrées : dans une école primaire du Texas, 19 enfants et deux institutrices ont été massacrés fin mai par un adolescent, avec un fusil d’assaut acheté le jour de ses 18 ans. Les progressistes s’étranglent, et ils n’ont encore rien vu… Dès le lendemain, le 24 juin, la Cour suprême revient sur l’arrêt Roe v. Wade, qu’elle avait rendue en 1973 : l’avortement n’est plus un droit fédéral, et l’institution renvoie aux États le soin de légiférer sur la question. Aussitôt, une douzaine d’entre eux, dans le Sud et le Midwest, l’interdisent. Les conséquences sont immédiates : dans l’Ohio, une fillette de 10 ans, enceinte après un viol, doit se rendre dans un autre État pour avorter… Imperturbable, la Cour suprême, à majorité conservatrice, poursuit sa croisade : le 30 juin, elle interdit à Washington de contraindre les États à agir contre le réchauffement climatique (que nient, mordicus, la plupart des républicains…). En l’espace d’une semaine, la juridiction a donc imposé au pays, gouverné par la gauche, trois décisions à la droite de la droite. Et ce n’est pas fini : Clarence Thomas veut détricoter tous les droits acquis depuis le New Deal des années 1930… Contraception. Mariage homosexuel. Il en a la volonté. Il en a le pouvoir. Il est inamovible. Surpuissant. Déterminé. Et en pleine forme ! 

Ce 24 juin, le juge a obtenu « ce dont il avait toujours rêvé : la reconnaissance », estime son biographe, Corey Robin, dans les colonnes du New Yorker du 9 juillet. « Le Noir le plus puissant d’Amérique » ne s’arrêtera pas là, prévient le journaliste : « Clarence Thomas règle le pas de la Cour, posant des jalons qui initialement paraissent extrêmes, avant d’être finalement adoptés. » Les progressistes – qui ne parviennent pas à comprendre qu’un homme noir issu d’un quartier pauvre ne soit pas de leur bord – le voient comme un imbécile, comme un vendu. En fait, « c’est le plus symptomatique de nos intellectuels », doté d’« une vision terrifiante de la race, des droits et de la violence qui est en passe de devenir la description de la vie quotidienne aux États-Unis », analyse Corey Robin, pour qui nul ne saurait cerner Clarence Thomas sans appréhender son parcours atypique.

LE MODÈLE DU GRAND-PÈRE

Son épouse Virginia, en 2017, impliquée dans l’enquête sur les événements du 6 janvier 2021.CHIP SOMODEVILLA/GETTY IMAGES
Son épouse Virginia, en 2017, impliquée dans l’enquête sur les événements du 6 janvier 2021.CHIP SOMODEVILLA/GETTY IMAGES

L’homme est né le 23 juin 1948 à Savannah, en Géorgie, dans une famille pauvre parlant le gullah (un patois créole). Son père abandonne sa famille un an plus tard. Peu après, un incendie accidentel se déclare dans la maison : la mère, célibataire et femme de ménage, est reléguée dans un petit appartement avec ses deux garçons. En 1955, débordée, elle confie ses enfants aux grands-parents, qui vivent à deux pâtés de maisons de chez eux. « Toutes mes affaires tenaient dans un sac en papier », expliquait le juge dans une longue interview donnée au Daily Signal, le 22 juin dernier.

Le grand-père est une force de la nature, « ouest-africain assurément », estime Thomas. Né de père inconnu, il avait été élevé par sa grand-mère, une esclave affranchie. Dès l’arrivée de Clarence et de son frère, Myers, il apporte à ces garçons privés de père l’autorité qui leur manquait : « Les enfants, les damnées vacances sont finies », leur annonce-t-il. Entrepreneur, travailleur infatigable, économe, il sera pour Clarence un exemple permanent : « Je ne vous dirai jamais de faire ce que je dis, mais de faire ce que je fais », leur répètet-il. Le juge l’appelle « papa » et le considère comme tel, intitulant même ses mémoires My Grandfather’s Son (« le fils de mon grand-père ») : « Il est la personne la plus forte que j’ai connue… Mes grands-parents étaient des Noirs pauvres du Sud profond, mais ils ont obtenu ce qu’ils voulaient dans la vie. Ce fut leur victoire. »

Le jeune garçon, motivé par cet homme bosseur et intègre, est un élève brillant. Il fait toute sa scolarité dans l’enseignement catholique, et y expérimente le racisme comme le mépris social : ses camarades afro-américains se moquent de sa sombre complexion, le surnommant ABC (America Blackest Child), et raillent son parler créole. Mais lorsque Clarence abandonne le séminaire, l’inflexible grand-père le chasse de la maison le jour même…

Une manifestation contre l’abandon du droit à l’avortement devant la Cour suprême, à Washington, le 25 juin 2022.WILL OLIVER/EPA-EFE
Une manifestation contre l’abandon du droit à l’avortement devant la Cour suprême, à Washington, le 25 juin 2022.WILL OLIVER/EPA-EFE

Nous sommes dans les années 1960. Le jeune homme s’intéresse aux Black Panthers et manifeste contre la guerre du Vietnam. En 1971, il intègre la faculté de droit de Yale grâce à la discrimination positive. Plus tard, il se prononcera contre, préférant la méritocratie : il estime en effet que ce dispositif stigmatise celui qui en profite, lui faisant encourir le soupçon de se hisser socialement non pas du fait de ses compétences, mais grâce à sa couleur de peau. Dès lors, il s’engage résolument à droite toute. Avocat, il ne défend pas la veuve et l’orphelin, mais représente le groupe phytosanitaire Monsanto, bête noire des défenseurs de l’environnement. Puis, il devient assistant juridique du sénateur républicain du Missouri, John C. Danforth. En 1986, il épouse une militante républicaine blanche, Virginia Lamp. Dans les années 1980, l’homme grimpe les échelons de l’administration de Ronald Reagan (1981-1988), puis de George H. W. Bush (1988-1992). Jusqu’à ce que ce dernier le nomme à la Cour suprême en 1991. L’ancien gamin de Savannah décore son bureau avec le buste de son grand-père. Et va tout faire pour imposer ses vues, ultraconservatrices et ultralibérales, à la plus puissante juridiction des États-Unis…

De son grand-père, Clarence Thomas a appris que «l’État providence vous arrache votre virilité ». De l’absence de son père, que « la liberté sexuelle fait fuir aux hommes leurs responsabilités familiales ». De son enfance dans un quartier pauvre, que « trop de clémence envers la délinquance » nuit aux honnêtes travailleurs. « La révolution des droits progressistes a sapé l’autorité traditionnelle et généré une culture de la permissivité et de la passivité », déclarait-il en 1992 dans un débat au Federalist Institute. Il entend donc « restaurer le patriarcat noir », détruit selon lui à cause de la révolution des droits civiques et dont il estime que les femmes et les enfants ont besoin pour leur sécurité et leur instruction. C’est sa mission sur Terre, et il est absolument convaincu d’agir pour le bien de tous.

En croisade contre l’ensemble des idées progressistes promues par le New Deal de Franklin Delano Roosevelt (1933-1945), puis par les mouvements sociétaux depuis les années 1960, «Justice » Clarence Thomas use d’une arme de destruction massive à la Cour suprême : une interprétation stricte de la « privileges or immunities clause » du 14e amendement. Son argument est aussi simple que radical : si un droit n’est pas dans la Constitution de 1791, il n’a pas à être garanti… Et comme, à la fin du XVIIIe siècle, il n’y avait évidemment pas de droits à l’avortement, au mariage homosexuel, de droit de l’environnement, ni même à la contraception, l’État fédéral n’a aucune raison de protéger ces notions… Juridiquement, l’argument est difficile à parer. En 1994, Clarence Thomas assumait la révulsion qu’il inspire aux progressistes, se déclarant « fièrement et sans vergogne hors sujet et anachronique ».

« ARMÉ ET RESPONSABLE »

À l’inverse, comme les colons des XVIIIe et XIXe siècles étaient armés jusqu’aux dents, l’État fédéral se doit de garantir ce droit. Car dans la désarmante logique de Thomas et des partisans des armes à feu, la réponse aux tragédies humaines provoquées par les armes est… davantage d’armes : un « homme armé responsable » est, de leur point de vue, la meilleure riposte à la présence d’un « méchant » avec un fusil. Après chaque tuerie de masse, dans cette atroce litanie qui ponctue l’actualité du pays, les républicains se contentent de prier pour les victimes et de dénoncer le mal. Peu leur chaut que plus un seul de ces épisodes n’ait eu lieu en Australie depuis qu’une loi y a restreint l’accès aux armes, en 1996… Pour le journaliste Robin Corey, la Cour suprême « assume une société américaine extraordinairement violente et aux libertés minimales, sans espoir que l’État puisse protéger ses citoyens ». Impitoyable, Clarence Thomas s’était prononcé contre le financement des frais d’avocat des prisonniers trop pauvres pour s’en offrir les services. Et il a bien entendu défendu l’embastillement à Guantanamo des détenus suspectés de terrorisme.

LES SMS QANON DE « GINNI »

Le seul obstacle sur lequel pourrait trébucher le juge dans sa croisade s’appelle… Virginia « Ginni » Thomas. Sa propre épouse, mère de leur fils unique. La militante républicaine blanche est une trumpiste fanatique. Deux jours après le scrutin du Super Tuesday du 3 novembre 2020, où Joe Biden l’a emporté contre Donald Trump, elle a envoyé des SMS au patron de la Maison-Blanche, Mark Meadows. Ginni Thomas tentait par là de convaincre le chef de l’administration Trump d’agir pour bloquer l’élection de Biden. Et reprenait sans vergogne les théories de la mouvance complotiste d’extrême droite Qanon : « la famille criminelle Biden » et « les conspirateurs de la fraude électorale » ont été arrêtés, assurait-elle à Meadows. Ils sont « détenus sur des barges » au large de Guantanamo, dans l’attente de paraître « devant un tribunal militaire pour sédition » !

Dans quelle mesure le juge était-il au courant des SMS délirants de son épouse, c’est toute la question. D’autant que Clarence Thomas est le seul des neuf «sages » à s’être opposé à ce que les enregistrements de la Maison-Blanche soient remis à la commission d’enquête sur la tentative de putsch du 6 janvier 2021… Pourtant, selon les experts juridiques interrogés par la National Public Radio (NPR), il n’existe aucun moyen de forcer Thomas à se récuser. Selon le professeur de droit Charles Geyh, de l’université d’Indiana, interviewé en mars par la NPR, « le fait est que sur les 25 000 juges environ aux ÉtatsUnis, seulement neuf ne sont pas soumis à un code de conduite, et ces neuf sont les plus puissants du pays, sinon de la planète ».

En septembre prochain, la Cour suprême va examiner l’arrêt Moore v. Harper, qui a trait au découpage des circonscriptions électorales en Caroline du Nord. L’institution pourrait alors décider de laisser aux États le soin de trancher en cas de litige : 30 législatures sur 50 étant aux mains des républicains, cette majorité pourrait donc faire basculer le vote en sa faveur et désigner de grands électeurs sans prendre en compte le résultat des urnes ! La parlementaire démocrate élue au Congrès Alexandria Ocasio-Cortez (« AOC ») met en garde contre un coup d’État judiciaire. Hillary Clinton parle également de « la plus grave menace pour la démocratie depuis le 6 janvier 2021 », date de l’assaut raté des trumpistes contre le Capitole. Sauf que les hommes qui menacent les institutions ne sont plus des émeutiers désorganisés, mais des juges surpuissants…