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Entrevue

Kendell Geers
Alchimiste d'art et d'esprit

Par Fouzia Marouf - Publié en février 2022
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Devant l’œuvre A Rose By Any Other Name (2007).LORENZO PALMIERI
Devant l’œuvre A Rose By Any Other Name (2007).LORENZO PALMIERI

Dans sa nouvelle exposition parisienne « Flesh of The Spirit », l’inclassable artiste sud-africain convoque à la fois les mondes anciens et contemporains du continent .

Regard droit, front haut, Kendell Geers est un artiste au contact direct. Habité, il retrace avec attention la genèse des sculptures de sa dernière expo parisienne. Entre performance, vidéo, photographie et peinture, son art subversif détourne et interroge les codes idéologiques en ravivant l’âme, l’esprit et la mémoire des Noirs. Sa matière éclôt dans la puissance et la violence des corps, façonnée entre écriture et signes, saluée aux quatre coins du monde. Son destin est marqué très tôt par l’engagement. Né en 1968 à Johannesbourg dans une famille de la classe ouvrière afrikaner au plus fort de l’apartheid, entier, radical, il fuit le domicile familial à 15 ans et devient activiste. Ayant vécu et travaillé à New York, Londres, Paris, il se définit comme « AniMystikAKtivist » : « Je suis né en tant qu’activiste durant la période de l’apartheid et de la guerre froide, marquée par la tromperie. Je suis un révolutionnaire de la vieille école », confie-t-il. En 2019, avec son ami le collectionneur Sindika Dokolo (décédé le 29 octobre 2020), il est le co-commissaire d’« IncarNations », exposition présentée à Bozar, à Bruxelles, axée sur l’art africain en tant que philosophie. Forgeant des masques pende ou sculptant des statues, cet alchimiste présente ses œuvres dans un solo show intitulé « Flesh of The Spirit », à la Carpenters Workshop Gallery, à Paris, jusqu’au 31 mars.

AM : Vous vous inspirez de la violence de la société pour créer. L’art doit-il aussi être le miroir de nos pulsions les plus sombres ?

Kendell Geers : Si quelqu’un vous dit ce que vous voulez entendre, vous allez être heureux, vous serez consolé, mais rien ne changera. L’une des façons de changer le monde, c’est de gratter, de déranger. Quand vous êtes confronté à quelqu’un que vous ne voulez pas entendre, c’est par définition violent, mais c’est indispensable. Lorsque j’étais jeune activiste, de 1984 à 1990, il y avait deux courants dominants de pensée, l’un représenté par le Mahatma Gandhi, l’autre par Nelson Mandela. De nombreuses personnes n’aimaient pas écouter ce dernier car il n’était pas pacifiste, il s’inspirait de Malcolm X et de la lutte armée pour transformer politiquement l’apartheid. Il aurait pu être libéré de prison plusieurs années auparavant, mais il n’a jamais dénoncé la violence. Il avait compris très tôt que la non-violence sert ceux qui détiennent le pouvoir. Pour ma part, je ne soutiens pas les gens qui recourent à la violence par plaisir. À travers mon art, bien entendu, je ne tue ni ne blesse personne, mais j’y glisse des éléments de violence nécessaires pour provoquer le débat, enclencher la discussion, et ainsi créer un vrai changement.

PreyPlayPrayPay (2011).DR
PreyPlayPrayPay (2011).DR

Vos productions ravivent l’art africain, avec des œuvres inspirées de la culture yoruba…

En effet. L’Afrique est un continent composé de 54 pays avec une histoire plurimillénaire. Cela mène à un questionnement : je suis africain et je suis blanc. Et ma famille vit en Afrique depuis trois cents ans. Dès lors, comment définir et considérer le continent ? Par la couleur de peau, l’identité, la terre, la spiritualité ? En tant qu’artiste, mon rôle est d’ouvrir cette discussion, d’interroger la manière dont nous définissons l’Afrique, et je préfère l’aborder de façon généreuse plutôt que sous l’angle « “Qui est noir ?” contre “Qui est blanc ?” ».Selon le point de vue européen, il faut laisser les Noirs et les Blancs en parler, or ce n’est pas si simple parce que nous sommes face à des centaines d’années de colonialisme, avec des Blancs qui sont restés en Afrique et des esclaves qui ont été amenés en Europe. À cela s’ajoute le fait qu’actuellement les cultures s’influencent et s’entremêlent les unes les autres : le jazz, le hip-hop, le rap, etc., avec de nombreux aspects incarnant un mélange Afrique-Europe.

Twilight of the Idols (Fétiche), 2009.DR
Twilight of the Idols (Fétiche), 2009.DR

Les thématiques de vos travaux révèlent un artiste fortement engagé. D’où tirez-vous votre force ?

Lorsque j’ai présenté l’exposition « IncarNations » au Bozar, à Bruxelles, en 2019, avec Sindika Dokolo, dont j’étais très proche, nous étions tous les deux très investis dans le positionnement de l’art africain en tant que philosophie, spiritualité et, spécifiquement, en tant qu’exorcisme. Nous nous sommes demandé comment exorciser les affaires, le désir et l’histoire, afin d’utiliser les artistes comme moyen de guérison. Je pense que j’ai puisé ma force dans cette idée, et je me suis servi d’un exemple qui me semblait fantastique : une œuvre inspirée par une installation réalisée lors de cette exposition, un masque pende. La moitié du visage est noire, l’autre blanche, parce que les Pende considéraient que la guérison n’était pas uniquement physique et qu’elle relevait de la dimension spirituelle. Je puise justement ma force dans l’art, que je perçois comme étant connecté au monde de l’esprit. J’aime la métaphore ayant trait à mon travail, pareil à un feu qui brûle : vous ne pouvez pas le toucher, mais il est là. Ma démarche artistique s’avère à la fois spirituelle et physique.

Flesh of The Spirit 3567, 2019.DR
Flesh of The Spirit 3567, 2019.DR

Le mot « spiritualité » revient souvient dans votre discours…

Il est essentiel de cultiver une forte spiritualité. L’une des questions que soulève ma nouvelle exposition, « Flesh of The Spirit », est celle de notre vie dans un monde abreuvé de fake news, plein d’opportunisme et d’algorithmes, qui nous dicte quoi entendre. Lorsqu’il n’y a plus de relation entre ce que nous disons et ce que les mots signifient, nous ne pouvons plus nous protéger, nous ne sommes plus en contact avec quelque chose qui a une teneur réelle. Face à cela, la spiritualité est, pour moi, comme une boussole qui me guide dans une bonne direction. Sans elle, on est perdus.

C’était important pour vous de voir vos sculptures exposées à Paris ?

Oui, c’est une bonne chose, car en ce moment, il y a énormément de whitewashing [le fait de faire jouer le rôle d’un personnage de couleur à un acteur blanc, au cinéma notamment. Ici, cela fait référence à l’art africain acquis par l’Occident, ndlr]. Plusieurs gouvernements essaient d’effacer l’histoire de la France et de la Belgique, qui incarnent deux épicentres coloniaux. Beaucoup d’œuvres exposées au musée du quai Branly, par exemple, parmi les collections européennes de Londres, Bruxelles ou Paris, proviennent d’expéditions coloniales. Ce retour peut être considéré comme violent, mais la violence est celle qui a été perpétrée par les Européens en Afrique. La restitution est légitime afin de parvenir à un équilibre, tel le yin et le yang. Pour moi, c’est formidable de présenter mes nouveaux travaux à Paris. Lorsque vous regardez mes sculptures, vous vous dites en tant qu’Européens : « Oh, cet art est totalement africain ! » Or, quand les Africains voient mes œuvres, ils pensent qu’elles sont exclusivement européennes. Cela fait écho à la culture de chacun, qui détermine ce que l’on voit. Nous devons être prudents, particulièrement aujourd’hui, afin de ne pas reproduire les erreurs du passé ni imposer ce que nous voulons voir. En cela, il faut laisser les sculptures actuelles parler d’elles-mêmes. Cela me fait penser au début du court-métrage Les statues meurent aussi [réalisé par Chris Marker, Alain Resnais et Ghislain Cloque en 1953, ndlr]. C’est notamment quand les œuvres meurent qu’elles offrent un espace où l’on peut se libérer de nos peurs et de nos fantasmes.

Masking Tradition DXII, 2017.KENDELL GEERS (2) - DR
Masking Tradition DXII, 2017.KENDELL GEERS (2) - DR

Pourquoi ce titre, « Flesh of The Spirit » (« La chair de l’esprit ») ?

Il y a un double sens. C’est un jeu de mots inspiré du titre du livre culte Flash of The Spirit : African & Afro-American Art & Philosophy, écrit en 1983 par Robert Farris Thompson. Très important de par sa dimension historique, cet ouvrage est consacré aux anciens esclaves issus d’Amérique, du Brésil, d’Haïti, des Caraïbes. L’auteur y révélait comment la tradition africaine devait s’adapter au christianisme au Royaume-Uni, aux États-Unis ou encore en France. Cela me concerne parce qu’en tant qu’Africain blanc, je me demande comment je pourrais m’adapter au changement, à de nouvelles circonstances. De plus, qui peut décider de ce qui doit être gardé ou de ce qui doit être oublié ? Pour en revenir à mon exposition, j’ai changé le titre du livre pour « Flesh of The Spirit », car je souhaitais évoquer l’idée du masque pende, qui incarne à mes yeux une œuvre d’art mi-physique mi-spirituelle. Vous sentez-vous profondément africain ? Qu’est-ce que cela signifie pour vous ? Bien sûr. J’ai vécu sur le continent, j’y suis né, j’y ai grandi. Mes ancêtres sont africains. Ma langue maternelle est l’afrikaans, uniquement parlée en Afrique du Sud. Comment ne pourrais-je pas être un Africain ? Oui, j’ai la peau blanche, mais ça ne m’en rend pas moins africain. Ça m’amuse toujours que des Européens soient les premiers à me critiquer en tant qu’Africain à la peau blanche, mais parlons d’un monde dénué de préjugés, où il ne serait pas question de couleur de peau mais d’identité. Je m’identifie comme africain car c’est mon histoire, mon héritage, ma culture. Oui, je reconnais pleinement la culpabilité de mes ancêtres, et je ne vais pas ignorer ou nier ce que les Blancs ont fait en Afrique. Mais des Noirs, des Blancs, des Indiens, des métis ont leur place sur ce continent habité par la générosité. Qu’est-ce qu’est l’Afrique ? Un mélange des peuples. On ne peut pas réduire les Portugais, les Allemands, les Espagnols, les Italiens, les Grecs, etc. à une singularité ou à des clichés. Alors pourquoi enfermerions-nous l’Afrique dans des clichés qui ne correspondent pas à sa réalité ? Il s’agit d’un continent ouvert, où se déploient de multiples communautés .

Masking Tradition DXVI, 2017.KENDELL GEERS (2) - DR
Masking Tradition DXVI, 2017.KENDELL GEERS (2) - DR

​​​​​​​Pourquoi avez-vous choisi de vivre à Bruxelles ?

J’ai fui le domicile familial lorsque j’avais 15 ans, à cause de l’apartheid, puis je suis arrivé à Londres comme réfugié. Ensuite, je suis retourné en Afrique du Sud, lorsque Nelson Mandela a été libéré. Et j’ai fait partie de la nouvelle démocratie en faveur du changement pour créer la « nation arc-en-ciel ». Finalement, je suis reparti une seconde fois, parce que l’apartheid avait laissé la place à une liberté, mais de courte durée : nous faisions face à une période d’apprentissage, qui était une belle utopie et à laquelle je croyais. Mais une fois l’apartheid terminé, l’art tenait un petit rôle au sein de la nouvelle constitution. En tant qu’artiste, vous ne pouviez pas survivre, vous deviez exercer un travail plus fonctionnel, comme ingénieur par exemple, ou dans les affaires. Alors, j’ai vécu tour à tour en Allemagne, en France et au Royaume-Uni. Pour finir en Belgique. J’aime Bruxelles, c’est une ville excentrique. D’habitude, les riches habitent dans le centre-ville, et les pauvres autour : là-bas, c’est le contraire, les pauvres vivent dans le centre et les riches se retrouvent en banlieue. D’emblée, ça m’a fasciné, contrairement à Londres ou à Paris, où il y a un « ghetto » de pauvres et un « ghetto » de riches. C’est la seule ville en Europe où je marche décontracté dans la rue : j’aime le fait que les Blancs côtoient les Noirs. On ne retrouve pas cette mixité à Londres ou à Paris. Si l’on me snobe pour mon anglais à Londres, on ne me juge pas à Bruxelles, tout le monde y est le bienvenu.

Kendell Geers fait visiter l’exposition « IncarNations », au Bozar, à Bruxelles, en 2019, à l’homme politique belge Didier Reynders.KENDELL GEERS (2) - DR
Kendell Geers fait visiter l’exposition « IncarNations », au Bozar, à Bruxelles, en 2019, à l’homme politique belge Didier Reynders.KENDELL GEERS (2) - DR

Qu’est-ce qui vous inspire finalement ?

La vie. Le fait d’être vivant grâce à l’art. Beaucoup d’Européens, quand on parle de restitution des œuvres, disent : « En Afrique, vous n’avez pas de musée ! » Chris Marker rappelle qu’en Europe, l’art est séparé de la vie, l’étymologie du mot « musée » renvoie au mausolée, un lieu associé à la mort. Or, en Afrique, l’art fait partie intégrante de la vie, nous vivons dans le respect de l’art. C’est très important pour comprendre mon inspiration.