Aller au contenu principal
ERIC GARAULT/PASCOANDCO
ERIC GARAULT/PASCOANDCO
Engagements

In Koli Jean Bofane :
«Qu’est-on prêt à sacrifier pour être libre?»

Par Catherine Faye
Publié le 26 mai 2025 à 12h17
Share

Avec son dernier roman, l’écrivain congolais convoque l’invisible, le sexe, l’amour, le chaos et le courage. Une pérégrination qui nous emmène jusqu’en Haïti...

Après Mathématiques congolaises, Congo Inc., Prix des cinq continents de la Francophonie, et La Belle de Casa, In Koli Jean Bofane, né en 1954 en RDC et exilé en Belgique, signe un livre qui décoiffe. Un roman choral, où il est question de politique, de scandale sexuel, de dérèglement climatique, de littérature, de vivants, de morts, de vaudou. Drôle, tragique, poétique et satirique, Nation cannibale parle du monde et des humains, du vrai et du faux, du chaos et de l’invisible. De la beauté et de l’amour aussi. Entre la RDC et Haïti, l’écrivain kino-congolais explore non seulement les correspondances, mais également les dérives de l’époque. Un va-et-vient, où les questions de l’art, de l’esclavage et de la liberté prédominent. Derrière les mots de cet éternel conteur, à la vision acérée et à l’humour mordant, se dessinent un regard, un parcours, une urgence. Des mots à dévorer, en écoutant Jazz Racine Haïti, de Jacques Schwarz Bart. Rencontre avec un habile et singulier raconteur, pour qui les sujets graves peuvent rimer avec légèreté.

AM: Vous devenez écrivain à la cinquantaine. Qu’est-ce qui vous a décidé à prendre la plume?

In Koli Jean Bofane: Au tout début, j’ai commencé par une formation de publicitaire. J’avais 20 ans, je suis venu à Paris pour étudier cette technique de communication. Puis, je suis rentré au Zaïre (actuelle RDC), où j’ai ouvert une agence avec des amis. Mais, le 24 avril 1990, le processus de démocratisation, instauré par Mobutu, s’est mis en place. En gros, une transition permettant soi-disant d’assurer le respect des libertés civiles et politiques. À ce moment-là, les quotidiens se sont mis à fleurir à Kinshasa. Ni une ni deux, j’ai couru à Bruxelles acheter une machine d’imprimerie et un système informatique permettant de fabriquer des fanzines satiriques contre le gouvernement. La démocratisation au Zaïre n’était bien sûr qu’une vue de l’esprit. Mobutu n’avait pas expliqué que la presse libre, c’était… à nos risques et périls. En 1991, les premiers Pillages ont eu lieu. Puis, en janvier 1993, les seconds. Finalement, la répression des milieux intellectuels m’a poussé à nouveau à l’exil [IKJ Bofane avait déjà immigré avec sa famille en Belgique en 1960, jusqu’en 1983]. Un an plus tard, le 7 avril 1994, débutait le génocide au Rwanda. C’est à ce moment-là que j’ai compris ce que signifie le mot africanisme. Quels que soient les intervenants sur la question rwandaise – chercheurs de tous horizons, spécialistes, organismes de prévention et de résolution des conflits –, personne n’invitait un seul Rwandais à venir parler de son propre pays ni à échanger. Et puis, ces «africanistes» racontaient des bêtises. À partir de là, j’ai basculé de l’autre côté. Je me suis dit qu’il fallait absolument que nous, Africains, nous puissions prendre la parole, expliquer ce qu’il se passait chez nous, l’actualité comme l’histoire. C’est comme cela que j’ai décidé de prendre la plume. Suite au génocide au Rwanda.

Quelle œuvre vous a montré le chemin?

J’ai commencé à lire très jeune, encore une fois à cause de la guerre. J’habitais à Gemena, un bled au Congo. Il n’y avait rien, donc tout ce qui restait à faire se trouvait dans la bibliothèque de mon père. Mon premier choix s’est porté sur Nana, de Zola. Évidemment, débuter, à 10 ans, avec un ouvrage sur la prostitution, c’était un peu chaud. Pourtant, ce livre, là, au milieu des romans de Stendhal et de Balzac, m’a tout de suite attrapé. J’ai pensé que Nana devait être une Congolaise, et Zola un Congolais qui avait écrit le bouquin. Seulement, dès les premières lignes, je me suis dit que c’était une arnaque. L’histoire se déroulait à Paris, avec des Français. Mais c’était tellement bien écrit que j’ai dévoré le livre. Puis, j’ai continué avec un autre et je me suis laissé avaler par les Rougon-Macquart, que j’ai tous dévorés. La lutte des classes, quand vous avez 10 ans, c’est fabuleux. Les turpitudes de la bourgeoisie, la classe ouvrière, la condition humaine, je découvrais un univers, complet, total, un microcosme à l’aune du monde que je connaissais. Il y avait bien sûr des correspondances avec ce que je voyais au Congo. Les puissants qui veulent soumettre les autres. Les gens qui se laissent soumettre. Des choses qui nous lient. Des destins communs. Malheureusement, depuis que j’ai lu Zola jusqu’à ce jour, pas grand-chose n’a changé.

Quelque chose en particulier a-t-il déclenché chez vous la nécessité d’écrire Nation cannibale, votre quatrième roman?

In Koli Jean Bofane, Nation Cannibale, Denoël, 352 pages, 22 €. DR
In Koli Jean Bofane, Nation Cannibale, Denoël, 352 pages, 22 €. DR

Ça a commencé par une intuition. À chaque fois que j’allais en Haïti, je remarquais la très grande proximité entre ce peuple et les Congolais. Je me disais: «Tiens, il y a une façon de bouger, une façon d’être similaires.» Ensuite, j’ai eu envie d’aller plus loin, d’entreprendre des recherches, et là, je découvre qu’à la veille de l’Indépendance, la majorité des esclaves de Saint-Domingue étaient issus du peuple kongo. Par ailleurs, évidemment, Haïti m’intéresse au niveau politique. Parce que la situation est aussi désastreuse que chez nous. Il y a comme des cycles de violence politique qui reviennent continuellement. Sans oublier le scandale géologique, la malédiction des ressources. Les diamants, l’or, le cuivre, le cobalt, le coltan, etc., au Congo. L’or, l’argent, le cuivre, la bauxite, etc., en Haïti. Alors, j’ai cherché des pistes de réflexion. Je voulais examiner tout cela de près. Je me suis penché sur l’esclavage et la libération. Puis, tout s’est mis à tourner autour de ces deux thèmes. Je me suis demandé: «Ceux qui veulent se libérer de quelque chose, le désirent-ils vraiment? Sont-ils prêts à en payer le prix?» De fait, c’est un peu toutes ces questions que je pose à travers mes personnages.

Le bandeau du livre représente une scène de repas fastueux au début du XXe siècle. Pourquoi ce choix?

Mathématiques congolaises. DR
Mathématiques congolaises. DR

Dans ce que je raconte, nous sommes face au concept du cannibalisme, d’où le titre de mon roman. En compagnie d’ogres, d’anthropophages. Dans la voracité. Et c’est ce que je ressens avec le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui. Quelque chose qui s’est considérablement accéléré depuis que j’ai commencé à écrire ce livre, il y a trois ou quatre ans, au moment du Covid. Généralement, je choisis des visuels d’artistes contemporains congolais, des scènes africaines. Là, je me suis dit: «Non, il faut représenter l’Occident, le continent le plus vorace de tous les peuples de la terre.» Aucun peuple n’a dominé le monde comme l’ont fait les Européens. Donc, cette scène avec des industriels en smoking, réunis pour un repas arrosé autour d’une grande table, ce pourrait être Davos ou encore la conférence de Berlin. Dans la salle, il n’y a quasiment que des hommes, blancs, d’environ 60 ou 70 ans. Ce sont eux qui font le monde. Qui mangent le monde. Le tableau s’appelle Le Dîner d’anniversaire à Adélaïde. Il a été peint par un Danois, Lauritz Regner Tuxen, en 1906. Ce que je voulais montrer, c’est que dorénavant nos ennemis, que l’on soit blanc ou noir, sont communs. Il y a aujourd’hui un président qui parle de colonisation du Groenland ou du Canada, n’est-ce pas? On y est. Nous sommes à égalité.

Vous avez traversé l’Atlantique pour ce roman, non loin des terres de Gabriel García Márquez, à qui l’on pense en vous lisant…

Congo Inc. DR
Congo Inc. DR

Mes livres sont un miroir de la situation en Amérique du Sud. Comme chez nous, les élites sont corrompues, elles volent l’argent des populations et, en plus, leur crachent dessus. Ces pays ont connu la colonisation, l’esclavage et passent par la mondialisation à outrance. Ils se reconnaissent dans mes romans, s’identifient fortement, probablement plus qu’en Europe. Il n’y a pas longtemps, je suis allé en Colombie, le pays du vieux Gabo (surnom de Gabriel García Márquez) et du réalisme magique… Avec Nation cannibale, c’est tout à fait ça. Il n’y a pas vraiment de limite entre la réalité et le merveilleux. Je voulais abolir ces frontières avec le monde des esprits et des divinités. Bien que je dise souvent que la réalité dépasse toujours la fiction!

Votre héros se prénomme Faust et porte un nom de famille qui signifie «celui qui parle». Ce n’est pas anodin…

Un nom a une portée. Surtout en Afrique. S’appelant Faust Losikiya, mon personnage devrait être à la hauteur, en faire plus, dire les choses. Mais c’est un écrivain médiocre, parce qu’il ne va pas assez loin. Il ne se brûle pas les ailes pour créer. En conséquence, il a des complexes par rapport aux autres auteurs qui gravitent dans ce roman. De grands auteurs qui, eux, y vont. Lui se perd dans ses turpitudes. Mais lorsque l’on est écrivain, si l’on ne se concentre pas, il ne se passe rien. Faust ne veut pas s’extraire de ses plaisirs. Comme pour les addictions, c’est un esclavage. La question qui se pose alors est: «Qu’est-on prêt à sacrifier pour se libérer?» C’est là que le choix de son prénom, le diminutif de Faustin, intervient. Car le Faust de Goethe a vendu son âme au diable, un fait définitif qui pèse sur mon héros. Il faudrait à mon personnage, toujours en porte à faux, un grand destin littéraire, mais cela ne vient pas. Il cherche une idée mais n’y parvient pas. Avec les femmes, ça ne va pas non plus. Comme tous les prédateurs sexuels, il croyait être dans son droit, mais il est en procès. Mon Faust est perdu. Un écrivain ne peut pas se permettre d’être dans cet état. Il faut se tenir très près de son sujet pour pouvoir en parler.

L’artiste congolais Freddy Tsimba occupe une place importante dans votre roman. Que vient-il nous dire?

La Belle de Casa. DR
La Belle de Casa. DR

Ce que je raconte de lui est authentique, de A à Z. Je n’ai rien ajouté ni enlevé. Comme tous les écrivains que je mets en scène dans le livre – Trouillot, Mabanckou, Laferrière, Mwanza Mujila, Mbougar Sarr et tant d’autres –, Freddy Tsimba existe vraiment. J’ai longtemps hésité avant de garder des protagonistes de la vraie vie. Seulement, les écrivains, en dehors de leurs livres, sont carrément des personnages. Alors, pourquoi les détourner? J’ai commencé par leur demander leur accord, et c’était parti. Pour en revenir à Freddy, connu pour ses sculptures engagées faites de douilles, de cartouches, de matériaux de récupération, l’histoire qu’il a vécue et que je décris dans mon roman est aussi incroyable que véridique. Prisonnier de factions rebelles africaines, il a dû choisir entre la vie et la mort. En optant pour la survie, il a été obligé de fabriquer des dizaines de casseroles en cuivre, en un temps record, pour le chef, qui voyait là un moyen de gagner de l’argent. Des œuvres pour se sauver. Quoi qu’il en coûte. Freddy, c’est le forgeron prométhéen qui défie la figure du Titan en en devenant un lui-même.

Que symbolisent ces casseroles?

Freddy fabriquait des casseroles, ce qui peut sembler insignifiant mais est tellement précieux. Le chef rebelle l’a compris. À Kinshasa, on voit des gens qui récupèrent du métal dans la rue, dans les poubelles et qui en font des marmites, des poêles, qu’ils vendent à la pièce. Cette chose banale, qui n’a l’air de rien, c’est la vie. Moi, j’ai connu la casserole, non pas une mais deux fois. D’abord, lorsque l’on a dû fuir la guerre d’Indépendance. Vous prenez vos cliques et vos claques, en emportant un minimum de choses. Ma mère n’a choisi ni souvenirs ni photos, elle a attrapé une casserole. Je me suis rendu compte qu’effectivement, sans récipient, on ne peut même pas boire. Puis, en 1991, lorsqu’il a fallu une nouvelle fois s’échapper, nous n’avions aucune idée de notre destination ni de ce que nous allions devenir. Mon épouse en a glissé une dans son grand sac. Mais la casserole peut aussi avoir d’autres fonctions. Les manifestants s’en saisissent pour taper dessus, donner de la voix à leur révolte. Je me souviens également de l’époque des Pillages, où l’on martelait ces ustensiles de cuisine dans les maisons pour se prévenir, entre voisins, que des militaires approchaient. Cela permettait de courir dehors en tirant en l’air. Les coups de feu les faisaient fuir. On appelait cela la stratégie de la casserole. La casserole, ce n’est pas rien. C’est vital.

Faust se trimbale un autre genre de casseroles, notamment, l’épisode de la relation sexuelle forcée au Sofitel. Pourquoi avoir fait écho à l’affaire Strauss-Kahn?

Cette histoire m’interpelle parce que la plupart du temps, même quand certaines femmes en parlent, on a l’impression que c’est une fable. Dès le début, après que l’employée a été abusée par Strauss-Kahn, j’ai souvent entendu dire que c’était un coup monté pour récupérer de l’argent. Par ailleurs, il s’agit d’une femme noire contre un homme puissant, blanc. Pourtant, les preuves étaient là. Bien sûr, ça a choqué. Mais, dans ce contexte, il n’y avait pas d’ambiguïté. Cette affaire est emblématique. Même chose pour les accusations contre Depardieu. Il y a autant de femmes que d’hommes qui traitent les victimes de menteuses. C’est terrible. Non seulement ces hommes-là se prennent pour des dieux, ne voient en aucun cas le mal, mais en plus ils bénéficient de circonstances atténuantes aux yeux d’une partie de la société. Ce phénomène m’atterre et me questionne.

En quoi l’émergence du mouvement #MeToo et la libération de la parole des femmes sont-elles venues réinterpréter la notion de relation sexuelle?

Beaucoup de personnes doivent revoir leur copie. La question du consentement est fondamentale, mais certains ne savent même pas de quoi il s’agit. Dans les relations intimes, il arrive que des petites choses ne soient pas si claires, si nettes. Il faut interroger cela. Et ne pas remettre systématiquement en cause la parole de l’autre. Chacun a son fonctionnement, ses forces et ses faiblesses. C’est pourquoi il faut être prudent, car les dégâts peuvent être phénoménaux. Hommes et femmes, indifféremment, doivent se regarder un peu plus en face, redéfinir ce qu’est leur désir, réfléchir. Je vais encore plus loin, avec la tragédie du viol comme arme de guerre. Dans Congo Inc., j’explique comment s’opèrent les viols et les mutilations génitales en RDC. Des amis m’ont demandé pourquoi j’avais décrit «un truc pareil». Les gens ont du mal à imaginer cela, parce que ce qu’il se passe dans la tête d’un rebelle au Congo, on ne le conçoit même pas. Je déplore que les femmes, un peu partout dans le monde, hormis des Congolaises, n’élèvent pas la voix à ce sujet. Il est temps de regarder les choses en face. Ce qui a lieu au Congo est un crime.

Avant votre premier roman, Mathématiques congolaises, paru en 2008, vous avez publié deux livres pour enfants…

L’artiste plasticien Freddy Tsimba dans son atelier. Connu pour ses sculptures, il travaille à partir de matériaux de récupération. SCMING
L’artiste plasticien Freddy Tsimba dans son atelier. Connu pour ses sculptures, il travaille à partir de matériaux de récupération. SCMING

Au début, je ne voulais pas m’adresser aux adultes. Ils avaient beau s’informer, personne ne savait ou ne comprenait ce qui se déroulait dans ce pays que l’on appelait le Zaïre à l’époque. D’ailleurs, jusqu’à maintenant, la problématique congolaise reste compliquée à saisir. J’ai donc préféré destiner mes textes aux enfants, accompagnés de dessins de l’illustrateur Lev. Dans Pourquoi le lion n’est plus le roi des animaux, j’ai proposé une parabole sur la dictature. Une façon de mettre en garde, d’expliquer aux petits, en me disant qu’ils étaient peut-être plus ouverts à mon discours. J’ai ensuite publié Bibi et les canards, sur le thème de la migration. Prochainement, je vais publier un nouveau livre qui leur sera destiné. Il parlera du pangolin. Quand on m’a raconté que le métabolisme de ce petit mammifère renfermait des virus, j’ai sauté au plafond. Tout le monde l’a insulté, l’a maudit. Il a servi de bouc émissaire. Moi qui suis Congolais, je le connais bien. C’est l’animal le plus inoffensif, le plus précieux et le plus délicat qui soit. Si vous lui faites peur, il se met en boule. Alors, vous pouvez le cueillir comme une fleur. Certains couvre-chefs de dirigeants de nos sociétés tribales portent d’ailleurs des écailles de pangolin. Chez nous, elles représentent la cohésion sociale. Vous en blessez une seule et toutes les autres tombent malades. Mon rôle d’écrivain est de révéler, de dénoncer et de transmettre.

Patrick Chamoiseau a écrit récemment: «L’esprit de poésie est très présent chez les gens qui se battent.» La poésie peut-elle tout investir?

Comme lui, je m’interroge sur les pouvoirs de la création artistique, notamment face à l’ordre néolibéral du monde. Cependant, je ne suis pas poète. Je n’ai jamais écrit de poème, même pour essayer. J’y suis pourtant très sensible. Mais trop sensible. Écrire de la fiction me met déjà dans des états impossibles, alors écrire des vers… Néanmoins, la poésie est présente dans Nation cannibale. Alors que le pays se trouve plongé dans une nuit de plusieurs jours, un cercle de poètes réunis autour de Lyonel Trouillot déclame des poèmes. La poésie traverse mon récit, donne corps à la réalité et à l’inventé, aux mondes que je dévoile et qui s’entrechoquent. Que ce soit à travers la voix de Marie-Ange Claude, «Haïti mon amour/Sous nos langues dort un goût amer…», ou de Kettly Mars, «D’une mort qui donne vie/Toujours plus de vie/Pour se donner du répit…». Je ne connais pas Kettly, mais je me sens très proche d’elle. Suite au tremblement de terre en Haïti, elle a écrit un texte qui compare ce cataclysme à un animal souterrain qui se meut, une espèce de monstre. De mon côté, dans Mathématiques congolaises, je décris la faim tel un reptile hargneux, assez similaire à celui de Kettly. La proximité avec Haïti, qui tisse mon roman, c’est aussi ça. Un même imaginaire.

Selon vous, l’écrivain doit-il se trouver au bord de la falaise pour écrire?

Comme le dit Freddy Tsimba, il faut savoir aller se promener dans les parages de l’enfer, donner de sa personne. Sinon, on ne va pas au bout de ce que l’on veut dire. Alors, oui. C’est le risque nécessaire à prendre. Au moment des guerres de Yougoslavie, je me trouvais à une rencontre d’écrivains pour parler de «la littérature et [de] la guerre». L’un d’entre-nous, un Serbe, cigarette à la bouche, a déclaré n’avoir jamais écrit sur la guerre, ne pas être inspiré. Alors, le modérateur a expliqué qu’il n’avait en effet jamais publié de livre sur ce thème, mais un texte, si: «On va me tuer. On ne va pas me tuer. On va me tuer. On ne va pas me tuer. On va me tuer. On ne va pas me tuer…» Toute une page comme ça. C’est le texte le plus tragique que j’ai entendu. C’est jusque-là qu’il faut aller.