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Editos

L’IA doit passer par nous

Par Zyad Limam
Publié le 4 juillet 2025 à 08h35
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La révolution est en cours, inexorable, de magnitude civilisationnelle. Plus encore que la révolution industrielle qui bouleversa les économies et les sociétés du XIXe siècle. L’IA, l’intelligence artificielle, l’enfant ultime et surdoué du World Wide Web, dont on expérimente aujourd’hui la préhistoire technologique, aura des impacts majeurs sur la manière dont nous vivons et travaillons en société. Aujourd’hui, l’outil est imparfait, hésitant. Les nuances et la culture lui échappent. Mais la machine progresse. Et sur les plans quantitatif et analytique, elle est déjà très performante.

L’IA va transformer l’économie globale, bouleverser le marché du travail, les process des entreprises. Elle va transformer les communications, les traductions, les échanges entre humains. Elle va transformer l’agriculture en fournissant des outils d’analyses au millimètre (sols, climat, intrants, chaîne de valeurs…), transformer les paradigmes de la médecine, avec une capacité de gestion de données inaccessible à l’homme. Elle vaimpacter lesquestionsde souveraineté nationale, de politique, elle va modifier (elle le fait déjà) la manière de faire la guerre, d’espionner…

L’IA va dominer ce monde en train de naître… Les risques sont connus, existentiels : désinformation, manipulation, discrimination, perte de contrôle humain avec des processus automatisés…Un futur non maîtrisé est largement possible, qui pourrait ressembler à un mélange effrayant entre Big Brother et Terminator.

Le scénario du pire est loin d’être sûr, et la maîtrise de l’outil est probable. Mais le monde de l’IA risque d’être surtout un monde encore plus inégalitaire. Inégalitaire dans chaque nation, entre ceux qui auront la capacité de l’utiliser, d’en bénéficier. Et ceux qui ne l’auront pas. Et surtout inégalitaire entre les nations. L’IA demande des ressources phénoménales, en modes de calcul, en espaces de stockage, en ressources énergétiques. En financements, dont l’échelle est un multiple en milliards de dollars.

Selon une étude de l’Université d’Oxford, seule une trentaine de pays abritent les méga-data centers qui forment l’architecture du fameux Cloud, indispensable au développement de l’IA. Les États-Unis et la Chine font la course en tête de très loin. Et ils sont aussi les seuls producteurs ou presque des super puces nécessaires pour faire tourner la machine. L’Europe dispose tout de même d’avantages précieux: la production électrique, les réseaux numériques, les compétences. Les pays du Golfe tentent de s’imposer sur la carte à coups de dizaines de milliards de dollars. L’Amérique latine et surtout l’Afrique sont très loin…

Dans son best-seller Homo Deus (2015), Yuval Noah Harari nous prévient. La révolution numérique et l’essor de l’IA ne suivront pas le même schéma que celui de la révolution industrielle du XIXe siècle: « Les technologies du XXI e siècle pourraient créer une division permanente entre des superpuissances technologiques et le reste du monde.»

Pour l’Afrique, la prise en compte de l’impact de l’IA est cruciale. Aujourd’hui, le continent, avec ses 54 pays et son 1,4 milliard d’habitants, représente moins de 1% de la capacité mondiale en data centers. Certes, nous utilisons tous les jours un peu plus des applications qui peuvent transformer le quotidien. Mais l’IA n’a pas le pouvoir magique de régler toutes les questions du développement. Certes, des grandes entreprises du premier monde développent des capacités, en Afrique du Sud, en Côte d’Ivoire, au Kenya, au Ghana, au Maroc… Mais nous sommes terriblement dépendants et démunis –de moyens de financements, d’énergie… – pour nous inscrire dans cette course, pour ne pas être que des petits clients définitivement relégués en division deux du monde qui vient. David Solomon, patron de Goldman Sachs, illustre l’enjeu: «L’IA peut faire 95% du travail en quelques minutes… Les 5% restants sont désormais ceux qui comptent, car tout le reste est devenu une commodité.»

Nous devons mobiliser les ressources pour pouvoir être un acteur non marginal des 95%, pour avoir la capacité de stocker la commodité. Mais nous devons surtout être capables d’utiliser l’outil, de former nos jeunes, de développer nos propres applications. Pour faire partie des 5%.