La bombe démographique
Les chiffres peuvent donner le vertige. L’Afrique vit une révolution démographique majeure. Sa population globale a été multipliée par cinq en soixante ans, entre 1960 et 2020. Aujourd’hui, elle compte plus de 1,2 milliard d’habitants, soit 15 % de la population mondiale, contre 7 % en 1960. À quelques rares exceptions près, au Maghreb, et tout particulièrement en Tunisie, la transition démographique du continent est à peine entamée. Nous continuons à croître sur une cadence trop élevée, de plus de 2,7 % par an. Une femme française a en moyenne 1,8 enfant. Une Africaine en a 4,4, et même 6,8 si elle vit au Niger. Au rythme actuel, en 2050, dans un peu moins de trente ans, la population du continent aura doublé pour atteindre 2 milliards d’êtres humains. Le Nigeria aura détrôné les États-Unis comme troisième pays le plus peuplé de la planète (derrière la Chine et l’Inde), avec près de 450 millions d’habitants. Et la République démocratique du Congo pourrait devenir le huitième, avec près de 215 millions d’habitants. Juste devant l’Éthiopie (213 millions). Les pays du Sahel sont particulièrement concernés. Le Niger pourrait compter 70 millions d’habitants (concentrés largement dans sa bande sud), et le Mali pourrait dépasser la barre des 50 millions. Même là où les situations sont relativement sous contrôle, on parle facilement de doublement de la population. 50 millions d’habitants en Côte d’Ivoire. 30 millions au Sénégal… Ces prévisions restent évidemment des prévisions. Mais la tendance de fond est là. C’est une situation d’urgence existentielle.
On connaît les arguments du relativisme démographique. Oui, effectivement, les enfants sont une richesse, mais une richesse humaine, pas une force de travail. Oui, il faut tenir compte du poids des traditions, du religieux, mais pas au point de sacrifier la nation. Oui, la densité humaine moyenne du continent reste relativement faible (disons 46 habitants au kilomètre carré), mais ce chiffre cache des disparités majeures (très forte concentration côtière, dépeuplement des hinterlands, exode rural massif…).
La réalité, incontournable, c’est que ces ni - veaux de croissance démographique ne sont pas soutenables. Ils handicapent le développement et l’émergence du continent. Le président nigérien Mohamed Bazoum, en pointe sur le sujet malgré les risques politiques, l’a dit : « Aussi longtemps que nous ferons des enfants sans avoir l’intention de vraiment bien les nourrir et les éduquer, nous serons exposés à l’extrême pauvreté, et notre orgueil national sera toujours affecté par notre rang de dernier pays du monde en matière d’indice de développement humain… »
Oui, la réalité, c’est que l’Afrique doit maîtriser sa fécondité, quels que soient les tabous, les a priori, les environnements religieux. Et que la clé de cette maîtrise se trouve chez les femmes et les filles, leur éducation, leur protection, leur intégration dans le marché du travail, l’égalité des droits (nous y reviendrons).
Du nord au sud, les taux de croissance économique moyens de 5 % sont largement avalés par l’accroissement des populations. La sécurité alimentaire, la sécurité en eau, les sources d’énergie vont devenir des paramètres de survie (on pense à l’Égypte avec une population estimée à 160 millions d’habitants à mi-siècle…). La dynamique favorise l’émergence de méga-cités dont la maîtrise va devenir incroyablement complexe. La démographie impose aux États de fortes pressions, en matière d’investissements sociaux, en particulier dans l’éducation, la santé, alors que la situation actuelle est déjà dégradée. Les populations très jeunes sont « révolutionnaires » par nature, exigeantes. Elles ont besoin d’emplois, de pouvoir se dessiner un avenir. Comment créer ces centaines de millions de jobs urbains dans les décennies à venir ? Comment « turbo charger » la production agricole pour nourrir ces centaines de millions de jeunes ? Comment financer un tel effort à l’échelle d’un continent ? Comment mobiliser les opinions internationales sur l’impact planétaire de ce qui se passe aujourd’hui en Afrique ?
Ce débat est central pour nous, Africains. Parce que la réalité, c’est que notre continent va devenir le centre du monde. Par sa population, il sera au cœur des enjeux, économiques, sociétaux, climatiques.
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