La dure écologie du cargo
Alors que la décarbonation mondiale du transport maritime s’enlise, Djibouti prend les devants avec une taxe souveraine appliquée aux navires. Une initiative pionnière pour financer ses projets climatiques, mais aussi pour affirmer un leadership africain dans la transition écologique.
Comment réduire l’empreinte carbone du transport maritime mondial (3% du total des émissions de gaz à effet de serre), qui n’a cessé de croître entre 2019 et 2024 (de 884 à 974 millions de tonnes de CO2 ) selon l’OCDE?
Mi-octobre, à Londres, l’Organisation maritime internationale (OMI) repoussait d’un an la ratification de l’accord NZF (cadre net-zéro), voté en avril, visant à taxer d’ici 2030 chaque navire de 100 à 380 dollars.
Objectif pour cette industrie: atteindre une neutralité carbone à l’horizon 2050.
Mais les très fortes pressions des États-Unis, de l’Arabie saoudite et de la Russie en auront eu raison. «Les États-Unis ne toléreront pas cette arnaque verte mondiale sous forme de taxe sur le transport maritime et ne s’y conformeront d’aucune manière», avait tempêté le président Trump la veille sur son réseau social Truth Social. C’était compter sans la levée de boucliers des armateurs souhaitant administrer eux-mêmes la future manne au sein d’un «Fonds OMI» et craignant un patchwork de législations nationales.
Mais à Djibouti, «on ne peut pas attendre de telles échéances, alors que l’urgence est quotidienne en matière d’éducation, d’énergie, de perte de biodiversité, de difficultés pastorales et agricoles, de sécheresse, et surtout quand on dispose d’un tel potentiel solaire», réagit Ahmed Araita Ali, secrétaire général de la fondation Africa Sovereign Carbon Registry (ASCR), ancien ambassadeur au Japon, entouré par l’ancien président du Conseil constitutionnel Abdi Ibrahim Absieh et de Mohamed Abdillahi Wais, secrétaire général de la présidence. Un organisme rejoint récemment par des personnalités comme l’ex-Premier ministre nigérien Ibrahim Assane Mayaki, ou encore l’ancienne ministre française de l’Environnement et avocate Corinne Lepage.
En vigueur depuis 2023, ce dispositif «pollueur-payeur» (entériné par les Accords de Paris en 2015) mis en place par la fondation permet de prélever 17 dollars par tonne de CO2 sur chaque bateau accostant à Djibouti, ainsi que – spécificité nationale – sur chaque compagnie aérienne, un secteur où la mesure n’a pas suscité autant de débats.
«UN BRUXELLES DU MARCHÉ CARBONE»
En pratique, les fonds sont versés dans une banque de la place djiboutienne et reversés aux pays qui y disposent d’un sous-compte, sous l’œil attentif de cabinets d’audit et de vérification. «Nous devenons un Bruxelles du marché carbone souverain africain!» s’enthousiasme le secrétaire général.
Décidée en 2022 par le président Ismaïl Omar Guelleh au retour de la COP 27 de Charm el-Cheikh, l’initiative s’inspire directement du système d’échange de quotas d’émissions de l’Union européenne (EU ETS) où il a déjà permis de collecter 33 milliards d’euros en 2023 (90 à 100 euros la tonne). L’armateur paie ainsi 50% au pays de départ et 50% au pays destinataire. Toutefois, faute de mécanisme réciproque, la partie revenant aux États africains se perdait jusqu’alors sur le marché de compensation carbone international. Sans que ces derniers en voient vraiment la couleur…
Ce sont plus de 20 millions de dollars qui pourraient ainsi être perçus par le registre djiboutien à terme. Il s’agit également de démontrer que l’Afrique est en mesure d’harmoniser son mécanisme et de gérer de manière souveraine les fonds «au lieu d’attendre un pourcentage dans cinq ans sur les apports des uns et des autres et qui seraient en plus gérés de manière globale par l’industrie», poursuit le secrétaire général, qui assure par ailleurs qu’«il n’y a aucun bras de fer avec l’OMI».
Sur le terrain, le registre a déjà permis de financer une cinquantaine de projets, notamment la préservation et la restauration des sols sur le plateau d’Ayladou, le replantage de 15000 palétuviers sur les côtes de Douda, Ras Ali, Godoria et Khor Angar, la protection des tortues marines sur les îles de Moucha et Maskali, le déploiement de véhicules solaires pour l’aéroport, la collecte de trois tonnes de déchets plastiques, et bientôt la production de biochar dans la forêt du Day, la valorisation du bois mort, une unité de production d’eau atmosphérique au lac Abbé.
Après avoir convaincu le président Brice Clotaire Oligui Nguema, le Gabon a rejoint en janvier 2025 l’initiative. Et la petite république d’Afrique de l’Est poursuit son plaidoyer panafricain à travers un marathon diplomatique qui a conduit ses émissaires à rencontrer, entre autres, le Premier ministre guinéen Amadou Oury Bah, le ministre congolais de la Coopération internationale Denis Christel Sassou Nguesso, le chef de cabinet de la présidence camerounaise Samuel Mvondo Ayolo, ou encore le Premier ministre tanzanien Kassim Majaliwa. Maurice et le Togo font aussi partie des pays approchés.
Ancien ministre djiboutien des Affaires étrangères, Mahmoud Ali Youssouf a apporté à la fondation en septembre, lors du second Sommet africain pour le climat à AddisAbeba, le précieux soutien de la Commission de l’Union africaine (UA) qu’il préside depuis cette année. Lors de l’assemblée générale des Nations unies à New York, son successeur au ministère djiboutien des Affaires étrangères, Abdoulkader Houssein Omar, a rappelé la singularité de cette initiative pour que l’Afrique puisse parler d’une même voix. Une voix que Djibouti entend également porter le 10 novembre prochain lors de la COP 30 à Belém.