La lutte des massaïs pour leur terre
Des dizaines de milliers d’entre eux sont en passe d’être délogés de leur domaine ancestral, la région du Ngorongoro, en Tanzanie. En laissant la place à une réserve de chasse pour de riches clients étrangers. Outre la spoliation, cette polémique interroge sur ce modèle conservationniste avec des parcs naturels vidés de tout habitant. Après tout, les « indigènes » ne sont-ils pas les plus à même de protéger la nature ?
Si la couleur rouge des habits des Massaïs est supposée effrayer les lions, elle est visiblement sans effet sur les forces de l’ordre. Vendredi 10 juin, à Loliondo – une zone située juste au nord du célèbre cratère de Ngorongoro –, la savane était ponctuée de centaines de silhouettes vêtues d’uniformes verts ou drapées de rouge : des policiers tanzaniens ont affronté des manifestants massaïs. Avec leurs hautes statures élancées, leurs tuniques en shuka, leurs bijoux de perles multicolores et leurs lobes d’oreilles distendus, les Massaïs figurent parmi les peuples traditionnels les plus célèbres du continent, du fait de l’importance du secteur touristique au Kenya et en Tanzanie (environ 10 % du PIB avant la pandémie).
Pourtant, ces éleveurs semi-nomades ne sont plus les bienvenus : le 6 juin, au terme d’une réunion à huis clos, l’administration locale (le commissariat régional d’Arusha) a décidé de l’expulsion d’environ 70 000 Massaïs répartis dans une zone de 1 500 km2, englobant 14 villages de la région de Loliondo. Une fois vidée de ses habitants, la zone sera transformée en une réserve de chasse gérée par la société émiratie Otterlo Business Corporation (OBC). Le lendemain, 700 policiers ont donc entrepris de planter plus de 400 balises délimitant le terrain. Mais lorsque les forces de l’ordre sont revenues le 10 juin, elles se sont retrouvées face à des centaines de Massaïs en train d’arracher les balises de la discorde. Les manifestants étaient pour certains équipés de lances, d’arcs et de flèches… mais aussi de smartphones.
C’est grâce à ces téléphones que le monde entier a pu voir la suite des événements : des photos et des vidéos, prises par les manifestants, ont rapidement circulé. En Europe, des Tanzaniens de la diaspora, qui avaient relayé ces images via les réseaux sociaux, se sont vus intimider… On y voit, au milieu des acacias, des manifestants parfois armés de lance, courir sous les nuages âcres de gaz lacrymogènes et les tirs de balles réelles, qui sifflent et détonent. Sur des photos, plusieurs Massaïs exhibent des blessures visiblement provoquées par des armes à feu. Selon les enquêteurs des Nations unies, une trentaine de manifestants ont été blessés. Les policiers déplorent de leur côté un mort : le brigadier Carlus Mwita Garlus, 35 ans, tué par une arme de jet – lance ou flèche, les sources divergent. Et une vingtaine de personnes ont été arrêtées en lien avec ce meurtre et incarcérées à Arusha. Leurs avocats dénoncent des mauvais traitements en détention.
UNE DÉCISION AU NOM DE L’« INTÉRÊT NATIONAL »
Le gouvernement tanzanien justifie ainsi sa décision d’expulser les Massaïs : « Il existe un grand risque que l’environnement de la région se dégrade », expliquait en février le Premier ministre Kassim Majaliwa, qui redoute l’impact sur le tourisme et pointe la croissance démographique des Massaïs (ils n’étaient que quelques milliers dans les années 1960 et sont désormais au moins 150 000) comme de leur bétail (on compte plus de 800 000 têtes aujourd’hui). En 2018, le gouvernement avait en effet mandaté des experts afin d’examiner le modèle de multiple land use (où humains et nature se côtoient), sous l’égide du conservateur en chef de la Ngorongoro Conservation Area Authority, Freddy Manongi, parvenu à cette conclusion : « Si l’on ne change pas de modèle, les problèmes seront encore plus importants dans le futur. » Le commissaire régional d’Arusha, John Mongella, parlait, lui, en janvier, d’« une décision dure à prendre »au nom de l’«intérêt national ».
Mais les Massaïs ne l’entendent pas de cette façon. Ils mettent en avant la symbiose de leur mode de vie avec la faune et la flore : ils sont éleveurs de bétail (et non chasseurs-cueilleurs) et estiment donc que leur impact sur l’environnement est infime, comparé à celui des cohortes de touristes en véhicules tout-terrain, des pistes d’atterrissage, des lodges, sans parler des riches collectionneurs de trophées qui déboursent des dizaines de milliers de dollars pour abattre des animaux sauvages…
L’époque où ils tuaient les lions qui s’attaquaient à leurs vaches est terminée : « Je n’ai jamais, de ma vie, mangé de gibier », jure Ngakenya Ole Njooyo, un Massaï d’une quarantaine d’années, dans une vidéo récemment mise en ligne sur YouTube par le média indépendant tanzanien The Chanzo Initiative. Plusieurs vieilles femmes y témoignent de leur expulsion du Serengeti en 1959 par les autorités coloniales britanniques, et affichent leur détermination à ne pas se laisser faire cette fois-ci : « Je ne veux pas partir, et je ne partirai pas », kilomètres, jusqu’aux districts de la côte océanique, dénonce leur avocat, Joseph Moses Oleshangay [voir son interview pages suivantes]. Le Haut- Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme soupçonne les autorités de vouloir expulser 80 000 autres Massaïs de l’aire de conservation du Ngorongoro : « Nous sommes inquiets des projets de la Tanzanie de déplacer près de 150 000 Massaïs de Ngorongoro et Loliondo, sans leur consentement préalable, libre et éclairé », a déclaré le 15 juin l’agence onusienne dans un communiqué, dénonçant « un déplacement arbitraire interdit par le droit international ».
Les Massaïs se perçoivent comme les conservateurs naturels de leur environnement. Directeur de l’ONG Ngorongoro NGO Network, Samwel Nangiria dénonçait le 8 mars à Al Jazeera « la continuation d’un processus colonial pour [les] expulser » : « Nous avons pris soin de toutes ces terres, depuis si longtemps, et nous continuerons d’en prendre soin. Car en prendre soin signifie qu’elles continueront à nous fournir ce dont nous avons besoin. La terre pour nous n’est pas isolée du reste, elle est source de connaissance, de vie, d’identité. »
À la saison des pluies, en novembre, ils font migrer leurs troupeaux vers les hautes terres, afin d’éviter que le cheptel ne croise la migration des herbivores sauvages, parfois porteurs de maladies (comme la fièvre catarrhale maligne) : la faune bénéficie donc des verts pâturages entretenus par les éleveurs, qui prennent également soin des points d’eau. Au contraire, là où les Massaïs sont absents, comme au Serengeti, la savane est envahie par une herbe invasive, la Bidens pilosa, et les autorités doivent déployer des bataillons de rangers afin de débroussailler.
ALLIÉS DES ÉCOSYSTÈMES
De nationalité argentine, Fiore Longo est l’une des responsables en France de Survival International, une association britannique qui défend les droits des peuples indigènes autochtones à travers le monde, de la Laponie à l’Australie, en passant par l’Afrique. Cette structure s’oppose âprement à une conception virginale de la conservation de la nature et de la faune, défendue par d’autres ONG occidentales : « Depuis la colonisation, ce modèle de protection de la nature considère que les peuples autochtones gaspillent et abîment les ressources naturelles », nous explique Fiore Longo, en rappelant que les premières aires protégées ont été créées « pendant la période coloniale », en expulsant manu militari ces derniers. « Ils veulent sanctuariser la nature, pour les touristes étrangers, pour une élite blanche, au nom d’un imaginaire transmis notamment par Disney. Mais une nature sans habitants, cela n’existe tout simplement pas ! Le meilleur moyen de protéger ces zones est d’y garantir le droit des peuples autochtones au mode de vie traditionnel, défenseurs de leur environnement, qu’ils savent préserver. »
C’est un fait établi, les chasseurscueilleurs d’Afrique centrale, d’Amazonie ou de Bornéo ont bien moins d’impact sur la forêt que l’agrobusiness ou l’exploitation minière. En Indonésie, un peuple comme celui des Orang Rimba de Sumatra a d’ailleurs été expulsé de la forêt au prétexte de protéger celle-ci… avant qu’elle ne soit ratiboisée pour laisser la place à des plantations d’huile de palme ! La preuve en chiffres : la Banque mondiale confirmait déjà en 2008, dans le rapport The Role of Indigenous People in Biodiversity Conservation : The Natural but Often Forgotten Partners, que les territoires où les peuples autochtones perpétuent leur mode de vie traditionnel englobent 22 % des terres du globe, ce qui coïncide avec 80 % de la biodiversité de la planète.
Au Rwanda, les autorités ont appris à la population locale à s’accommoder de la présence des gorilles et l’ont associée aux revenus des parcs nationaux. Une politique qui a permis de quasiment doubler le nombre de grands singes, jadis menacés d’extinction, en une vingtaine d’années. Un exploit d’autant plus notable que le pays est surpeuplé (459 habitants au km2 en 2018).
Entre 2013 et 2017 déjà, les autorités tanzaniennes avaient procédé à des expulsions à Loliondo, n’hésitant pas à incendier les cases des récalcitrants. La Cour de justice de l’Afrique de l’Est (EACJ) avait alors condamné ces actions et donné raison aux Massaïs. Le ministre des Ressources naturelles et du Tourisme de l’époque, Hamisi Kigwangalla (2017- 2020), avait annulé la licence d’Otterlo Business Corporation et dénoncé publiquement la « corruption » de certaines élites avec cette société émiratie.
« OBC opère dans la région depuis les années 1990 », nous explique Anuradha Mittal, responsable du think-tank américain Oakland Institute, qui examine les politiques de développement et leurs impacts. Elle dénonce « une mentalité coloniale » : « OBC se comporte comme s’ils étaient chez eux. Lorsque vous êtes à proximité de leurs sites en Tanzanie, votre téléphone vous souhaite la bienvenue aux Émirats arabes unis ! » assuret-elle. Avant d’ajouter : « Ils ont leur piste d’atterrissage privé au beau milieu de la faune. Et on accuse les Massaïs d’abîmer l’environnement ? OBC veut expulser les autochtones pour faire une réserve de chasse pour la famille royale émiratie, et il existe des soupçons de corruption concernant plusieurs politiciens, dont Abdulrahman Kinana [secrétaire général du Chama Cha Mapinduzi, le parti de la révolution, au pouvoir depuis l’indépendance en 1962]. »
La présidente Samia Suluhu Hassan s’est rendue en février dernier en visite officielle aux Émirats, durant laquelle la fameuse tour Burj Khalifa – le plus haut gratte-ciel du monde – a été éclairée aux couleurs du drapeau tanzanien pour l’occasion. Native de Zanzibar, l’ancienne vice-présidente a succédé en mars 2021 au chef d’État John Magufuli, brusquement décédé – peut-être du Covid-19 – à l’âge de 61 ans. Surnommé « le bulldozer » et élu en 2015, il avait de nouveau regagné les élections en octobre 2020, après un scrutin contesté.
« Malheureusement, estime Anuradha Mittal, la présidente Suluhu Hassan montre le même visage autoritaire que le président “bulldozer”. » Le 17 juin, les autorités tanzaniennes avaient déjà affiché leur détermination à accueillir les chasseurs du Golfe. La EACJ, qui devait se prononcer le 22 juin sur la situation des Massaïs, a finalement reporté in extremis sa décision à septembre prochain