La réforme en avant toute
Bola Tinubu, président d’une fédération de 225 millions d’habitants, assume les conséquences de mesures courageuses et douloureuses. Un agenda incontournable pour faire du Nigeria, enfin, une puissance économique de premier plan.
«Les subventions aux carburants sont donc terminées», annonce de manière laconique et sans prendre de pincettes le successeur de Muhammadu Buharilors de son discours d’investiture. Dans la foulée, Bola Tinubu déclare sa volonté de libéraliser le marché des changes pour permettre au naira de retrouver sa valeur. Quasi immédiatement, la Banque centrale du Nigeria rend la parité du naira fluctuante avec la devise américaine. Les subventions sur les carburants, qui avaient cours depuis la fin des années 1970, étaient prévues dans le budget fédéral jusqu’en juin 2023. Lui, président, revendique d’y mettre un terme sans délai, alors que cette mesure fut longtemps considérée comme un «acquis social» par les classes moyennes et supérieures… Dix-huit mois plus tard, la position de Tinubu n’a pas bougé d’un iota. Malgré le mouvement #EndBadGovernance, qui réclamait en août dernier le retour de la subvention. Malgré les multiples bras de fer avec les principales centrales syndicales, qui en parallèle exigent l’augmentation du salaire minimum. Malgré aussi les nombreuses visites, diurnes et nocturnes, de certains gouverneurs et parlementaires de sa majorité en audience privée à la villa d’Aso Rock, le palais présidentiel d’Abuja. Sans parler des critiques acerbes de ses deux opposants Atiku Abubakar (PDP) et Peter Obi(Parti travailliste).Il entend tout. Il écoute tout le monde. Mais le chef d’État nigérian maintient son cap. Sûr de lui et de sa méthode. Sans ciller devant l’envolée des prix du carburant à la pompe, passés de 185 à plus de 1200 nairas dans les États les plus éloignés de Lagos, port d’arrivée des produits raffinées importés au Nigeria.
Le président est conscient du choc pour une large majorité de ses concitoyens. Néanmoins, l’arrêt des subventions aux carburants est aussi un signal fort, en direction de toute la filière du pétrole d’abord, mais aussi vis-à-vis de tous les opérateurs économiques publics et privés du Nigeria, selon Olabode Sowunmi, expert en pétrole et gaz de Cabtreng Consulting: «La façon dont le Nigeria organise et équilibre ses comptes, mais aussi la manière dont il administre son budget et gère son économie sont problématiques. Ce n’est pas comme si cela datait d’hier. Par conséquent, le pays ne peut plus se permettre de verser ces subventions aux carburants.»
DE GRANDS PROJETS NATIONAUX
Expert-comptable de formation, le président Tinubu s’attaque naturellement aux comptes du Nigeria, comme le suggèrent depuis plusieurs années le FMI et la Banque mondiale. De manière systémique, les recettes liées au pétrole financent à près de trois quarts le budget de l’État. C’est d’ailleurs toujours le cas pour le budget 2025, présenté fin novembre 2024.
L’objectif du président est donc de transformer le Nigeria du XXI e siècle comme il a su le faire à Lagos entre 1999 et 2007. En effet, à l’époque, l’ex-gouverneur de la ville s’appuie sur une politique fiscale inédite au Nigeria pour nourrir les finances de la mégalopole du sud-ouest. Privé d’allocation fédérale par le président d’alors, Olusegun Obasanjo, Tinubu muscle les services fiscaux de son administration. Il taxe ainsi les grandes entreprises nationales et internationales dont les sièges sont sur le territoire, mais aussi les emblématiques danfos – ces minibus jaunes qui sillonnent Lagos.
Dix-sept ans plus tard, le président dépose au Parlement nigérian un projet de loi fiscale – pour l’instant peu visible par la population, mais qui pourrait à long terme modifier la réputation du Nigeria auprès des milieux financiers internationaux, si ce projet s’applique. Il est question de l’harmonisation et de la simplification des guichets fiscaux à tous les échelons, du fédéral au local, de l’utilisation des technologies numériques pour collecter les impôts, de faire passer la TVA par paliers de 10% l’an prochain à 15% en 2030. L’idée étant que les rentrées fiscales puissent peser 18% du produit intérieur brut à l’horizon 2026.
UN GOUVERNEMENT QUI MONTRE L’EXEMPLE
Ce vœu n’est pas forcément chimérique. En effet, en 2011 les impôts constituaient un cinquième de la production de richesses. La prise en compte du secteur informel depuis 2014 dans le calcul du PIB du Nigeria a fait reculer mécaniquement le poids des impôts. Puisqu’informels, donc sans existence légale, des pans entiers de l’économie ne paient pas d’impôts sur les bénéfices ni sur les revenus. C’est pourquoi en 2021 les impôts représentaient seulement 10,86% du PIB. Ainsi le chef de l’État mise sur la fiscalisation de la quatrième puissance économique africaine, et donc sur la normalisation du secteur informel.
Un pari potentiellement gagnant sur le papier, tant ce secteur dynamisé par la jeunesse contribue à l’économie. Selon le FMI, le secteur informel nigérian représentait plus de la moitié (65%) du produit intérieur brut du pays en 2017. Aujourd’hui, de nombreux experts estiment que cette part représente 58,2%. Pourtant, le défi est immense: dans un pays dont le nombre d’habitants approchera les 377 millions en 2050, le président Tinubu doit absolument convertir la grogne actuelle de dizaines de millions de Nigérians, mécontents du prix du carburant, du prix de l’électricité et de l’effondrement de leur pouvoir d’achat, en adhésion pour faire repartir le pays sur des bases financières plus saines. Car comme l’indique le rapport sur les comptes budgétaires 2023 de l’auditeur général de la Fédération, le gouvernement a réalisé des recettes d’environ 6000 milliards de nairas, dépensé 19500 milliards de nairas et enregistré un déficit de 13500 billions de nairas, soit -225% des recettes totales, soit plus de trois fois ce qu’il a gagné en recettes.
En annonçant des économies dans le train de vie de l’État fédéral, avec notamment la suppression des doublons dans les administrations et agences fédérales, Bola Tinubu fait passer un message fort: la Fédération doit montrer l’exemple. Pour les femmes et les hommes politiques originaires du sud-ouest, le social-démocrate Obafemi Awolowo a longtemps été une référence: figure majeure pour l’indépendance nigériane au cours des années 1950, puis défenseur du fédéralisme, l’ancien Premier ministre de la région Ouest a porté des politiques basées sur l’État-providence, rendant notamment l’éducation et les soins gratuits. Yoruba comme lui, Tinubu fait sien l’héritage d’Awolowo. Mais c’est aussi d’une autre source de sa région qu’il s’inspire: l’homme d’affaires et politicien Moshood Abiola, vainqueur de l’élection présidentielle du 12 juin 1993, mais jamais investi et mort en prison. Ce dernier soutenait la dérégulation du marché pour sortir le Nigeria de la gestion centralisée et autocratique des juntes militaires. En accédant au poste suprême trente ans après l’échec tragique de son mentor, le président Tinubu veut laisser une trace dans l’histoire de son pays et être reconnu comme un homme d’État réformateur libéral.