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Le port de Doraleh Multipurpose (DMP) propose à la fois une activité conteneurs et une activité vrac.PATRICK ROBERT
Le port de Doraleh Multipurpose (DMP) propose à la fois une activité conteneurs et une activité vrac.PATRICK ROBERT
Découverte / Djibouti

La stratégie
de l’adaptation

Par Rémy Darras - Publié en juin 2024
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Pandémie du Covid-19, instabilité en Éthiopie, guerre en Ukraine, tensions en mer Rouge… Les terminaux du pays doivent affronter une nouvelle donne complexe. Pourtant, la stratégie d’investissement et de diversification, menée depuis plusieurs années, permet d’amortir le choc. Mais aussi de voir loin.

Alors que 20% du commerce maritime mondial et un million de barils de brut passaient chaque jour par le détroit de Bab el-Mandeb, celui-ci a vu, début 2024, son trafic baisser de moitié, selon le Fonds monétaire international (FMI). Depuis décembre dernier, les plus grands armateurs mondiaux, comme CMA CGM, Maersk, Cosco, MSC ou encore Hapag-Lloyd, ont ainsi rayé de leur carte cette route devenue le «théâtre des opérations» des milices houthis, originaires du Yémen et soutenues par l’Iran, n’hésitant pas à attaquer des navires et à capturer des équipages. Les compagnies lui préfèrent désormais le cap de bonne espérance. Un allongement du trajet qui, selon le cabinet Xeneta, occasionne un surcoût en carburant, pouvant aller jusqu’à un million de dollars pour un aller retour entre l’Asie et l’Europe du Nord, malgré une économie de péage du canal de Suez de 400000 à 700000 dollars. Le transport d’un conteneur de 40 pieds revient désormais à 6000 dollars (contre 3000 dollars auparavant).

Aboubaker Omar Hadi est le président de l’Autorité des ports et des zones franches de Djibouti (DPFZA).DR
Aboubaker Omar Hadi est le président de l’Autorité des ports et des zones franches de Djibouti (DPFZA).DR

À Djibouti, où le traumatisme de la fermeture du canal de Suez en 1967 reste gravé dans les mémoires, on ne s’arrête pas tellement sur les conséquences que ces perturbations ont sur l’activité portuaire. Si le commerce a baissé de 20% en début d’année, il ne s’est pas effondré. Et il a surtout résisté. En effet, certaines lois sont implacables: bien que les volumes baissent, 90% du fret éthiopien transitent toujours sur ses quais, et 37% des marchandises manipulées à quai sont chaque année destinées à l’Éthiopie. «Djibouti reste, quoi qu’il en soit, une passerelle vers l’Éthiopie, un pays de plus de 120 millions d’habitants, qui a besoin de se nourrir, de s’équiper… Le trafic ne peut pas disparaître. C’est aussi un point d’entrée vers la Comesa, un marché de près de 400 millions d’habitants», réagit Khalil Chiat, le conseiller financier d’Aboubaker Omar Hadi, président de l’autorité portuaire et des zones franches de Djibouti (DPFZA). Le port avait d’ailleurs bénéficié d’une excellente année 2023, avec un trafic en augmentation de 31% en septembre, grâce à l’amélioration de la situation sécuritaire en Éthiopie.

 

La solution du transbordement

Mais la chute du trafic local et de transit a été compensée par l’augmentation significative du transbordement, multiplié par vingt, comme l’indiquait Aboubaker Omar Hadi en mars. Il envisageait mi-mai sur le site de Bloomberg que les revenus du port augmenteraient d’un tiers comparé à 2023, pour ainsi s’élever à 600 millions de dollars, contre 450 millions. «Le malheur des uns fait le bonheur de nos affaires», soulignait-il alors. Les plus gros bâtiments viennent déverser leur cargaison, qui est récupérée par de plus petits venant approvisionner les ports voisins. Une sorte de préfiguration? Car à moyen terme, le port envisagerait de réaliser 50% de ses activités dans le transbordement, pour moins dépendre du trafic en transit vers l’Éthiopie et des aléas régionaux. Selon le Financial Times, fin janvier, le détroit a même vu de petites compagnies chinoises proposer de manière opportuniste leurs services entre Doraleh, Djeddah, Aden, Aqaba et Sokhna et des ports chinois, profitant d’un pacte tacite d’immunité avec les Houthis.On les avait déjà vues lors du Covid. Le détroit a profité un moment du passage de tous les bateaux qui ne pouvaient pas franchir la mer Rouge et qui venaient décharger leurs marchandises, en attente de réexpédition. Djibouti a été aussi utilisé comme port de substitution pour des marchandises qui ne pouvaient plus rejoindre l’Érythrée ni le Soudan, en plein conflit. Alors que le pays a autorisé plusieurs bâtiments de la mission de sécurité européenne Aspides (censée protégée les navires marchands en mer Rouge) à se ravitailler et à utiliser ses installations, plusieurs bateaux frappés par des missiles houthis ont pu se faire réparer à Djibouti. Pour les transitaires, comme ailleurs dans cette zone maritime, le port de Djibouti doit, certes, faire face à une disponibilité réduite des navires, à des coûts de fret et des primes d’assurance beaucoup plus élevés.

Mais ces pénibles soubresauts, passagers, ne l’empêchent pas d’investir dans ses infrastructures portuaires et logistiques, dont la stratégie multimodale s’inscrit sur long terme. Fin janvier, il inaugurait une extension de cinq hectares gagnés sur la mer du terminal à conteneurs de Doraleh et recevait quatre nouveaux portiques de 135 mètres de haut. Un chantier de 70 millions de dollars, qui lui permet d’accueillir de plus grands navires, de réduire leur temps d’escale et de mieux répondre à la demande du marché éthiopien.

Le pays a autorisé plusieurs bâtiments de la mission de sécurité européenne Aspides à se ravitailler et à utiliser ses installations.Le dock flottant du chantier de réparation navale est le plus grand de la région.DR
Le pays a autorisé plusieurs bâtiments de la mission de sécurité européenne Aspides à se ravitailler et à utiliser ses installations.Le dock flottant du chantier de réparation navale est le plus grand de la région.DR

Ce sont des investissements qui payent. Selon un classement établi par la Banque mondiale et S&P Global Market Intelligence en 2023, évaluant l’efficacité des plateformes selon le temps écoulé entre l’arrivée d’un navire au port et son départ après l’échange de la cargaison, le terminal de Doraleh se classe en troisième place des ports les plus performants d’Afrique dans le traitement des conteneurs (26e au niveau mondial), derrière Tanger et PortSaïd, et juste devant Berbera (144e au niveau mondial), Conakry et Dakar. Dans un autre rapport, publié en janvier dernier, la Banque mondiale saluait les performances réalisées ces dernières années par Djibouti, se classant à la 79e place en 2023 (sur 160 pays) de l’indice de performance logistique (soit la facilité avec laquelle il est possible d’établir des connexions fiables entre chaînes d’approvisionnement et contrôle des frontières), alors qu’il se trouvait à la 134e place en 2016. Et tandis que le pays a souffert des chocs successifs du Covid-19, de la guerre en Ukraine, de la hausse du coût des matières premières et du conflit éthiopien, le port se doit aujourd’hui de poursuivre la diversification de ses activités, comme le souligne le même rapport, afin d’amortir tous les chocs. «L’ensemble “zone franche, importations de notre pays et activités de transbordement” représente 70% du trafic transitant dans nos ports. Les autres 30% représentent le flux à destination de l’Éthiopie», expliquait Aboubaker Omar Hadi sur le site d’Afrique Magazine en janvier.

Ce qu’il a commencé à faire avec les trois nouveaux ports inaugurés en 2017, comme celui de Tadjourah, destiné à l’exportation de la potasse du Tigré, celui du Ghoubet, spécialisé dans le sel, et la plateforme multimodale de Doraleh (DMP), qui traite autant les conteneurs que le vrac (blé, engrais) ou les véhicules, pouvant accueillir des bateaux de plus de 15000 conteneurs et manipuler jusqu’à 9 millions de tonnes de marchandises par an.

Outre la zone franche voisine, également construite par China Merchants, destinée à transformer localement des produits ou à terminer l’assemblage d’éléments semi assemblés et à les exporter vers l’Éthiopie ou l’Europe, la diversification des activités a continué tous azimuts avec la création d’un armateur national en 2017, Djibouti Shipping Company, disposant pour l’instant de deux navires et assurant du transbordement vers les ports voisins tout aussi bien que vers la Turquie. Mais aussi avec le complexe pétrochimique de Damerjog, actuellement le plus gros projet en cours de DPFZA, et le développement de services aux navires, comme le soutage, faisant de Djibouti une «station d’essence» incontournable pour les bateaux de la mer Rouge, et la réparation navale, à travers un immense «garage aquatique».

Très visible depuis le centre-ville de la capitale, où il mouille actuellement dans les eaux du port historique, le dock flottant de 217 mètres de longueur, construit depuis 2020 par le néerlandais Damen Shipyards et dédié à la réparation navale, a été inauguré en juillet dernier. Avec sa capacité de levage de plus de 20000 tonnes, la barge construite par des chantiers navals roumains (mais dont les travaux de finition ont été accomplis à Djibouti) pourra traiter des bâtiments commerciaux et militaires pesant jusqu’à 50000 tonnes. D’un coût de plus de 110 millions de dollars, il devrait générer la création de 3000 emplois locaux. Il rejoindra, à terme, les rives des terminaux de Damerjog.

Objectifs efficacité et compétitivité

Projet d’une grande ampleur, la zone franche internationale entend devenir la plus grande d’Afrique d’ici à 2028.DR
Projet d’une grande ampleur, la zone franche internationale entend devenir la plus grande d’Afrique d’ici à 2028.DR

​​​​​​​Il est donc loin, le temps où les activités portuaires se résumaient au seul trafic d’import-export avec l’Éthiopie sur les berges du port historique de Djibouti, construit par les Français en 1888. Pour s’assurer de nouvelles formes de revenus, et tablant là encore sur son positionnement géographique incontournable et le retour de la paix et de la stabilité dans la région, l’Autorité portuaire entend transformer pour 350 millions de dollars ce dernier en centre d’affaires et de résidences haut de gamme, parachevant la stratégie Port-ParkCity de China Merchants. Il est également question de renforcer le modèle cargo air-mer, et de prendre en charge le développement du réseau routier sur les corridors. Car les fonds des bailleurs internationaux abondent désormais pour développer les voies d’accès à l’Éthiopie qui, à terme, se concurrenceront. Le corridor reliant Djibouti à Addis-Abeba aura face à lui celui partant de Berbera et passant par Hargeisa, au Somaliland, mais aussi celui qui part du port kenyan de Lamu, et dont la destination finale est le Sud-Soudan.

Mi-mai, ce dernier, inauguré en 2021, recevait d’ailleurs une première cargaison de 60000 tonnes d’engrais à destination du voisin éthiopien. Pour diminuer le coût énergétique de ses ports et zones franches, et les rendre autonomes dans leur approvisionnement électrique, son bras droit financier, Great Horn Investment Holding (GHIH), détenu à 40% par le Fonds souverain de Djibouti, présent dans 23 entreprises, a également investi dans deux projets. En juin 2023, il signait avec le fonds énergétique marocain Neo Themis pour la construction dans les zones franches de deux centrales solaires (15 MW), d’une usine de dessalement et d’un site de stockage de GNL, avant d’inaugurer en septembre la ferme d’éoliennes (60 MW) de Red Sea Power dans le Ghoubet, dans laquelle il a co-investi, aux côtés notamment du fonds Africa Finance Corporation (AFC).

De quoi rendre son port encore plus efficace et compétitif, tandis qu’il n’a cessé de recevoir des griefs de l’Éthiopie concernant le coût élevé de ses prestations, facturées 320 dollars pour un conteneur de vingt pieds (pour la manutention, le déchargement et le chargement sur des camions ou trains), alors que le coût du transport en camion sur le corridor Djibouti Éthiopie s’élève en moyenne à 2400 dollars.

Des critiques auxquelles Aboubaker Omar Hadi a rapidement répondu, mettant en avant les frais élevés de documentation des transitaires éthiopiens, qui assurent à 98% le trafic sur le corridor entre les deux pays. «Les frais de documentation du transitaire djiboutien s’élèvent à 60 USD par conteneur, tandis que les frais de documentation du transitaire éthiopien, eux, s’élèvent à 250 USD», expliquait dans nos colonnes le patron de l’Autorité portuaire.

Car si l’autorité portuaire souhaite diversifier ses revenus, c’est aussi parce que ces derniers cumulent cette année 30 millions de dollars d’arriérés auprès des voisins. Mais ces polémiques n’assombrissent pas la qualité des relations entre les deux pays, matérialisée par un accord d’utilisation stratégique en 2002. Ni, d’ailleurs, les bénéfices mutuels que chacun en tire.

RwandAir s’inscrit dans la stratégie mer-air

La compagnie rwandaise a récemment effectué ses premiers vols cargo.DR
La compagnie rwandaise a récemment effectué ses premiers vols cargo.DR

C’est le 15 mai que RwandAir a commencé ses premiers vols cargo entre Kigali et Djibouti, s’inscrivant ainsi dans le modèle logistique mer-air, qui s’étend à 21 pays et 24 villes, et visant à réacheminer et éclater dans les avions les marchandises reçues par bateau et transitant dans les zones franches. Tandis que Djibouti détient depuis 2016 un terrain à proximité de la zone économique spéciale de Kigali, 20 hectares sont affectés depuis 2013 au pays des Mille Collines sur le port de Djibouti. En novembre 2021, Ethiopian Airlines opérait sa première opération de fret aéromaritime depuis Djibouti, en acheminant par cargo 17 tonnes d’appareils électroniques et ménagers de Shenzhen à Lagos et Kano au Nigeria. Ce projet de fret mer-air est deux fois plus rapide que la mer seule et deux fois moins cher que le transport aérien uniquement, soulignait la compagnie. «Cette complémentarité permet d’économiser au moins 8 heures par voie aérienne et 5 jours par voie maritime, car Djibouti est sur la route maritime, contrairement à Dubaï par exemple, dont la plupart des vols à destination de l’Afrique passent à la verticale de Djibouti», ajoutait pour sa part Aboubaker Omar Hadi.