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LA TERRE DES CATAPILAS ET DES AUTRES

Par vekonan
Publié le 18 avril 2014 à 10h08
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ILS SONT VENUS d’un pays aussi sec qu’eux, où, selon leurs propres dires, le sol était si dur et craquelé que rien n’y poussait, et où il fallait parfois marcher pendant des heures avant de rencontrer un seul arbre. Ils disaient que souvent, les hommes et les animaux mouraient de faim et de soif parce qu’il ne pleuvait pas pendant des années. Ils ont donc fui leur pays pour s’installer dans une contrée si verdoyante que, selon ses habitants, il suffisait de déféquer quelque part pour qu’un bananier ou des tomates poussent là.

Les nouveaux arrivants ont demandé humblement des bouts de forêt pour s’installer. Lorsqu’ils les ont obtenus, ils se sont mis à cultiver du café, du cacao et des produits vivriers, sous les regards goguenards des habitants du cru qui ne voyaient pas l’utilité de tant d’efforts. La forêt leur avait toujours fourni tout ce dont ils avaient besoin pour vivre. Il leur suffisait de se baisser pour ramasser tout ce dont ils avaient besoin pour leur subsistance et leurs besoins primaires. Alors, ils ont surnommé les étrangers Catapilas, déformation du mot Caterpillar, ces gros engins qui abattent les arbres et aplatissent les montagnes. Ils les trouvaient bien bêtes de travailler ainsi une forêt si généreuse. Contre un peu d’argent et des bouteilles de liqueur, chacun a cédé, aux Catapilas d’abord un bout de sa forêt, puis toute sa forêt dont il ne savait quoi faire. Et plusieurs autres Catapilas sont venus rejoindre les premiers, au point de devenir plus nombreux que les premiers habitants de la région.

Des années plus tard, au grand étonnement des autochtones, les nouveaux arrivés sont devenus gros et riches, en tout cas plus riches qu’eux, et possédaient pratiquement toutes les terres cultivables. Et c’est là que commencent tous les problèmes, surtout, lorsque de longues années plus tard, les descendants des premiers Catapilas revendiquent la nationalité du pays où ils vivent, sous le prétexte qu’ils y sont nés et ne se connaissent pas d’autre pays. Les choses se corsent d’avantage lorsque l’un des descendants de Catapilas veut être le chef. Du village ou du pays, peu importe. Alors, on commence par chasser les Catapilas, pour se rendre compte que toute l’économie de la région se trouve entre leurs mains, et que sans eux, plus rien ne marche; puis l’on finit par sortir les machettes pour se découper les uns les autres.

C’est là, la trame de l’un des nombreux drames qui ont déchiré plus d’un pays d’Afrique. Il s’agit le plus souvent de la question de la cohabitation entre différents peuples ayant des rapports différenciés à la terre. À cette question vient se greffer celle de l’identité. Qui est qui dans un pays? Qui en est ressortissant, qui y est étranger? Jusqu’à quand reste-t-on étranger dans un pays? Qui a droit à quoi? Entre la loi du sang et celle du sol, laquelle doit prévaloir? C’est faute d’avoir répondu clairement à ces questions qu’un certain pays d’Afrique de l’Ouest, naguère loué pour sa stabilité, sa prospérité et son hospitalité, s’est retrouvé plongé durant plus d’une décennie dans une grave crise politique qui a dégénéré en guerre, et dont il peine aujourd’hui à sortir.

Par Venance KONAN JOURNALISTE ET ÉCRIVAIN IVOIRIEN, le DG du groupe de presse Fraternité Matin vient de publier Catapila, chef du village (éds. Jean PicollecFratmat), troisième ouvrage de la série après Les Catapilas, ces ingrats (éds. Jean PicollecFratmat) en 2009 et Robert et les Catapilas (Nouvelles Éditions Ivoiriennes) en 2005.