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Édito

La Tunisie en transition permanente

Par Zyad Limam - Publié en juin 2022
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Lors de la cérémonie d’investiture du nouveau président tunisien Kaïs Saïed, le 23 octobre 2019.CHOKRI/ZUMA/REA
Lors de la cérémonie d’investiture du nouveau président tunisien Kaïs Saïed, le 23 octobre 2019.CHOKRI/ZUMA/REA

Fin mai 2022, voyage à Tunis, avec les sensations, les différences et les convergences entre ce que l’on lit et l’on entend à l’extérieur et ce que l’on ressent sur place. Cette magnifique baie de Tunis tout d’abord, la mer Méditerranée, lorsque l’on atterrit. Le premier contact avec l’aéroport, Tunis-Carthage, qui semble tel un vieux navire amiral, saturé et épuisé. Cette sensation d’activité, de fourmillement, avec les embouteillages, les immeubles flambant neufs, tous ces nouveaux quartiers, qui encerclent de plus en plus l’ancien centre-ville, ces autoroutes urbaines, ces embouteillages permanents, ces gens, nombreux, qui conduisent comme de véritables dingues, des dangers publics pour eux-mêmes et pour les autres. Il y a ces restaurants pleins, ces marchés animés, ces boutiques achalandées. Et cette impression pourtant que tout coûte cher, horriblement cher. Il y a ces grands bateaux que l’on voit dans la rade du port, au large, et dont un spécialiste me dit qu’il s’agit de cargaisons de blé qui attendent un paiement avant de débarquer… Il y a ces hôtels complets, un peu partout de Tunis à Djerba, avec les touristes qui reviennent en masse. Il y a eu le pèlerinage de la Ghriba, un véritable succès avec des centaines de fidèles venus se recueillir et festoyer dans l’une des plus anciennes synagogues du monde arabe. Avec les sempiternelles polémiques stériles sur les relations entre la Tunisie, sa diaspora juive et les passeports qu’elle détient…

Une dame évoque une urgence médicale, un séjour dans une clinique privée, avec des médecins et des équipements dignes de l’Europe, de la médecine du premier monde. Et puis, il y a ces hôpitaux publics qui faisaient autrefois la gloire de la Tunisie et qui luttent, se déglinguent, malgré le dévouement et la qualité des équipes. Un peu comme l’école et les universités.

Il y a cette Tunisie fonctionnelle, dans son siècle, celle des gens aisés, qui semble surfer sans trop de problèmes sur la vague des incertitudes. Cette autre Tunisie, celle des classes moyennes et des gens modestes, fragilisés, qui voient l’inflation et la paralysie économique rogner les revenus et les salaires. Cette autre encore, celle du bled, ou des banlieues pauvres, ou des régions déshéritées, et qui semble comme prostrée. Cette Tunisie enfin qui vit de l’économie informelle, du cash et des dinars qui passent de main en main, une Tunisie pas franchement légale, mais qui sert probablement de matelas ou d’amortisseurs à toutes les autres.

Il y a ces discussions passionnantes avec une jeunesse toujours mobilisée, ces acteurs de la société civile, ces artistes qui cherchent toujours plus d’espaces de liberté. Il y a ces sportifs émérites comme la tenniswoman Ons Jabeur (qui est entrée dans le top 5 mondial) ou le nageur Ahmed Hafnaoui (médaille d’or sur 400 mètres nage libre aux JO de Tokyo 2021). On inaugure une rue de La Goulette du nom de Claudia Cardinale, et la star italienne, 84 ans, était présente, là, dans la ville où elle est née, témoignage émouvant sur les origines multiples de la tunisianité.

Il y a ces entrepreneurs qui cherchent à investir, malgré la crise, à ouvrir les marchés de l’avenir (santé, digital, services…). Et puis, il y a aussi ces chiffres désespérants, ceux de l’émigration, ces hommes, femmes et enfants, pauvres ou fortunés, qui s’échappent, pour aller vivre ailleurs. Il y a ces villes, ces campagnes, qui donnent une nette sensation de laisser-aller, cette impression que tout cela n’est pas très propre et que tout le monde s’en fiche, cet espace du bien commun qui paraît comme délaissé et abandonné. Comme si les Tunisiens se refermaient sur leur « sphère privée », sur leur vie, leur chez-soi, leur business, tout en délaissant une sphère « publique » jugée épuisante, dysfonctionnelle, sans espoir…

En ce fin mai-début juin, tous les écrans sont occupés par le président de la République, Kaïs Saïed. Près d’un an après avoir dissous le Parlement et pris de lui-même les pleins pouvoirs (c’était le 25 juillet 2021), le président accélère, fonce même… Il n’a pas froid aux yeux, il a un plan qu’il veut imposer, il le dit depuis des mois, voire des années. Kaïs Saïed veut transformer, refonder la Tunisie, balayer les structures héritées de l’avantrévolution et de l’après-révolution. Il veut faire naître une nouvelle république, aux contours plus ou moins définis, qui serait réellement révolutionnaire. Où le peuple et le président se partageraient la légitimité et la souveraineté, balayant au passage tous les corps intermédiaires, partis, institutions, justice… Il veut lutter contre la corruption, perçue comme systémique. Pour le huitième président de la République (après Habib Bourguiba, Zine el- Abidine Ben Ali, l’intérim de Mohamed Ghannouchi, Fouad Mebazaa, Moncef Marzouki, Béji Caïd Essebsi, et l’intérim de Mohamed Ennaceur), le système est clairement pourri, à l’agonie. Il faut tout refaire. Et on verra plus tard pour le business, l’économie, les investissements, secteurs de toute façon hautement suspects qu’il faudra réorienter vers le développement « vrai » du pays…

Le président a exclu du dialogue national, annoncé début mai, les partis politiques. La puissante centrale syndicale, l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), a refusé, elle, d’y participer, comme d’autres aussi. Il a modifié de lui-même la composition de l’Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE), qui avait pourtant assuré le déroulement relativement satisfaisant des consultations depuis 2011. Kaïs Saïed « trace » malgré les objections des partenaires historiques, États-Unis, France, Union européenne, ou les messages surprenants en forme de leçons de démocratie du voisin algérien… Il invoque la souveraineté nationale, il tance les membres de la Commission de Venise, organe consultatif du Conseil de l’Europe sur les questions constitutionnelles, les somme de quitter la Tunisie… Le président veut faire voter sa nouvelle constitution le 25 juillet prochain. Mais à la date où ces lignes sont écrites, tout début juin, personne ou presque n’a encore vu le projet de nouvelle loi fondamentale. Même le mode de scrutin semble mystérieux. Par ailleurs, dans la nuit du 1er au 2 juin, le président a révoqué 57 juges pour incompétence, corruption, voire complicité avec les  terroristes… 57 juges qui vont passer du prétoire au banc des accusés.

Kaïs Saïed aura été sous-estimé. Lors de sa campagne électorale de 2019, au début de sa présidence, sous-estimé aussi lors de sa prise du pouvoir du 25 juillet 2021. Sous-estimé depuis, dans sa marche méthodique, envers et contre tous, vers une nouvelle architecture institutionnelle. L’ancien professeur de droit au discours emphatique est devenu un «politique » qui a conquis la Tunisie sans coup férir…

Une bonne partie de l’appareil d’État, des institutions sécuritaires, des forces de l’ordre appliquent ses ordres, font tourner comme ils le peuvent la machine. Il y a une cheffe du gouvernement, Najla Bouden, et des ministres. Le président bénéficie de l’onction du suffrage populaire. Il a été élu. Son discours sur « la corruption » et « la probité » a touché les plus fragiles et les plus jeunes. Il est soutenu également par tous ceux, et ils sont nombreux, dont le premier objectif était de se débarrasser des islamistes, d’Ennahdha, de Rached Ghannouchi, de cette fameuse théorie du « consensus » qui a prévalu depuis la chute de Ben Ali. Il est soutenu, même passivement, par une partie de l’opinion, épuisée par les errements, l’immobilisme et les divisions de la dernière décennie, les blocages politiques, la pandémie de Covid-19… Kaïs Saïed n’est peut-être pas aussi populaire qu’en 2019, mais il n’est pas globalement impopulaire en ce début d’été 2022.

Cela étant dit, la Tunisie, comme les autres pays, ne peut pas, ne peut plus être gouvernée par un seul homme. Le chef de l’État ne peut pas être également juge et législateur, définir les lois, les procédures et les juridictions. On ne peut pas effacer tous les acquis de la révolution, tout particulièrement en matière de démocratie. Le pays a besoin évidemment d’un pouvoir organisé, mais aussi d’institutions fédératrices pour fonctionner. Et de contre-pouvoirs pour éviter l’arbitraire. La Constitution est le reflet d’une volonté de vivre ensemble, le reflet d’un pacte national, d’une évolution longue. La Tunisie est en outre un pays fragile, modeste, endetté, qui a besoin d’alliances, de soutien, d’équilibres subtils dans sa relation au monde extérieur. Elle ne peut pas s’aliéner ses voisins, s’éloigner de l’Europe, des États-Unis, de ses marchés et de ses partenaires. Elle se doit d’être ouverte justement pour se financer, se restructurer, et donc protéger sa souveraineté.

La réalité, c’est que sans économie, sans développement, sans croissance, sans marge de manœuvre financière, les «institutions » et les constitutions ne peuvent rien. La Tunisie est un pays avant tout de commerçants, d’agriculteurs, d’entrepreneurs. Toutes les tentatives d’économie « administrée » ou « centralisée », ou « collectiviste », ont échoué. La corruption existe, mais ce n’est pas pire (ni mieux) qu’ailleurs. Il faut d’abord de la croissance, des emplois, des opportunités, réformer, moderniser.

Au fond, l’histoire de la révolution continue à s’écrire. Depuis 2011, la Tunisie est en transition, en mutation. Elle cherche à nouveau son équilibre dans un contexte particulièrement explosif, avec la guerre en Ukraine, ses conséquences, la crise qui menace [voir pp. 30-39], l’inflation, le coût des céréales et du pétrole, les risques d’éruptions sociales. Elle fait face, à nouveau, à un véritable choix de société, de modèle qui engage son avenir. Et ce choix ne peut être celui d’un seul homme. Ou d’un seul parti. De gauche, de droite, ou qui se réclame de Dieu. La Tunisie est un pays carrefour, complexe, aux identités et aux cultures multiples. C’est également un pays somme toute « gérable », idéalement placé au cœur de la Méditerranée, avec un acquis, des citoyens, créatifs, motivés. Le crash est possible. Mais le rebond aussi.