La vie du sphinx

C’était une figure de l’histoire contemporaine de la Côte d’Ivoire. Aimé Henri Konan Bédié s’est éteint dans la nuit du 1er août, à Abidjan. À 89 ans, l’ancien chef d’État menait une vie politique active, tenant d’une main inflexible son parti, le PDCI-RDA, au grand dam de certains cadres plus jeunes et ambitieux. Un parti dont il préparait le prochain congrès, attendu depuis longtemps… Après les élections municipales et régionales de septembre, se profilait aussi la grande échéance, celle de la présidentielle d’octobre 2025, où il comptait bien jouer un rôle essentiel d’une manière ou d’une autre. Et le destin s’est interposé.
Avec le président Alassane Ouattara et Laurent Gbagbo, il aura été l’un des acteurs majeurs de la scène politique ivoirienne pendant près de trente ans. Dans un ballet complexe d’alliances et de contre-alliances pour accéder à la magistrature suprême, la conserver, ou la reprendre. Enfant de Daoukro, où il naît le 5 mars 1934, il s’engage très vite en politique et milite dans les rangs de la Fédération des étudiants d’Afrique noire en France (FEANF). À 26 ans (!), sous l’aile protectrice de Félix Houphouët-Boigny, il est nommé ambassadeur à Washington. Le début d’une spectaculaire carrière au sommet de l’État pour ce bon vivant, amateur de cigares et de belles fêtes. C’est la grande époque ivoirienne, celle du premier miracle économique. HKB sera ministre à plusieurs reprises, en particulier des Finances. Le protégé du « Vieux » est une personnalité incontournable. Pourtant, en 1977, le président le limoge brutalement. Il faut visiblement remettre de l’ordre dans la maison… Trois ans plus tard, HKB devient pourtant président de l’Assemblée nationale, et donc successeur constitutionnel. Éliminant au passage la figure emblématique de Philippe Yacé. Houphouët a-t-il fait son choix ? En 1990, vieillissant, fragile, il nomme Alassane Ouattara Premier ministre, et le charge de relancer la machine économique, lui confiant même la gestion du pays en cas « d’absence du chef de l’État ». La rivalité entre HKB et ADO s’installe. Et Laurent Gbagbo mène sa propre bataille en tant que patron de l’opposition, à l’affût de l’opportunité…
7 décembre 1993, le fondateur de la Côte d’Ivoire, Félix Houphouët-Boigny, s’éteint, ramené d’urgence à Yamoussoukro pour qu’il meure au pays, dans sa terre natale. Bédié s’impose au forceps. La Constitution est claire, et le Vieux, au bord de l’éternité, n’aura pas voulu la changer. Au fond, doit-il penser, le pouvoir doit rester aux Baoulés, aux « chefs traditionnels » de cette jeune nation. Et sa transmission se doit d’être « quasiment familiale ». ADO joue le jeu institutionnel. HKB devient président. Un mandat et demi qui laissera des traces amères. HKB porte l’héritage du Vieux, mais il n’a pas le charisme, l’autorité de son prédécesseur. Ses silences sont sujets à de nombreuses interprétations. Il est souvent considéré comme « impénétrable », ce qui lui a sans doute valu son surnom, le « sphinx de Daoukro ». Il cherche à relancer la machine ivoirienne avec les fameux travaux de l’Éléphant. La vision est ambitieuse, la mise en place laborieuse. Le chef d’État cherche à neutraliser ses opposants, ses rivaux, Laurent Gbagbo, et surtout Alassane Ouattara qui ne cache pas sa volonté présidentielle. En décembre 1994, ce dernier, accusé d’être d’origine burkinabé, est expulsé du jeu politique par le nouveau code électoral. Bédié organise alors le tristement et tragiquement célèbre concept d’ « ivoirité », censé distinguer les « vrais » Ivoiriens des « faux ». La fragile nation forgée malgré les ambiguïtés par Houphouët s’enfonce dans la division et les déchirements. Les prémices de la guerre civile sont déjà là. Et « l’impensable » n’est pas loin. Le 24 décembre 1999, Henri Konan Bédié est cueilli à froid par le coup d’État de Noël. Le régime s’effondre en quelques heures. Pour HKB, c’est l’heure d’un exil temporaire. Il a perdu le pouvoir. Les années qui viennent se présenteront comme une quête constante pour le retrouver et le reconquérir, pour corriger ce qui est perçu comme injustice historique. De revirement en changement de cap, il cherchera à retrouver le palais du Plateau, le fameux « tabouret », cher à la culture baoulé. En octobre 2010, le patron du PDCI est persuadé d’avoir sa chance à l’élection présidentielle. Il n’arrivera que troisième au premier tour, forgera une alliance de circonstance avec son rival de toujours, Alassane Ouattara, alors élu. Pendant la grave crise post-électorale, les deux hommes partageront un temps leur exil intérieur à l’Hôtel du Golf. Ils apprendront certainement à mieux s’y re-connaître. Commence une décennie complexe, où le dialogue permettra, à plus d’une reprise, d’éviter les dérapages sans retour. Entre 2010 et 2015, Henri Konan Bédié jouit de tous les privilèges de son rang. De nombreux ministres PDCI sont au gouvernement. L’institutionnalisation du RHDP comme parti majoritaire, et le ralliement de personnalités notables du PDCI comme Patrick Achi (actuel Premier Ministre) cristallise les nouvelles tensions. Après le scrutin de 2015, HKB argue du fait que c’est son tour pour 2020. Il ne cache pas son objectif : « Redevenir président, ça serait une revanche », déclare-t-il à Jeune Afrique. ADO souligne n’avoir fait aucune promesse de ce type. La disparation tragique d’Amadou Gon Coulibaly, successeur désigné et candidat du RHDP au pouvoir, rebat les cartes. Alassane Ouattara se représente pour un troisième mandat. HKB se lance dans une opposition frontale, tentant de rassembler les partisans de Laurent Gbagbo et ceux de Guillaume Soro, en rupture complète avec le chef de l’État. La stratégie est loin d’être claire. Et elle sous-estime la détermination d’Alassane Ouattara. Le président est réélu. La « désobéissance civile » ne mène nulle part. Le 3 novembre, plusieurs collaborateurs de HKB sont arrêtés. Lui-même se mure dans un silence incompréhensible. Le pouvoir suprême lui échappe certainement à jamais…
Depuis, la relation entre le président et « son grand frère Henri » s’était notablement amélioré. Au fond, le Sphynx tenait avant tout à son rang. Progressivement, il a délaissé Abidjan pour sa résidence de Daoukro. Il y possédait de vastes plantations, recevait les cadres de son parti et des notabilités locales ou étrangères dans un protocole compassé et immuable. Sa disparation ouvre le chapitre de la succession à la tête du PDCI-RDA, succession d’autant plus importante, stratégique, que se profilent, on l’a dit, un congrès et une élection présidentielle en octobre 2025. Et que les ambitieux ne manquent pas…
En avril 1957, le jeune homme de Daoukro avait épousé Henriette Koizan Bomo, rencontrée à l’université de Poitiers. Un mariage qui aura donc duré plus de soixante ans. La légende dit qu’Aimé Konan Bédié aurait fait ajouter le prénom Henri pour témoigner de son amour.