Les attentes, les inquiétudes, les ambitions, la décision du chef de l’État… Le pays vit au rythme d’une élection présidentielle qui aura lieu dans un peu plus d’un an. Et pourtant, c’est comme si c’était demain.
2020 Tous les acteurs politiques, économiques ont le regard tourné vers cette étape majeure, perçue comme essentielle. Calculs électoraux, alliances, scénarios possibles, candidats éventuels, décision du président Alassane Ouattara… La Côte d’Ivoire vit au rythme de l’élection présidentielle prévue pour octobre 2020. Et la peur évidemment n’est jamais loin. La mémoire liée à l’histoire et aux blessures récentes (décennie de crise, crise électorale de 2010-2011) est encore vive, alimentée par une lecture encore très « ethnicisée » des rapports de force politique. Pour les élites qui se sont habituées en une décennie de croissance à un certain confort, le scrutin apparaît souvent comme une « épreuve », une perspective de disruption dommageable pour le pays. Plus ou moins consciemment, les Ivoiriens pensent que les choses « peuvent mal tourner ». À circuler, à voyager dans ce pays en transformation, en mutation de 26 millions d’habitants, on se dit qu’une autre lecture est possible. Les enjeux politiques sont là, mais 2020, c’est aussi une opportunité historique. Il y a quelque chose de fort à réaliser dans l’année du soixantenaire de l’indépendance. Une élection démocratique, transparente, populaire, axée sur les enjeux de demain, qui marquerait une étape forte dans le processus de modernisation politique, parallèle à l’émergence économique. 2020, ce n’est pas 2010-2011 ! La Côte d’Ivoire a évolué. Elle s’est rajeunie, ouverte, modernisée, métissée. La formation d’une classe moyenne, « petite » ou « bourgeoise », assure une forme de stabilité. Les impératifs sécuritaires régionaux, l’importance du poids économique du pays, son rôle central dans la région feront que les partenaires internationaux seront particulièrement soucieux du bon déroulement du processus. Enfin, il y a un État fonctionnel. Et un président « fort », candidat ou non, qui sera le garant du processus.
Un rappel
On peut déjà discuter du bilan de ces années ADO, souligner les progrès et les manques. Un retour en arrière n’est pas inutile pour mesurer le chemin parcouru. En 2010-2011, la Côte d’Ivoire est exsangue, à genoux, elle sort de vingt ans de stagnation économique, d’une quasi-guerre civile et d’une crise électorale sanglante. Physiquement et politiquement, une perspective de disruption est impérative. Les milices circulent dans le pays, l’eau et l’électricité manquent, la capitale se délabre, des routes sont livrées aux pillards, des provinces abandonnées à elles-mêmes, l’administration n’est plus en place pour assurer des services publics essentiels comme l’éducation nationale. En un peu plus de huit ans (huit ans, c’est court…), la Côte d’Ivoire a retrouvé une normalité et de l’ambition. Elle s’est réunifiée. Elle s’est lancée dans un vaste programme d’infrastructures, bien engagée sur le chemin d’une croissance accélérée. Si l’on prend un taux de croissance moyen de 8 % à 10 % par an depuis 2011-2012, on peut estimer que la richesse nationale globale du pays a plus que doublé. C’est l’un des 10 pays les plus performants au monde en matière de croissance sur la période. Ça se voit sur le terrain. Le monde extérieur, les bailleurs de fonds et les investisseurs ont confiance. Elle est la locomotive de l’Afrique de l’Ouest, et Abidjan s’impose comme une grande porte d’entrée sur le continent. Tout n’est pas parfait. La dette du passé est lourde. De nombreux citoyens ont le sentiment d’être les laissés-pour-compte de l’émergence. Mais cette sortie de l’abîme, cette reconstruction de la nation, ce retour de l’ambition, n’était pas acquis. On parle peut-être un peu trop vite d’un second miracle, le chemin est à confirmer, mais ce qui est sûr, c’est que l’on revient de loin, de très loin.
Les voisins aussi
En 2020, on votera donc d’Abidjan à Korhogo, de Bouaké à San Pédro, du pays baoulé aux grandes steppes du nord sahélien. Mais les Ivoiriens ne seront pas les seuls à aller aux urnes. Aux quatre coins de l’Afrique de l’Ouest, on entre en saison électorale. Les échos vont se répondre d’une capitale à l’autre, les connexions se faire. Ce qui se passera maintenant et demain à Abidjan aura une résonance particulière ailleurs. Et inversement. Au Burkina Faso, le « voisin intime », les élections couplées (présidentielle et législatives) en octobre 2020 vont se dérouler dans un contexte de grande fragilité économique et sécuritaire. Fin 2020 également, le président guinéen Alpha Condé (81 ans) arrivera aux termes de son second et officiellement dernier mandat. Les spéculations vont bon train sur la réforme de la Constitution et la possibilité d’une troisième campagne présidentielle. Le 8 mai dernier, les députés togolais ont de leur côté voté une révision constitutionnelle prévoyant la limitation du nombre de mandats présidentiels, tout en mettant les compteurs à zéro… Faure Gnassingbé pourra se représenter aux deux prochains scrutins, en 2020 et 2025. Le Président est au pouvoir depuis février 2005, succédant à son père, lui-même au pouvoir durant trente-huit ans. Au Ghana voisin, le président Nana Akufo-Addo (75 ans) se prépare à un difficile combat pour sa réélection avec, face à lui, l’ex-président John Dramani Mahama, battu sur le fil il y a cinq ans. Tous ces scrutins n’auront rien d’une sinécure pour les sortants. Mais l’Afrique de l’Ouest a montré par le passé sa maturité politique, son ambition démocratique, son impatience aussi, et sa volonté de changement. Les électeurs seront exigeants.
Le choix du Président
Depuis, le Président a voulu clarifier sa position et mettre de l’ordre dans la maison Côte d’Ivoire. En clair, « sa décision finale est encore à prendre ». Elle n’interviendra probablement qu’aux alentours de juin-juillet 2020. Et en fonction de la situation sécuritaire, de la stabilité politique. Peut-être aussi des paramètres de la concurrence, si par exemple il venait à l’idée d’Henri Konan Bedié de se présenter… Comme le souligne un proche du palais, dans ce moment particulier où il faut naviguer au plus près du vent, « la Côte d’Ivoire a besoin d’un président fort qui a de l’autorité, qui ne dévoile pas son jeu à l’avance ». Le suspens, le mystère fait partie de l’imperium du pouvoir. En tout état de cause, la décision sera historique. Le Président a probablement son scénario. Il prépare les étapes. Et c’est dans sa nature aussi de chercher à maîtriser ce qui peut l’être dans un futur plus ou moins proche. Dans les élites urbanisées, dans les milieux intellos, dans cette nouvelle bourgeoisie, produit des années ADO, les éléments de langage présidentiels sur le nécessaire passage de témoin, sur la transition générationnelle ont un impact fortement positif. L’« humour-dédramatisation » sur cette question essentielle (« Attention, je suis encore là ! » annonce le Président avec un sourire lors d’un débat avec Mo Ibrahim, en mars dernier, à Abidjan) marque les esprits. Bien sûr, il a de l’inquiétude, une recherche presque instinctive de la stabilité. Mais un passage de témoin serait vécu avec une certaine fierté. La Côte d’Ivoire serait « différente ». Elle ferait la preuve de sa maturité nouvellement acquise. Elle entrerait dans la modernité politique. Avec une stature historique définitive pour le président Ouattara. Cette passation démocratique serait d’ailleurs la première de l’histoire, celle où un président sortant remettrait les clés du palais du Plateau à un nouveau président entrant.
Le successeur
Et si donc ADO ne se présentait pas, qui serait son successeur « désigné » ? C’est la question qui absorbe toutes les énergies. Chaque scénario implique la prudence, des logiques de positionnement, des mouvements subtils. Il y a des personnalités fortes dans la garde rapprochée présidentielle, une équipe de N-1 disciplinée, soudée autour de lui, une dizaine de profils qui accompagnent ADO depuis de nombreuses années, qui se sentent chacun un peu légitimes, héritiers possibles. La Constitution de 2016 prévoit aussi « un ticket », un président et un vice-président, ce qui augmente les possibilités et les combinaisons possibles. Comme le souligne l’un de ses « héritiers », les « quinquagénaires sont prêts à assurer la relève. Prêts à prendre leurs responsabilités. C’est le moment. C’est leur décennie. Et puis, l’objectif sera de fonctionner en équipe, comme la team Côte d’Ivoire, chacun sachant son rôle, sa place, sa mission ». Évidemment, souligne un autre, « l’équipe s’est construite autour d’Alassane, par une fidélité personnalisée, de bas en haut.
Il nous faut presque apprendre à mieux nous connaître entre nous maintenant, créer des liens qui iront au-delà de la problématique du leadership ». Et le leadership, tout le monde en est bien conscient, ce sera le choix du Président. Quelles que soient les options, le rôle d’Amadou Gon Coulibaly paraît central. C’est l’homme de confiance, le fils spirituel, et celui dont la fidélité est totalement indéniable. D’une certaine manière, il pourrait incarner une continuité, un point d’équilibre, un point médian pour la génération qui arrive. « Son ambition à lui, c’est l’État, résume un autre N-1, ce qui n’est pas forcément le cas des autres, et du coup, tout le monde pourrait s’y retrouver. » Il pourrait être en quelque sorte le primus inter pares d’une équipe gagnante. Les critiques, évidemment, sont nombreuses (« technocratique», « élitiste », « pas assez chaleureux », etc.), mais le Premier ministre coche également bien des cases : la proximité avec ADO, compétent, efficace, originaire d’une région qui pèse électoralement, une carrière indiscutable, une expérience. Et s’il le faut, un comportement de soldat au front. Comme le souligne cet homme d’affaires de la place : « Octobre 2020, c’est demain, mais c’est loin aussi. Un an en politique, c’est beaucoup, et rien n’est inscrit dans le marbre. »
L’opposition, et ses chefs
Les récentes élections locales et municipales ont montré le poids du RHDP sur le terrain. La machine du nouveau parti est en marche. Mais l’élection présidentielle implique une autre dynamique, une personnalisation, une cristallisation forte des enjeux. En 2011, le résultat des élections présidentielles était de 54 %-46 %, en faveur d’Alassane Ouattara. Aux élections de 2015, le taux de participation a été de 52 %. Ces chiffres raisonnables, crédibles, sont à l’honneur de la Côte d’Ivoire, mais dessinent aussi le périmètre d’une opposition qui ne rejoint pas « la famille ADO-RHDP ». Une sorte de socle qui tient. Aux alentours de 40 %, pour schématiser.
C’est ce socle « anti-ADO » que cherche à capter une possible alliance PDCI-FPI, avec en option possible, le ralliement de Guillaume Soro dans un « TSA » (Tout sauf Alassane, ou son successeur). Une alliance entre tous ces ennemis du passé, de prime abord improbable, à la recherche d’une martingale électorale. Et qui peut se rassembler sur des concepts, des mots-clés : usure du pouvoir, changement, alternance, etc. Et de fait, la rencontre entre Henri Konan Bédié (décidément soucieux de prendre une revanche sur l’histoire) et Laurent Gbagbo (encore en exil), à Bruxelles (et là, on ne peut pas parler d’un rajeunissement de la classe politique), aura marqué les esprits. Guillaume Soro, même affaibli, reste
un politique habile, dopé par une ambition intacte. En octobre 2020, côté pouvoir, il faudra donc faire campagne. Proposer un nouveau projet. Se projeter dans l’avenir. Convaincre. Agir à la fois dans la continuité et le renouvellement.
Le sens du RHDP
Le nouveau parti, le RHDP, est au centre de la stratégie pour 2020. C’est l’instrument qui doit permettre de rassembler une majorité élargie. De créer une formation politique structurellement dominante. D’imposer un maillage électoral du pays. De se mettre en ordre de bataille. Le « récit » paraît séduisant. C’est le parti d’une Côte d’Ivoire une et multiple, de toutes les Côte d’Ivoire. Du grand Nord, du grand Sud, du grand Centre, du grand Ouest. Chrétienne, musulmane, animiste, agnostique, séculière. Le récit d’une terre de métissages. Le RHDP, c’est aussi le rassemblement des compétences qui se retrouvent dans un projet commun : le développement. Au-delà des divergences normales, le parti rassemble les femmes et les hommes qui ont en partage une vision commune, celle du progrès, de la croissance, de la bonne gouvernance. C’est l’idée majeure. L’houphouëtisme dans un sens moderne, contemporain. Évidemment, il faut mettre en musique et en pratique ce récit positif, se préparer en quelques mois. Éviter les querelles de leadership. Et ouvrir large aussi. Le RHDP n’est pas (uniquement) un parti de barons en mission électorale ni de quinquagénaires aux portes du pouvoir. C’est un parti en prise avec la réalité de la Côte d’Ivoire, avec sa jeunesse, avec les femmes aussi, avec l’avenir. Il lui faut une capacité de changement, d’adaptation. Et de proposition. Du « content », pour reprendre une expression anglo-saxonne !
Des nouvelles côte d'Ivoire?
La stabilité et la croissance des années ADO ont bousculé une carte identitaire, sociale et politique, longtemps figée. Les vieux schémas électoraux sont toujours là, avec les sempiternelles quatre points cardinaux. Mais tout évolue. Les Ivoiriens, en particulier ceux des nouvelles générations, quels que soient leurs backgrounds ethniques, culturels, veulent passer à autre chose. Ils ont besoin de paix, d’un vivre-ensemble pragmatique. Les frontières intérieures s’effacent. Les grandes villes, Abidjan en particulier, mais aussi Bouaké, Gagnoa ou encore San Pédro, sont des lieux de brassage et de mixité. La poussée démographique est forte, les trois quarts des habitants ont moins de 35 ans. La très grande majorité des citoyens d’aujourd’hui n’ont pas connu Houphouët. Beaucoup n’étaient que des enfants au moment de la fin du gbagboïsme et de la crise électorale de 2010. Et cette jeunesse qui atteint sa majorité est un mystère. Parallèlement, on l’a dit, une classe moyenne, urbaine, connectée, ouverte sur le monde, émerge progressivement. Une société civile se crée en s’appuyant sur les réseaux sociaux. « L’électeur nouveau », celui de 2020, est certainement attaché à ses origines, à « son village personnel », mais il est le produit des années ADO. La croissance a créé des besoins, des ambitions. Les progrès génèrent plus de demandes, d’exigences de la part de citoyens mieux informés : l’éducation, la santé, la formation, un travail, un logement accessible, plus de justice sociale, de la gouvernance, des opportunités… Et puis, il y a aussi cette autre Côte d’Ivoire, celle hors des murs d’Abidjan, celle si loin d’Assinie et de ses plages de rêve, celle des « quartiers », des zones rurales, celle de la pauvreté et des indices de développement humain qui restent trop faibles par rapport à la croissance. L’inclusivité est un défi pour toute l’Afrique, plus particulièrement pour les pays en forte croissance. Le pari est complexe. Il faudra être toujours plus compétitif, accentuer l’émergence, la croissance, créer des richesses. Tout en assurant un développement pour tous. C’est aussi l’enjeu de 2020. Et des années à venir.
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