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« Le métissage naturel est une force »

Par BAUDELAIRE MIEU - Publié en février 2017
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Francis Akindès est professeur de Sociologie à l’université Alassane Ouattara de Bouaké et chercheur associé à l’IRD (Institut de recherche pour le développement). Lui-même d’origine béninoise, il livre son analyse sur la lente construction de l’identité ivoirienne.

 

AM : Aujourd’hui, peut-on parler « d’identité ivoirienne », et comment la situer par rapport à l’État ?

Francis Akindès : La question « être ivoirien » est souvent liée à celle de la binationalité. C’est un débat entre deux conjonctions de coordination, « et/ou », qui concerne un article de la Constitution. Le président Alassane Dramane Ouattara en a été une victime, et étant arrivé là où il est, au bout de ce chemin rocailleux, il a décidé de s’attaquer avec beaucoup de volonté à cet article. Je peux comprendre cette véhémence, car l’ancienne Constitution divisait la société, alors qu’une Constitution doit réunir. La révision de ce fameux article 35 s’imposait en effet ! Et la nouvelle écriture de l’article 55 sur les conditions d’éligibilité à la presidence est le reflet de notre réalité et de notre diversité d’aujourd’hui.
 
Si on replace l’identité ivoirienne dans une perspective historique, on peut dire que la Côte d’Ivoire est une fabrique d’Houphouët- Boigny. Il a voulu une société multiculturelle parce qu’il pensait la multiculturalité à travers les avantages économiques. Tous ceux qui pouvaient venir avec des compétences et des ressources particulières contribuaient ainsi à la création d’un État prospère.
 
Houphouët-Boigny était appelé le « père de la nation », mais il était bien plus que cela, il était le père d’une sous-région, une sousrégion sur laquelle il a aussi pesé pour arriver à ses fins. Il avait sa vision, et il y englobait tout le monde. C’est comme si un architecte mourait avec le plan d’une maison qu’il a laissée en chantier. Continuer la construction est difficile. Il y a eu une idéologie derrière ce qu’Houphouët-Boigny faisait. Lui était partisan d’une société très ouverte. Sous sa présidence, la Côte d’Ivoire était un pays mondialisé avant la mondialisation.
 
Mais en 2000, cette société adopte une Constitution qui parle de population de souche. Le texte ne tient compte que de ces Ivoiriens-là et ne donne accès aux différents pouvoirs, à la gestion de l’État, qu’à ceux-ci. Cela crée un problème identitaire. Selon les statistiques de l’époque, on parlait de 26 % de présence étrangère, mais avec la Constitution de 2000, c’est beaucoup plus que cela.
 
La Côte d’Ivoire avec ADO et la nouvelle Constitution renoue avec la reconnaissance de son métissage naturel. C’est sa force. Cette diversité humaine est aussi une diversité de ressources mobilisables. Le pays est comme une auberge espagnole, cosmopolite, tout le monde est dans le même panier, c’est ce qui fait la beauté du panier. C’est une société en mutation sociale, économique, culturelle et génétique. On entend ici des noms européens, asiatiques, mais ils sont bien ivoiriens. Ils sont peutêtre la deuxième ou la troisième génération d’Ivoiriens. L’histoire de ce pays n’a rien à voir avec celle des autres États de la sous-région, de par sa diversité, de par son métissage. Et sa grandeur en dépend, c’est pourquoi les autres pays lui reconnaissent un certain leadership, surtout dans le monde francophone.
 
Houphouët-Boigny a-t-il été le catalyseur de la société ivoirienne ?
 
La société ivoirienne est le produit de son imaginaire. Houphouët aimait dire : « Le vrai bonheur, on ne l’apprécie que lorsqu’on l’a perdu. » Il était fier de ce qu’il mettait en place. Il en mesurait en même temps la fragilité parce qu’il appelait toujours les Ivoiriens à se parler. « Apprenez à dialoguer ! », disait-il. Il a ouvert ce qu’on appelle maintenant le « dialogue national ». Il ouvrait des espaces de liberté d’expression qu’il refermait aussi sec. Il avait l’art d’utiliser les contraires pour atteindre ses objectifs.
 
Aujourd’hui, est-ce qu’on peut dire que le choc colonial a laissé des impacts sur la société ivoirienne ?
 
Tous les pays colonisés gardent quelque chose de la colonisation. Ces débats sur la postcolonie sont une perte de temps pour moi. Il faut vivre avec cette période de l’histoire, l’intégrer. La colonisation est même devenue un patrimoine national. Personne ne vous donnera la liberté et les avantages qui vont avec sur un plateau. On se bat pour la liberté. L’Afrique n’a pas été le seul continent à être colonisé. Hier, l’Europe se présentait comme le modèle du monde, mais aujourd’hui, il existe des modèles alternatifs. On ne peut pas s’enfermer dans le passé, il faut regarder vers le futur et son potentiel. Les anciens pays pauvres ont la possibilité de changer, c’est ce que font les pays asiatiques et émergents. C’est une revanche ! Ils ont pris parfois le contre-pied de ce que l’Europe imposait.
 
Par exemple, pour les droits de l’Homme, chacun les interprète à sa manière. En Chine, on vous dit que ce qui importe ce n’est pas l’homme, c’est l’homme social ; et au nom de ce principe, le pouvoir mate la population. Je ne veux pas porter la colonisation sur le dos. Aujourd’hui, le monde est ouvert, il faut former les gens, il faut une redéfinition des rapports de force. L’intelligence est le meilleur moyen pour y parvenir, au-dessus des armes, de l’argent et de la manipulation des idées. La colonisation, il faut en parler pour dire : « Plus jamais ça ! » mais ça ne peut pas être au coeur de la gestion du quotidien.
 
Est-ce qu’aujourd’hui on peut parler d’une formation moderne de l’identité ivoirienne ?
 
L’identité ivoirienne est en mutation. Souvent, quand on parle de l’identité ivoirienne, les gens confondent citoyenneté, lieu de naissance et identité. L’identité est quelque chose de plus ouvert, qui intègre tout ce que la société fabrique, qui lui permet de se reconnaître et de se projeter dans le futur. En Côte d’Ivoire, il y a une grande diversité humaine, grâce aux groupes sociaux culturels locaux mais également grâce à toutes ces personnes venues d’ailleurs. Et c’est dans ce brassage qu’on a quelque chose qui échappe à tout le monde : l’identité. Elle a plusieurs facettes : alimentaire, culturelle, artistique, musicale… Par exemple, le zouglou est la musique urbaine qui fait partie de l’identité ivoirienne d’aujourd’hui. Magic System, avec son chanteur d’origine burkinabè A’Salfo, y participe.
 
À quoi sert la terre des origines ? Pour moi, ça ne veut rien dire. Ce qui importe, c’est ce que les uns et les autres acceptent de donner à une société, c’est le fait d’adhérer à une communauté de valeurs, clairement définies, qui permettent de mettre en mouvement tout le monde. C’est à partir des productions sociales que naissent les identités.
 
On peut lire l’identité ivoirienne à travers la façon de s’alimenter. L’attiéké est purement ivoirien. Pourtant, ce plat est à base de manioc, et le manioc se mange sur toute la côte. Alors, pourquoi l’attiéké n’existe-t-il pas dans des pays comme le Bénin ou le Togo ? Idem pour l’alloco. La banane se mange sur toute la côte, et elle est cuite aussi à l’huile dans d’autres pays (Togo, Bénin, Burkina Faso), mais la façon de la découper renvoie à la Côte d’Ivoire. Quand on veut cristalliser autour de la nation une dimension ethnique, il n’y a rien de plus dangereux. On en a fait l’expérience ici, on a eu plus de 3 000 morts en quatre mois. Les esprits se sont un peu apaisés. On comprend donc mieux la notion d’identité quand on la sort de son champ politique et qu’on la remet dans une trajectoire plus sociétale, pour montrer que c’est une oeuvre construite par la société.
 
On a eu dans le passé beaucoup de migrations, mais que pensez-vous de l’immigration moderne, celle des Libanais, Français et autres ?
 
Les Libanais d’aujourd’hui sont la quatrième génération. Au départ, on les appelait « Syriens ». La plupart d’entre eux sont naturalisés ivoiriens, ils ne connaissent le Liban qu’en période de vacances. Idem pour les Français et les Burkinabè. On dit souvent qu’en Côte d’Ivoire, les Libanais sont la 65e ethnie. Ils sont là, ils sont présents. Quand la Côte d’Ivoire est engagée dans la compétition internationale, la part que prennent les Libanais dans cette dynamique montre qu’ils ne sont pas venus seulement pour l’argent. Ils participent à la dynamique de la société. C’est comme une part des Français qui sont ici.
 
Les trajectoires migratoires en Côte d’Ivoire sont exceptionnelles. Allez vous promener au cimetière, vous verrez qu’il y a des caveaux familiaux de vieilles familles françaises, belges, libanaises… Vous pouvez projeter dans la société, la diversité du corps social observée dans le cimetière. Les migrations libanaises sont très anciennes. C’est une communauté qui paraît ouverte mais qui est très fermée sur l’ensemble des choses. Pour moi, comme le disent les Ivoiriens, le Libanais est « un mal nécessaire ». On peut compter sur eux pour une dynamique économique libérale, à l’image de celle de la Côte d’Ivoire. Ils comptent parmi les investisseurs locaux, ils sont dans l’arène économique, ils ont leurs réseaux politiques, leurs protecteurs. Sociologiquement, je les considère comme étant l’une des identités dans la société.
 
Que peut-on retenir comme mythe dans l’histoire de la Côte d’Ivoire ?
 
On peut retenir celui, récent et fondateur, d’Houphouët-Boigny. Avant, c’était celui d’Abla Pokou avec la fondation du monde baoulé. Concernant Houphouët-Boigny, chacun voit « le Vieux » à sa porte, chacun lui fait dire ce qu’il veut ou interprète ses paroles comme il veut. Si vous allez à Agboville, on ne vous parlera pas de la même manière d’Houphouët-Boigny qu’à Yamoussoukro. Il y a tout et son contraire qui se raconte sur lui. On a besoin de le refonder comme référence nationale. Laurent Gbagbo l’a combattu et pourtant quand il avait les pires difficultés, il se comparait à lui, il disait ce qu’il aimait chez lui. C’est donc une sorte de figure fédératrice, que les politiques pourraient utiliser mieux encore. Sa mémoire peut être un outil de rassemblement Les mythes se réinventent et s’entretiennent.