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Édito

Le monde d'après

Par Zyad Limam - Publié en mars 2022
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C’était au pire de la pandémie de Covid-19. On parlait du monde d’après, des options, des solutions, des priorités, du retour à la vie, et aux projets. Le Covid est encore là, peut-être tapi, attendant de distiller son énième variant. 

Et la guerre, elle, est arrivée, brutalement, dans la nuit du 23 au 24 février. Les forces de la fédération de Russie sont entrées en Ukraine, nation souveraine, pour une « opération militaire spéciale ». En réalité, un conflit majeur aux répercussions systémiques et internationales.

Les images de ce monde d’après sont stupéfiantes. Les bombardements, les missiles, les tanks. Les civils sous le feu, les victimes, les villes détruites. Et le spectre de l’arme atomique… Nous voilà donc dans ce fameux monde d’après.

On peut comprendre, et admettre, les impératifs de sécurité de la Russie, sa volonté de stopper la progression de l’OTAN vers l’est, de poser sur la table des « exigences » pour un nouvel arrangement sécuritaire en Europe, à ses frontières. Qui dépasse les arrangements post-1945, puis ceux qui suivirent le démantèlement du pacte de Varsovie. Et qui implique la « neutralité » (un concept à définir) de certains de leurs voisins.

Et on se doute que les États-Unis auront cherché à pousser leur avantage depuis 1991 et la chute de l’URSS. À élargir l’OTAN. On se doute aussi qu’ils auront soutenu, en Biélorussie, et surtout en Ukraine, les mouvements pro-occidentaux. Et que les États-Unis auront poussé Kiev à manifester une forme d’assurance, de témérité, sans évidemment qu’ils n’aient réellement l’intention de les défendre en cas de catastrophe, les laissant presque à nu face à l’armée russe…

On peut se dire qu’il aurait fallu, que oui l’on aurait dû imposer des lignes rouges à la politique d’intimidation russe, à la violence, après la Tchétchénie, et la Crimée, et la Syrie… Que l’on aurait dû trouver les moyens de dire stop à Vladimir Poutine.

Et que cette guerre concerne le « Nord », l’Occident, les Russes, les Européens, les Américains, et que l’indignation est tragiquement sélective, et que lorsque les États-Unis ont quasiment rayé l’Irak (ou d’autres pays) de la carte, personne ne s’est levé, que les Palestiniens sont soumis à l’occupation depuis plus de cinquante ans, que le Yémen est en proie à une guerre menée par l’Arabie saoudite, etc. Et que tout le monde s’en fiche, que tout le monde accepte. Oui, on peut comprendre et décrypter, et relativiser.

Mais, à la fin des fins, l’invasion de l’Ukraine reste une agression caractérisée, inacceptable. Une attaque massive sans motif impérieux, envers une nation relativement démocratique, avec des leaders élus. Une attaque à dix contre un, avec la destruction massive et le ciblage des civils comme stratégie militaire. S’appuyant sur des casus belli factices ou surréalistes (« dénazification », protection des citoyens russophones, autonomie du Donbass…). La vérité est ailleurs. Pour Vladimir Poutine, l’idée, ce n’est pas uniquement de repousser l’OTAN (ou la très virtuelle possibilité que l’Ukraine rejoigne un jour lointain l’OTAN). Le projet, l’ambition, c’est d’effacer l’Ukraine indépendante, de l’absorber dans la mère patrie. De repousser l’Occident, d’humilier « cet empire du mensonge », ces pays de « trouillards », de prendre une revanche sur l’histoire, de rétablir la grande Russie – pas celle des communistes, plutôt celle des tsars. C’est de recréer la grande empreinte d’un empire russo-centré, qui réduit au silence ses propres minorités, qui conteste l’existence de l’Ukraine, de la Biélorussie, de la Moldavie, de la Géorgie, et même du Kazakhstan, et peut-être aussi celle des républiques baltes. Et d’autres encore… Sous couvert de sécurité, c’est une guerre impériale, de reconquête, avec un coût humain insupportable. Au XXIe siècle.

Une guerre d’autant plus impériale, coloniale même, que la plupart de ces peuples, la grande majorité des Ukrainiens, des Biélorusses, des Géorgiens, des Moldaves veulent intégrer l’Union européenne, le système des démocraties libérales (au moins sur un plan nominal). Les Ukrainiens et les Biélorusses sont des cousins et des frères qui tentent désespérément de s’éloigner de « la famille »… Et la Russie, face à cette contestation, à cette demande d’émancipation, ne propose que la force et la contrainte. Subjugation d’ailleurs nécessaire au maintien, à la survie d’un pouvoir autoritaire à Moscou.

Cette guerre, c’est tout d’abord celle d’un seul homme, Vladimir Poutine, maître étonnamment incontestable, qui a su réincarner un rêve de puissance, qui a constamment utilisé la guerre comme une arme politique (en Tchétchénie, en Géorgie, en Ukraine…), qui a dangereusement rallumé les feux du nationalisme russe (et « Le nationalisme, c’est la guerre », disait François Mitterrand…). C’est la guerre d’un homme isolé, rationnel ou irrationnel (les deux ne sont pas incompatibles), qui approche des 70 ans, et qui peut contempler sa finitude, la limite du temps. Un homme solitaire, entouré de quelques oligarques corrompus et soumis et de rares hommes de main fidèles – formés comme lui à l’école du KGB –, qui tiennent le pays. C’est la guerre d’un pays doté d’une formidable puissance atomique, presque égale à celle des États-Unis. L’arme nucléaire, cauchemar de l’humanité, carte ultime de la Russie. C’est aussi la guerre d’un pays « pauvre », dont le nombre d’habitants (144 millions) décline, dont l’économie (1 500 milliards de dollars de PIB) « pèse » moins que celle de l’Italie (1 880 milliards de dollars), dépend des technologies importées, et qui ne vit que de la rente pétrolière et gazière. Un pays fondamentalement en crise, tourné vers les rêves du passé, au lieu de s’investir dans les projets d’avenir.

La guerre, on sait comment y entrer, mais on ne sait jamais comment on va en sortir… L’invasion de l’Ukraine ne se déroule pas véritablement comme prévu, les Ukrainiens résistent de manière acharnée. Une nation est née. Un héros aussi, avec Volodymyr Zelensky, président courage, maître de la communication planétaire. Et la Russie, en bombardant « ses frères », donne naissance à des générations de résistants.

L’issue de la bataille, déséquilibrée, ne fait pas de doute. Mais comment, hors la négociation et le compromis juste, la Russie pourrait-elle contenir, contrôler un pays foncièrement hostile de 45 millions d’habitants, le deuxième plus grand d’Europe continentale ? Avec quelles ressources ? Avec combien de dizaines de milliers d’hommes en permanence ? Avec quel leader autoproclamé qui ne serait pas haï comme un traître ? Et en faisant face à quelle résistance ?

L’OTAN, les États-Unis, l’Europe ne se sont pas engagés dans une confrontation militaire directe aux conséquences potentiellement dévastatrices. Toujours cette option nucléaire, et puis, on ne mourra pas pour Kiev – « Ce n’est pas vital. » Mais en quelques jours, l’Occident a mis en place un « paquet » de sanctions comme jamais vu dans l’histoire moderne. En quelques jours, la Russie a été littéralement coupée d’une grande partie du reste de la planète, économiquement, culturellement, même physiquement (avec la fermeture des espaces aériens).

Un débat s’ouvre sur la nécessité de se passer du pétrole et du gaz russes. Ou de réduire cette dépendance. D’asphyxier l’empire… Les embargos et les sanctions sont toujours contournables, la Russie est résiliente, c’est un grand pays, et ce n’est pas demain la veille que l’on pourra se passer de son gaz ou de son pétrole. Mais le prix à payer pour la Russie, par les citoyens russes, va être immense. En particulier pour ces élites urbaines, pour la jeunesse éduquée, pour les créatifs, pour les entrepreneurs qui se retrouvent face à un quasi-no futur.

L’exil va devenir une option. En quelques jours, trois décennies d’intégration dans l’économie globale auront été annihilées. La Russie va devenir instable, appauvrie. Acculée et déstabilisée, donc dangereuse. Les parts rationnelles et irrationnelles de Poutine, de son entourage proche, vont devenir des facteurs essentiels de la sécurité ou de l’insécurité du monde. Un dérapage, une fuite en avant, une modification des équilibres intérieurs, une rupture, tout est possible…

L’Europe, « bourgeoise », ramollie par plus de soixante-dix ans de paix et de prospérité, se retrouve, elle, avec un ennemi intime puissant et permanent à sa porte. Elle a découvert en elle aussi une unité, un sens du destin commun, par sa fragilité et par la nécessité d’assumer une plus grande part de sa sécurité. Les budgets militaires vont exploser, en premier lieu en Allemagne. Les pays « neutres » (Finlande, Suède…) seront tentés de ne plus l’être. Ou de rejoindre l’OTAN, accentuant les tensions militaires. À court terme, la crise risque de provoquer une tempête économique majeure de part et d’autre de ce nouveau « mur ». L’instabilité, la guerre, l’envolée vertigineuse des prix de l’énergie, l’inflation vont rendre toute reprise post-Covid très hasardeuse. Le cours du blé atteint des hauteurs stratosphériques, comme celui d’autres denrées alimentaires. Les pays émergents, les pays les plus fragiles risquent de payer la facture la plus lourde avec toutes les conséquences politiques possibles. 

Le président russe Vladimir Poutine avec des hauts gradés de l’armée au Kremlin, à Moscou. MIKHAIL KLIMENTYEV/SPUTNIK/AFP
Le président russe Vladimir Poutine avec des hauts gradés de l’armée au Kremlin, à Moscou. MIKHAIL KLIMENTYEV/SPUTNIK/AFP

L’ordre géopolitique du monde va bouger. La Russie tentera de se désencercler en s’appuyant sur des puissances secondaires et tertiaires comme l’Inde, le Pakistan, les pays du Golfe, Cuba, le Venezuela… Elle tentera de se poser comme un contrepoids à l’hégémonie occidentale, de générer des vocations en Afrique et aux quatre coins du monde. Ce plan dépendra de la capacité russe à contourner les sanctions, à sortir de la guerre d’Ukraine. Et il dépendra essentiellement de la Chine. La Chine, « ami indéfectible » selon les communiqués, puissance globale, économique et militaire, à portée de Taïwan… Une Chine combative, décidée à promouvoir un nouvel équilibre du monde aux dépens des États-Unis, et de l’économie dollar. Mais une Chine soucieuse aussi et avant tout de sa stabilité interne. Et de son vieillissement, de sa dévitalisation démographique.

L’Afrique sera l’un des enjeux de cette désorganisation- réorganisation géostratégique du monde. Elle ne pourra pas rester à l’écart des réalignements, plaider le « cela ne nous regarde pas ». L’impact économique sera là. Et les alliances et les contre-alliances trouveront chez elle un terrain certainement fertile, auprès d’États fragiles. Comme nous l’avons écrit dans ce magazine, le continent est instable, morcelé, mais il est incontournable. Il est au centre du monde. C’est le continent « jeune », avec une démographie favorable, riche de son sol, de son sous-sol, de ses potentialités.

La guerre est une barbarie, la preuve qu’une part de notre humanité est tentée de rejouer éternellement les tragédies du passé, de favoriser la loi du plus fort contre le plus faible, de penser territoires, conquêtes, butins. Mais le monde change. L’économie elle-même se transforme. Aujourd’hui, la connaissance et l’intelligence sont la clé du pouvoir, de la richesse, du progrès, et cela ne se conquiert pas, cela ne se soumet pas. Les enjeux auxquels nous devons faire face, ceux qui menacent notre existence (en dehors de l’arme atomique), dépassent le cadre étroit du monde d’hier. L’usure de notre planète, le réchauffement climatique, la déforestation, la pollution, les migrations massives, le Covid-19 et les virus à venir, tout cela n’a pas de frontières, pas de territoires. Les enjeux du millénaire, le futur devraient nous transcender, nous rassembler, nous éloigner des identités parcellaires et meurtrières.

C’est cela, le vrai monde d’après.

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