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Édito

Le pouvoir par la force

Par Zyad Limam - Publié en avril 2022
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Tout début avril 2022. C’est la guerre en Europe.

L’Ukraine combat héroïquement. La « technoguérilla » de ses combattants est redoutable, face à la rigidité toute soviétique des bataillons russes. Le pays a survécu plus d’un mois, et, en soi, c’est déjà comme une première victoire. Mais la terre d’Ukraine est dévastée par les bombes. Des villes sont sous siège, rayées de la carte, comme Marioupol devenue cité martyre. Des millions de réfugiés. Des hommes et des femmes, des civils, abattus dans la rue. Un carnage et une tragédie humaine sans nom. On évoque des crimes de guerre.

Vladimir Poutine et son état-major politicomilitaire ont décidé de régler la « question ukrainienne » de la pire des manières, par l’invasion et la « découpe ». Pourtant, ce qui ne devait durer que quelques jours tourne à la guerre d’attrition. L’armée russe prend des coups, perd beaucoup d’hommes, elle piétine, elle enrage. L’« opération militaire spéciale » vire au semi-fiasco. Elle provoque une réaction quasi unanime de l’Occident, de l’OTAN, de ces pays « décadents et irrésolus ». Avec un régime de sanctions comme rarement vu dans l’histoire. La répression s’abat sur la Russie, les journaux indépendants ferment, seule la vérité officielle doit s’imposer.

On essaie de comprendre les motivations réelles, profondes d’une telle stratégie… Le renforcement du poutinisme (le chef et ses alliés) ? Couper court à l’expérience démocratique aux frontières du Kremlin (comme en Biélorussie) ? Certainement, et repousser l’OTAN, faire une démonstration de force vis-à-vis de l’« Ouest ». Surtout réintégrer dans la mère patrie l’Ukraine, « État illégitime », cette « fiction » issue du démembrement de l’URSS. Une décision, une guerre donc fondamentalement impérialiste et coloniale.

Le monde occidental regarde, effaré, à juste titre, ces images moyenâgeuses de violence et de destruction, de massacre de civils. Le monde occidental a la mémoire courte aussi. La déstabilisation de l’ordre global, la « dérégulation de la force » pour reprendre l’expression de Ghassan Salamé, est venue par la guerre d’Irak, en 1991 – une invasion américaine, construite sur un mensonge immense, avec un coût humain et politique stupéfiant.

Ce n’est pas une nouvelle guerre froide qui commence, avec un alignement des blocs, mais comme un éclatement du monde. Avec, aux portes de l’Europe, une Russie isolée, instable, explosive. Pour Moscou, « ne pas gagner », c’est déjà « perdre ». Et la Russie ne peut pas « perdre ». Ce serait l’effondrement possible, l’affaire deviendrait existentielle… Les États- Unis, qu’on le veuille ou non, resteront la plus grande puissance (financière, militaire, politique, culturelle) de la planète. Et l’Europe, le continent le plus riche. La Chine jouera son jeu, à la fois prudente et audacieuse, utilisant au mieux ce conflit pour contester la prédominance de l’Occident. Cet Occident qui ne sera plus l’alpha et l’oméga de la construction internationale. Des puissances moyennes ou régionales ont déjà pris de l’autonomie. Elles privilégient leurs intérêts propres. Tout en ménageant les vrais centres de décision. Pour les plus habiles, y compris en Afrique, il y aura des espaces de liberté, une sorte de nouveau non-alignement, plus prosaïque, moins idéologique.

Et puis, en toile de fond de ces fracas, il y a aura le choix. La question essentielle de la démocratie contre l’autoritarisme. La guerre en Ukraine, c’est aussi l’influence d’un seul homme, un « strong man », Vladimir Poutine, sur son pays. La Chine aussi est aux mains d’un « homme fort », Xi Jinping, qui a pris tout le pouvoir. En Inde, Narendra Modi s’appuie sur le populisme et l’islamophobie pour asseoir sa puissance. Cela aurait pu être le cas aux États-Unis, situation absolument stupéfiante, si les manoeuvres postélectorales de Donald Trump avaient abouti… Les démocraties dites illibérales prospèrent (en Turquie, en Hongrie, en Afrique aussi), et c’est aussi le retour des militaires et des coups d’État.

Ce pouvoir par la force, qui chaque jour s’accentue un peu plus aux quatre coins du monde, qui s’alimente du populisme, des identités, du nationalisme, est au coeur des conflits et des guerres à venir. Ce pouvoir par la force, toxique, n’apporte rien pour résoudre les complexités du monde.