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Aujourd’hui, la jetée pétrolière du futur complexe pétrochimique est parachevé e à 95%.DR
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Découverte / Djibouti

Le projet Damerjog

Par Rémy Darras - Publié en juin 2024
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Porté d’abord par les besoins croissants de l’Éthiopie en produits pétroliers, le nouveau complexe assume aussi des objectifs plus globaux : répondre à une demande régionale massive, accentuer le ravitaillement «on shore» et «off shore». Et se positionner comme l’un des acteurs du stockage et du trading.

​​​​​​​C’est une première étape de franchie! Trois ans après le démarrage du chantier par le marocain Somagec, la jetée pétrolière de trois kilomètres du futur complexe pétrochimique de Damerjog est aujourd’hui achevée à 95%. En juillet dernier, la zone franche de Damerjog (Djibouti Damerjog Industrial Development Free Trade Zone) recevait un prêt de 155 millions de dollars de la part d’Afreximbank et de la Banque pour le commerce et l’industrie de la mer Rouge (BCIMR, filiale de la BRED), pour en boucler les travaux. Un terminal et un premier dépôt de stockage de 150000 m3 doivent venir la compléter. En juillet dernier, la zone franche de Damerjog (Djibouti Damerjog Industrial Development Free Trade Zone) recevait un prêt de 155 millions de dollars de la part d’Afreximbank et de la Banque pour le commerce et l’industrie de la mer Rouge (BCIMR, filiale de la BRED), pour en boucler les travaux. Un terminal et un premier dépôt de stockage de 150000 m3 doivent venir la compléter.

Si la jetée n’est pas encore tout à fait opérationnelle, sa livraison était pourtant l’une des conditions sine qua non invoquées par des sociétés privées pour venir s’installer et investir dans la zone. Pour y parvenir, l’opération a ressemblé à un tour de force pour la partie djiboutienne, qui a dû consentir un bridge loan (prêt-relais) de la BCIMR. Un financement temporaire, en général destiné à aider une société à faire face à ses coûts à court terme, jusqu’à ce qu’elle puisse obtenir un financement sur le long terme ou lever des capitaux propres. Car, pour ne pas financer à fonds perdu l’infrastructure, avoir de la visibilité sur leurs retours sur investissement et se faire rembourser, les potentiels bailleurs de fonds internationaux réclamaient à leur tour la garantie d’installation de ces mêmes sociétés privées pour financer le projet. Ce qui ressemblait au jeu de l’œuf et de la poule. Mais maintenant que la jetée est là, Damerjog entre dans la réalité!

Des grandes ambitions 

C’est en effet sur ce terrain, presque frontalier avec le Somaliland, que doit pousser une zone franche de 30 km2 , dont vingt gagnés sur la mer. D’une valeur de 4 milliards de dollars, le projet, le plus large jamais mené par l’Autorité des ports et zones franches de Djibouti (DPFZA), entend d’ici 2035 rien de moins que se poser en concurrent du méga-complexe de Fujaïrah (Émirats arabes unis), l’un des plus importants centres de stockage de pétrole au Moyen-Orient. Tandis que les hydrocarbures représentaient déjà en 2020 près de 30% du trafic portuaire à Djibouti, le nouveau terminal pourra traiter à terme 13 millions de tonnes de pétrole par an, contre 4,5 millions avec les capacités actuelles. Et avec des dépôts pétroliers d’une capacité de stockage de 750000 m3 .

Damerjog voit les choses en grand. Il devrait comprendre aussi à terme deux quais d’accostage, une raffinerie, une cimenterie (600000 tonnes/an), une centrale électrique (2,3 MW), une zone de réparation navale dotée d’une unité métallurgique et, sur le papier, le point d’atterrissage d’un gazoduc de 765 km en provenance de la région éthiopienne de l’Ogaden. Même si, depuis la signature de l’accord avec la société chinoise Poly-GCL, le projet a peu progressé à cause de l’instabilité régnant dans la région…

Mais la demande du marché éthiopien est pressante. Elle constitue une belle opportunité. Avec une population qui s’établit désormais à plus de 123 millions d’habitants, son voisin enclavé connaît une croissance annuelle de plus de 10% de ses besoins en hydrocarbures, qui équivalent à 15 millions de tonnes métriques, selon les chiffres de la Banque nationale d’Éthiopie. La demande en produits pétroliers du pays devrait doubler dans les dix prochaines années.

Depuis quelque temps, le pays d’Abiy Ahmed fait pression sur son voisin francophone pour accroître les capacités de stockage de son terminal pétrolier Horizon, inauguré en 2005, opéré et détenu à 52% par Emirates National Oil Company (ENOC), qui se trouve toujours en surchauffe, laissant de nombreux navires éthiopiens en attente de leur tour au large.

Ce qui occasionne pour l’Éthiopie, déjà à court de devises, un coût important en immobilisation en mer, se chiffrant à plusieurs millions de dollars chaque année. Le projet d’extension d’Horizon, envisagé en 2019, n’a jusqu’ici pas abouti, car il était suspendu à des raisons techniques: il se trouve bordé par la base navale chinoise, le port de Doraleh et le chemin de fer. Mais également pour des raisons politiques, puisque le terminal compterait parmi ses actionnaires Abdourahman Boreh, l’ancien patron de l’autorité portuaire. Le principal opposant en exil est accusé d’avoir perçu des millions de dollars dans l’octroi de la gestion du port à DP World en 2000.

 Investir de nouveaux business

​​​​​​​Au-delà de l’Éthiopie, le pays d’Ismaïl Omar Guelleh entend desservir tout «l’arrière pays» de l’Afrique de l’Est, jusqu’au Kenya, où le développement économique et la croissance démographique nécessitent la construction de routes, et donc le transport de bitume, un autre produit issu du pétrole. En avril dernier, le Sud-Soudan affirmait quant à lui sa volonté de faire de Damerjog une plateforme pour l’exportation de son pétrole vers les marchés internationaux, pour sortir de la dépendance du Soudan, en pleine guerre civile. Tandis que l’Éthiopie, à travers son jeune fonds souverain EIH avait annoncé en 2022 son intention de prendre 30% du capital du port de vrac liquide, moyennant de lourds investissements. Avec le développement de cette zone franche industrielle dédiée aux hydrocarbures, Djibouti s’impose ainsi comme un hub pétrochimique pour la région Mais pas seulement. Car Djibouti souhaite aussi se positionner dans le business juteux du trading pétrolier et du stockage dans les cuves, dont les prix ne suivent pas les fluctuations des cours du brut. Il s’agit, au lieu de faire appel à des négociants installés à Dubaï, de servir par soi-même des clients qui se trouvent aussi bien en Afrique qu’au large. «C’est un business de capacité: plus les bateaux sont gros, plus les profits sont intéressants. Or, aujourd’hui, sur la carte des relevés bathymétriques, il faudrait descendre jusqu’à Durban ou Port Elizabeth pour trouver un tirant d’eau aussi important que celui de Djibouti, de près de 16 mètres de profondeur», décrypte Khalil Chiat, conseiller financier d’Aboubaker Omar Hadi, le président de DPFZA. Voyant passer devant ses côtes chaque année 35000 bateaux et 3,4 millions de barils, Djibouti s’est aussi lancé, avec la société Red Sea Bunkering (RSB), dans l’activité de soutage des navires, qui pouvaient se ravitailler en fioul jusque-là à Jebel Ali (Émirats arabes unis). Pour être plus compétitif, le ravitaillement des bateaux pourrait aussi se faire «on shore», et non plus en mer comme actuellement, annonce Khalil Chiat.

Une concurrence pas si inquiétante 

C’est aussi que Djibouti souhaite conserver son avance. Car tandis que la petite république du détroit de Bab el-Mandeb fournit jusque-là 95% du pétrole à l’Éthiopie (les 5% restants provenant du Soudan), un concurrent fournit ses armes plus au sud: Berbera, au Somaliland, territoire dont l’Éthiopie a remis sur le métier la question de la reconnaissance en janvier dernier, s’attirant les foudres de la Somalie.

Vu par Addis-Abeba comme une alternative à Djibouti – jusqu’à présent son seul débouché –, le port somalilandais, détenu à 51% par l’Éthiopie et opéré par DP World, a attiré sur ses quais le géant mondial du négoce Trafigura, installé en Suisse (plus de 300 milliards de dollars de chiffre d’affaires), qui a posé en août dernier la première pierre de son dépôt pétrolier à travers un investissement de 50 millions de dollars.

Persona non grata à Djibouti, qui l’a expulsé de ses quais manu militari en 2018, l’opérateur portuaire dubaïote s’est engagé à y investir 442 millions de dollars, en y déployant un nouveau terminal à conteneurs en 2021 et une zone franche en 2023. Dans son protocole d’accord avec le Somaliland, l’Éthiopie cherche à négocier pour sa part la location d’une bande de terre côtière de 20 km, lui donnant directement accès à la mer Rouge. Pas de quoi inquiéter les officiels djiboutiens qui louent la stabilité de leur franc, la sécurité, la profondeur de leurs bassins et la modernité de leurs infrastructures… 

Djibouti et l’Éthiopie prennent les commandes du train

La gare de Nagad, en périphérie de la capitale djiboutienne, a été inaugurée en janvier 2017.PATRICK ROBERT
La gare de Nagad, en périphérie de la capitale djiboutienne, a été inaugurée en janvier 2017.PATRICK ROBERT

S​​​​​​​ymbole des réalisations des «nouvelles routes de la soie» chinoises, mais aussi héritière de l’antique chemin de fer franco-éthiopien, la ligne Djibouti-AddisAbeba (752 km), lancée en janvier 2017, est désormais gérée par l’Éthiopie et Djibouti. C’est le 10 mai dernier que les deux États, qui en possèdent respectivement 75% et 25%, ont repris la gestion et la maintenance du réseau aux entreprises chinoises CCECC et CRCC, à l’issue d’une cérémonie qui s’est tenue à Addis-Abeba.

Entre juillet 2023 et avril 2024, la ligne avait généré un chiffre d’affaires de 50 millions de dollars (+1,12 million de dollars) et avait connu, avec 148664 passagers, un trafic en hausse de 15%. En 2023, elle avait transporté 2,1 millions de tonnes de fret, contre 885000 l’année de son lancement. Avec un coût total de 3,4 milliards de dollars pour la construction, le chemin de fer avait d’abord rencontré plusieurs problèmes relatifs au coût de l’électricité, à des coupures de courant, à des collisions avec des animaux et à un volume de marchandises en deçà des espérances. Souffrant de la forte concurrence des camions éthiopiens, il ne s’avère pas plus compétitif. Il avait aussi pesé lourdement sur la dette de Djibouti à l’égard de la Chine.