
Lotfi Achour :
«Notre cinéma est bien vivant»
L’homme de théâtre et réalisateur tunisien revient avec un film à la fois personnel et collectif. À travers la reconstitution d’un acte terroriste, il explore l’expérience du deuil et témoigne des failles politiques et médiatiques d’une époque.
C'est un drame qui avait ému et choqué le pays entier: le 15 novembre 2015, un jeune berger de 16 ans, Mabrouk Soltani, a été assassiné par des terroristes islamistes dans une montagne du centre-ouest de la Tunisie. Bouleversé comme ses concitoyens par cet acte d’une barbarie inouïe, le cinéaste Lotfi Achour s’en est inspiré pour son deuxième long métrage, Les Enfants rouges. Tourné dans une région reculée du pays, le film est raconté à hauteur d’enfant, à travers le point de vue d’Achraf, 14 ans, qui a vu son jeune cousin décapité sous ses yeux. On suit ainsi le profond bouleversement, le choc que cette perte provoque sur la psyché, dans l’intériorité du garçon, plongé dans un état douloureux et confus. Homme de théâtre, le réalisateur explore avec une grande finesse et une vraie signature de cinéaste la dimension intime de cette tragédie, naviguant entre réalisme brut et onirisme, veine spirituelle. Interprété avec justesse par des jeunes acteurs amateurs formés pour l’occasion, Les Enfants rouges témoigne aussi des maux du pays à cette période – l’abandon des populations rurales, les atrocités terroristes, les graves manquements politiques, l’indécence médiatique. Multiprimée à l’international (Red Sea Festival, Namur, Saint-Jean-de-Luz, etc.), l’œuvre a notamment été couronnée du grand prix du Tanit d’Or aux dernières Journées cinématographiques de Carthage.
Réalisateur, metteur en scène et producteur de théâtre, se partageant entre Paris et Tunis, Lotfi Achour est l’auteur de plus de 25 créations de théâtre et de théâtre musical sur les scènes du monde (Londres, Paris, Liban, Égypte, etc.). Après avoir signé des courts métrages acclamés, il réalise son premier long-métrage, Demain dès l’aube, en 2016.
AM: De quelle histoire vraie est inspiré votre film Les Enfants rouges?
Lotfi Achour: Le 15 novembre 2015, dans une région du centre-ouest de la Tunisie, pas loin de la fameuse ville de Sidi Bouzid d’où a démarré la révolution [où le vendeur ambulant Mohamed Bouazizi s’est immolé le 17 décembre 2010, ndlr], un jeune berger, Mabrouk Soltani, a été assassiné par des djihadistes dans la montagne de Mghila. Le début du film est conforme à ce qu’il s’est passé: deux adolescents font paître leur troupeau dans la montagne; le plus jeune n’avait pas l’habitude de s’y rendre, l’aîné avait en revanche été arrêté quelques mois avant par ce groupe de terroristes qui le soupçonnait de faire de la délation aux autorités. Ce jour-là, ils l’ont décapité et ont contraint le plus jeune de ramener sa tête à sa famille. Leur mise en scène du crime est sinistre, abjecte. Nous avons appris cette histoire sur les réseaux sociaux à un moment terrible, le soir même du crime – un voisin de la famille racontait ce qui se passait, alors que le corps du jeune berger était encore dans la montagne. Ce fut un choc national. Cette histoire fait vraiment partie de notre mémoire collective; l’impact est du même ordre que les attentats du 13 novembre 2015 pour la France. Le lendemain matin, les autorités, les médias, des politiques et des gens de la société civile se sont déplacés dans la région. Pendant ce temps, la famille et les gens du village sont allés chercher le corps dans la montagne.
Cette histoire vous a ainsi poursuivi durant des années?

Oui. Comme tout le monde, le fait qu’on s’attaque à des enfants m’a vraiment choqué. Et pourquoi faut-il cette mise en scène macabre? Pour faire peur, à la famille, aux villageois, au pays entier… En 2017, le deuxième frère de Mabrouk Soltani a été assassiné. Cela prenait une dimension encore plus politique, parce que les autorités de l’époque avaient promis à la famille de l’aider – elle demandait juste à être déplacée de cet endroit. Le village est vraiment comme celui du film, au pied de la montagne, avec les mêmes conditions de vie, la même pauvreté. On a tourné 100 kilomètres au nord pour avoir les mêmes paysages, la même chaîne de montagnes, la même sécheresse. L’État a été totalement défaillant, c’est un manquement impardonnable. Cette pauvre mère a perdu son deuxième fils, alors les autorités ont réagi et lui ont fourni un petit logement social. C’était un peu tard… Les Enfants rouges est inspiré d’une histoire vraie mais c’est avant tout un film, sans didactisme. C’est ma conviction: on peut faire du cinéma en lien avec le monde sans être ennuyeux. J’aime ce défi de proposer un bon film, même à partir de faits très difficiles et douloureux.
Pourquoi avoir choisi de raconter cette histoire à hauteur d’enfant, à travers le regard d’Achraf, 14 ans?
L’envie de faire ce film est partie de cette interrogation: comment cet enfant allait-il faire pour s’en sortir? Que se passe-t-il dans sa tête, pendant ce laps de temps? Le récit entre en immersion dans sa psyché et prend aussi une dimension plus politique avec la représentation de la communauté. On filme à hauteur d’enfant, car Archaf raconte à la fois son propre vécu et sa confrontation avec ce choc, on voit quels mécanismes il va mettre en place pour essayer de survivre. Cela traduit également son regard sur le monde des adultes, démunis, en proie au désarroi face à ce drame. Achraf entre dans cet âge par l’impuissance des grandes personnes.
L’isolement et l’abandon de ces populations rurales ont renforcé leur vulnérabilité face à ces groupes terroristes?
Certainement. Un cousin de Mabrouk Soltani avait témoigné sur un plateau télévisé, il nous avait vraiment donné une claque politique, partageant sa réflexion sur leurs conditions de vie, leur pauvreté, l’isolement et la marginalisation. Il expliquait qu’ils voulaient se défendre contre le djihadisme, mais il estimait qu’ils ne résisteraient pas longtemps, car les terroristes pouvaient les acheter avec trois fois rien. Les djihadistes sont dans les montagnes, ils descendent terroriser les villageois, font des razzias sur la nourriture et paient des gens pour leur amener à manger, leur faire des courses. C’est tout un business qu’ils ont mis en place. L’isolement et l’extrême pauvreté de la région exposaient ces populations à cette pression, à ce harcèlement pour collaborer avec eux, mais aussi à l’endoctrinement.
Le film évoque aussi le traitement médiatique indécent de ce drame à l’époque…

Ce crime a attiré de nombreux médias, certains sérieux et d’autres pas du tout. Un fait médiatique très choquant a été réalisé par une journaliste de la chaîne télévisée nationale au journal de 20 heures. Suivie par son cadreur, et micro à la main, elle s’adressait à la pauvre mère effondrée contre le mur extérieur de la maison, sans voix tellement elle avait hurlé, pleuré. La journaliste lui demande comment elle va et fait des commentaires sur l’extrême pauvreté de ces gens. Puis elle rentre dans la maison et se dirige vers le frigo et pointe le sac qui contient la tête de Mabrouk Soltani. Mais que signifie être journaliste dans ces cas-là? Sur une chaîne publique qui n’est pas censée faire de la télé-poubelle? C’était terrible. Beaucoup de médias se sont emparés de l’affaire avec un voyeurisme très laid, persuadés que c’était la bonne manière de montrer la pauvreté.
Ce drame cristallise ainsi plusieurs maux de la Tunisie?
En effet. Quand Les Enfants rouges a été présenté en Tunisie, aux Journées Cinématographiques de Carthage, les spectateurs se sont demandé : comment a-t-on pu accepter cela? Comment a-t-on pu continuer? Car il n’y a pas eu de remise en question suite à ce crime ; le gouvernement, le parlement ont continué à fonctionner comme d’habitude. Aucun ministre n’a été renvoyé. Rien ne s’est passé ! Cette histoire nous a renvoyés à l’état dans lequel la société tunisienne s’est retrouvée à un moment, avec ce parti islamiste au pouvoir. En 2015, il était allié avec les anciens du régime de l’ex-président Ben Ali. Ils se sont vraiment partagé le pays dans le business, dans la mafia, la contrebande. On s’est battus pied à pied avec ces pouvoirs durant des années, mais les gens ont fini par être fatigués et sont retournés à la vie concrète, qui est devenue très chère et où le taux de chômage est énorme. Le film raconte toute cette période, mais aussi l’état du monde rural et de ses populations, qui est exactement le même aujourd’hui qu’à l’époque. Ce drame a créé un électrochoc au sein de la population mais pas au sein de la classe politique.
Comment avez-vous choisi vos trois jeunes acteurs et actrice principaux, époustouflants de justesse, de naturel?
Cette recherche a duré plus d’une année. On a commencé très méthodiquement : au ministère de l’Éducation, on a consulté la liste de tous les collèges ruraux, dans les montagnes. Je n’ai pas fait de casting à Tunis ni dans d’autres villes. On s’est concentrés sur les régions marginalisées. Beaucoup d’enfants que l’on a rencontrés vivent dans les mêmes conditions que celles du film. Ensuite, on s’est déplacé dans une dizaine de collèges, on a casté environ 600 adolescents entre 12 et 17 ans. Puis on a constitué des petits groupes de 20 jeunes, on organisait des ateliers pendant les vacances et les week-ends. C’était une vraie formation, très sérieuse, à raison de sept heures par jour, afin d’éprouver leur capacité à tenir, à rester concentrés – le tournage allait être très dur. Sélection après sélection, on est arrivés au dernier groupe. Ce processus a été très utile pour tout le monde: les enfants ont bénéficié de plusieurs mois de formation, avec des répétitions des scènes du film. Et pour moi, c’était une façon d’explorer le scénario, à travers ces essais. Je les ai rencontrés en 2020, on a tourné en 2022 – ils avaient mûri, ils m’ont même aidé à adapter les dialogues dans leur langage d’adolescents et dans le dialecte de leur région.
Comment les avez-vous dirigés pour cette histoire si difficile et violente?
Prendre tout ce temps de travail préparatoire a permis de se détacher du drame, de ne pas être dans une identification mais dans un processus de jeu. Tous les acteurs interprètent, jouent. Ils étaient impressionnants. La fiction a aussi permis de prendre de la distance par rapport à cette histoire tellement dure. On les accompagnait, des médecins étaient présents sur le plateau, et les enfants avaient des cours de soutien scolaire avant et après le tournage.
Où avez-vous tourné? Et en quoi représenter avec exactitude le monde rural était-il essentiel?
Cette exactitude était très importante. Mes producteurs m’ont complètement accompagné dans cette décision. Il ne fallait pas se montrer condescendants ni aller vers le folklore; nous devions admettre notre méconnaissance du monde rural et travailler avec les locaux. Nous avons tourné dans la région montagneuse du Kef, à 100 kilomètres au nord de l’endroit où avait eu lieu le crime – laquelle ne dispose pas d’infrastructures. Le Kef est une grande terre de cultures, de musiques traditionnelles. En vue du tournage, on a réalisé un projet inclusif extraordinaire sur plusieurs mois: on a formé 140 adolescents, déscolarisés ou pas, aux métiers du cinéma. Les chefs de poste de l’équipe ont ainsi intégré 45 jeunes en tant que stagiaires. On avait initié ce projet sans être sûrs du résultat, de son succès. Mais il n’y a pas eu une seule absence, pas un seul désistement. Ces jeunes ont fait preuve d’un investissement extraordinaire, de rigueur, de passion pour le travail. Ils étaient très professionnels. Ils ont vraiment saisi les mécanismes du cinéma. On a formé 20 femmes de cette région au métier de la restauration collective. Elles ont ainsi servi 8000 repas. Le tournage a également fait travailler des commerçants, des ouvriers locaux.
Les films tunisiens sont souvent tournés dans la capitale, d’habitude?
Oui, souvent pour des raisons économiques. Tourner dans la région du Kef a représenté 2700 nuitées dans les hôtels, 8000 repas, des défraiements, des transports, 30 voitures, bus et minibus. On a tourné à 50 degrés sous le soleil avec une équipe de 100 personnes, on consommait entre 800 et 1000 bouteilles d’eau par jour. Mais il fallait ces conditions extrêmes de chaleur, de sécheresse, car la question de l’eau est centrale dans ces régions. Les bergers se rendent dans la montagne parce qu’il n’y a pas de pâturages en bas. C’était important d’être dans une véritable authenticité, même s’il s’agit d’une fiction. On se sentait une responsabilité de représenter le monde rural. Le mot justesse nous habitait sans cesse. Et il fallait être à la hauteur, d’une rigueur absolue par rapport à cette histoire si marquante, si importante pour toute la communauté, tout le pays.
Quels étaient vos enjeux de mise en scène? De manière éthique, comment ne pas esthétiser la violence, par exemple?
On a développé l’écriture du scénario de manière à ce que chaque mot sonne juste. Ensuite, en nous donnant les moyens pour former des gens, on a pu s’appuyer sur les acteurs, jeunes et adultes, de la région. Ils apportaient aussi de l’authencité. Je leur faisais confiance. Pour le volet réalisation, une complicité magnifique est née avec le directeur de la photographie polonais Wojciech Staron. Riche de ses expériences professionnelles en Amérique latine et en Indonésie, c’était la première fois qu’il travaillait en Tunisie. Son regard sur le pays n’est pas du tout orientaliste. Plan par plan, on cherchait à éviter une vision misérabiliste des gens et des lieux, malgré la pauvreté, le dénuement, la sécheresse. D’autant plus que pour la plupart, les habitants sont contents de ces montagnes, de cette campagne, de cette vie rurale. Ils sont bien dans leur monde. Tout le monde ne rêve pas nécessairement de vivre dans des grandes villes.
Au début du film, la montagne revêt un caractère presque édénique…

Oui. Comme le film possède une dimension onirique, nous voulions aussi magnifier le paysage au début, pour montrer à quel point la nature est un élément de joie, de liberté pour ces gamins. Je souhaitais que cette montagne se transforme: d’espace de liberté, elle devient un lieu de tensions, d’angoisses, de dangers, de crimes. J’avais très peur d’être trop esthétisant ou trop misérabiliste. On cherchait constamment l’authenticité, on filmait ces visages de près, avec intensité. Je ne voulais pas faire un drame social, mais une tragédie. Ce genre possède une beauté, une force, parce qu’il instaure un rapport plus spirituel à la vie, au monde, à la nature. On a essayé de passer du réalisme le plus brutal, le plus cru, le plus dur à une beauté plus poétique.
Vous explorez avec beaucoup de finesse, de spiritualité, la douleur de la perte, du deuil, dans des séquences où Achraf dialogue avec son cousin disparu…
On suit cet enfant au moment où il assiste au crime et doit y faire face. Moi-même, j’ai perdu mon frère à 14 ans, d’une maladie fulgurante, et je ne m’en suis jamais remis. J’avais 20 ans, c’était la première fois que j’étais confronté à la mort. Je me souviens parfaitement que, durant des mois, voire des années, j’étais persuadé que mon frère était présent. Je le voyais, je vivais dans une confusion totale. J’ai donc un peu transposé ici ma propre expérience. Quand on perd un être cher, chacun de nous vit dans un état second la période qui s’ensuit. Il faut du temps pour prendre conscience de la mort, faire le deuil. C’était donc évident de raconter ce que ce petit ressent les premiers jours après la perte de son cousin, ce qu’il se passe dans sa tête. En partant de là, on a utilisé tous les outils du cinéma pour le traduire, tout en liberté, en justesse, sans hiérarchie.
Quel est le sens du titre Les Enfants rouges?
Dans la région du centre-ouest de la Tunisie, on dit qu’une femme, un homme ou un enfant est rouge quand il est vaillant, courageux. En France, «Enfants-Rouges» était le nom du premier hospice pour enfants; les orphelins étaient habillés d’un haut rouge pour qu’on les reconnaisse et qu’on ait pitié d’eux. Cela évoque aussi l’idée de la perte.
Comment le film est-il reçu en Tunisie?
Très bien. Cette histoire est très importante pour le pays. En 2020, quand la mère des frères Soltani est décédée, tout le monde sur les réseaux sociaux a partagé sa photo en image de profil. Cette famille nous était proche. Et le public attendait le film: lors de la 35e édition des Journées cinématographiques de Carthage, il a reçu le prix du jury, le prix du syndicat national des journalistes et le grand prix, c’est-à-dire le Tanit d’Or du meilleur long-métrage de fiction. C’est aussi un récit sur le monde rural du pays, que l’on a très peu l’habitude de voir représenté, sans folklore ni paternalisme. Le film raconte un pan de notre mémoire collective.
Comment observez-vous la vitalité et la créativité du cinéma tunisien ces dernières années?
Notre cinéma bouge. Sa vitalité vient de la grande diversité des cinéastes. Il n’y a pas une année sans un ou deux, sinon trois films tunisiens présentés dans les grands festivals internationaux. Dans les années 1970 et 1980, le cinéma tunisien était l’oeuvre de réalisateurs formés dans les grandes écoles en France, en Belgique, en Italie. Très influencés parle cinéma d’auteur français, ils proposaient des films très introspectifs, autobiographiques. C’étaient des films formidables, mais la fiction était un prétexte pour raconter sa vie. Et ils se ressemblaient beaucoup, peut-être aussi parce qu’il y avait moins de cinéastes, de techniciens. D’un film à l’autre, on retrouvait des choses très similaires. Aujourd’hui, 2000 personnes travaillent dans le secteur du cinéma en Tunisie; une vraie diversité d’auteurs, d’approches a émergé, et ça me plaît. Même s’il n’est pas très qualitatif, un cinéma purement commercial commence à exister et c’est très bien. D’autres font un cinéma très politique ou très esthétique, les jeunes investissent les créations vidéo dans une démarche expérimentale.
Comment est née votre passion de raconter des histoires?
Pendant mon enfance, au collège, à 11 ans, dans la médina de Tunis. J’ai commencé à faire du théâtre scolaire et je n’ai jamais arrêté. À l’université, j’étais un peu un agitateur, je montais des ciné-clubs, des groupes de théâtre. Puis j’ai très vite travaillé dans ce domaine. Je dois tout au théâtre. J’y ai tout appris: le sens du rythme, du temps, des mots, du dialogue, la mise en espace des corps, l’esprit de troupe.