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«Dans ma pratique artistique, j’aime rester sur le seuil, ne pas être intrusif; le sujet et moi, on se rencontre dans cet entre-deux où chacun a sa propre limite.» BRIGITTE DESIGNOLLE
«Dans ma pratique artistique, j’aime rester sur le seuil, ne pas être intrusif; le sujet et moi, on se rencontre dans cet entre-deux où chacun a sa propre limite.» BRIGITTE DESIGNOLLE
Ce que j’ai appris

Mabeye Deme

Par Astrid Krivian
Publié le 17 septembre 2025 à 14h38
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Le photographe franco sénégalais produit des œuvres poétiques, pudiques et évocatrices. Après sa série «Wallbeuti», l’ouvrage Gudi Dakar explore la vie nocturne des échoppes dakaroises, dans un délicat et mystérieux clair-obscur.

Mon travail Gudi Dakar est une balade nocturne dans la capitale sénégalaise, en particulier sa banlieue de Golf Sud. pendant sept ans, je me suis intéressé aux commerces ouverts tard la nuit, notamment les veilles de fêtes. Certains d’entre eux, tels les salons de coiffure, sont de véritables lieux de sociabilité: on s’y retrouve, on y regarde un match de foot. Dans ma pratique artistique, j’aime rester sur le seuil, ne pas être intrusif; le sujet et moi, on se rencontre dans cet entre-deux où chacun a sa propre limite. Et ça me plaît de ne pas tout montrer. J’aime quand les choses me sont cachées à moi aussi.

La photographie est un moyen de rencontrer les gens, d’aller vers eux; aussi, mes modèles savent que je les immortalise. À travers une image, j’essaie de retrouver des éléments de nos quotidiens qui nous rapprochent ou des moments qui font écho de manière sensible à mon vécu, à mon enfance. Mon art m’aide à mieux connaître le Sénégal, que j’ai quitté enfant pour venir en France. Afin de m’approprier la culture de mes parents, j’ai dû m’y rendre avec mon appareil photo pendant quinze ans. Il m’a poussé à rencontrer de nouvelles personnes, à dépasser mon cercle familial et amical.

Gudi Dakar, Golf Sud éditions, 2025, 112 pages, 40 €.DR
Gudi Dakar, Golf Sud éditions,
2025, 112 pages, 40 €. DR

Par le processus créatif, je questionne mes racines, mes origines, ces lieux qui sont en moi. J’ai trois pays: le Sénégal, la France et le japon, où je suis né, et où j’ai le projet de voyager plusieurs années pour réaliser des clichés. Lors de mes études de cinéma à paris, à la sorbonne nouvelle, j’ai été marqué par la radicalité du cinéaste japonais Yasujiro Ozu des plans fixes, une caméra posée à 9 cm du sol. J’ai compris que chaque réalisateur avait son style, sa manière de faire du 7e art, et que ce n’était pas contradictoire; chacun apprenait le langage cinématographique pour parler de soi.

J’ai appris la photo et le cinéma grâce aux livres, je fréquentais beaucoup la bibliothèque. Aujourd’hui, j’édite mes propres ouvrages. Pour moi, le livre représente le point final, l’aboutissement d’une série. Mon ambition au départ était de devenir réalisateur. Je lisais les écrits de cinéastes comme Kiarostami, Depardon, Kubrick: tous étaient passés par la photo pour apprendre à mieux cadrer, à concevoir leurs plans dans un film. Je me suis alors sérieusement lancé dans la photographie; avec mon argentique en bandoulière, je couvrais les manifestations politiques à paris. J’ai aussi été photographe de plateau pour trois films d’Alain Gomis, qui m’inspire beaucoup.

Au Sénégal, j’essaie modestement de créer mes propres archives, je suis à la recherche de l’«image manquante», pour citer le cinéaste cambodgien Rithy Panh. Une photo en entraîne une autre, elles forment une série, et des choses qui font sens se débloquent. L’écrivain congolais Sony Labou Tansi disait: «J’écris pour qu’il fasse peur en moi.» Cette phrase décrit ma démarche. Même si je crée un cadre apaisé pour photographier, je ressens une urgence, un malaise constant mais positif, un besoin impérieux. Quand je suis au Sénégal, je ne fais que photographier  c’est assez inexplicable…mon travail s’arrête quand cette peur disparaît.