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Rencontre

Mariam Issoufou Kamara
« Au service de quelque chose de plus grand que soi »

Par CATHERINE FAYE - Publié en novembre 2022
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À la Biennale de Venise 2021, au pavillon Rolex.STÉPHANE RODRIGEZ DELAVEGA
À la Biennale de Venise 2021, au pavillon Rolex.STÉPHANE RODRIGEZ DELAVEGA

À 43 ans, l’architecte nigérienne insuffl e du sens à la conception d’espaces. Du bon sens. Son art et son travail vont bien plus loin que l’élaboration d’une structure ou d’une esthétique. Ils constituent un acte politique et humaniste.

Résidence d’habitations Niamey 2000, complexe communautaire Hikma, centre culturel de Niamey, marché régional de Dandaji, Bët-bi Museum… Du Niger au Sénégal, en passant par le Libéria, chacun de ses projets se fait l’écho des besoins d’une population, d’un territoire. D’une histoire, aussi. Construire, pour améliorer la qualité de vie. Bâtir, dans l’écoute et la dignité. Pour cette fille de l’ex-président de la République du Niger, devenue la protégée de l’architecte star britannico- ghanéen Sir David Adjaye, c’est en alliant des solutions innovantes et de nouvelles adaptations aux techniques traditionnelles locales que l’on retrouve la fonction première d’un architecte : créer un espace dans lequel les gens vivent leur vie. Pas un décor. Si elle vit depuis un quart de siècle aux États-Unis, elle a choisi d’asseoir son cabinet sur sa terre originelle, au service du changement. Masomi, le nom haoussa de son atelier, créé en 2014 à Niamey, en atteste. Plus qu’un mot, une idée : celle de se retrousser les manches, avant même de commencer. Toute une philosophie du bâti.

AM : Vous avez commencé votre carrière par une dizaine d’années passées dans le monde informatique aux ÉtatsUnis. À quel moment avez-vous pensé à l’architecture ?

Mariam Issoufou Kamara : J’ai eu ce désir très tôt. Enfant, je dessinais beaucoup, intuitivement, notamment des portraits très réalistes de mes amis, que j’offrais en cadeau à leurs parents. Je m’exerçais sans discontinuer, mais je ne pouvais pas m’imaginer être une artiste. Je suis née dans une famille d’ingénieurs, dans laquelle il fallait absolument être scientifique. L’idée étant qu’en suivant cette voie-là, on pouvait faire ce que l’on voulait après. Néanmoins, pendant mes études au lycée, avec un groupe de trois amies, nous rêvions toutes de devenir architectes, avec des idées de projets dans des endroits spécifiques à Niamey. Une fois mon bac en poche, c’est la raison qui a parlé. Je ne voulais pas aller en France, car j’avais cette rébellion d’adolescente contre l’ex-colon et je ne voulais pas en entendre parler. J’ai donc décidé d’aller étudier aux ÉtatsUnis. Nous étions à la fin des années 1990, et la filière la plus prometteuse était l’informatique. Pour me consoler, je suivais des cours sur l’art et formalisais tout ce que j’avais exploré en tant qu’autodidacte, comme le dessin et la peinture. J’ai même fait une exposition de tableaux à Niamey, en 2005. Après mon master en sciences informatiques, j’ai travaillé dans des start-up à New York, puis dans une grande entreprise à Seattle. Je gravissais les échelons… Mais au bout de quelques années, je n’en pouvais plus. Je devenais de plus en plus obsédée par cette idée de l’architecture.

Comment avez-vous sauté le pas ?

Je pense que la maturité aidant, j’avais commencé à réfléchir à son impact sur notre environnement et à comment ce métier avait été utilisé pendant la colonisation. Je me suis souvenue que lorsque je vivais avec mes parents au Niger, notre maison de classe moyenne, avec trois chambres et un salon, était en fait de style occidental, nous obligeant à passer notre vie à contourner les contraintes du plan de la maison, afin de vivre en harmonie avec notre culture. Je commençais à ressentir tout cela comme une violence extrême. C’est ce qui m’a donné l’impulsion : je ne pouvais plus ignorer tout cela, j’étais trop révoltée, d’autant plus que j’avais une conscience accrue de notre richesse culturelle, de notre histoire. Du jour au lendemain, j’ai pris ma décision, dans un vol, en rentrant de Niamey. Ce sont les paroles du père d’une amie qui m’ont convaincue : « L’art et la création, c’est important pour toi. Surtout, c’est beaucoup trop de talent à gâcher. » Il me connaissait pourtant à peine. Dès lors, quelque chose s’est clarifié. Je savais qu’il fallait que je change tout et que je devienne architecte. Non seulement, j’avais une révolte un peu politique, mais aussi cet appel. Car j’ai été élevée dans cette idée que la vie devait toujours être mise au service de quelque chose qui est plus grand que soi. Dès que je suis rentrée à Seattle, j’ai pris ma décision, j’ai démissionné et je me suis inscrite en architecture à l’université de Washington. Coup du hasard, juste en même temps, je suis tombée enceinte de ma fille. Qu’à cela ne tienne, trois ans et demi plus tard, j’étais architecte. C’était une renaissance.

Le Bët-bi Museum, musée et centre culturel, près de la ville historique de Kaolack, dans le sud-ouest du Sénégal, ouvrira ses portes en 2025.  DR
Le Bët-bi Museum, musée et centre culturel, près de la ville historique de Kaolack, dans le sud-ouest du Sénégal, ouvrira ses portes en 2025. DR

En quoi votre enfance au Niger inspire-t-elle votre travail ?

J’ai grandi dans le Sahara, notamment entre 6 et 12 ans, au nord du Niger, dans la ville minière d’Arlit, fondée pour exploiter les gisements d’uranium de la région, à la fin des années 1960. Avec mon père, nous allions souvent visiter des sites archéologiques du néolithique, qui témoignent d’une culture nomade millénaire. Et puis, Agadez, capitale historique et carrefour des caravanes, n’était pas loin. Cette ville traditionnelle du XVe siècle, avec son centre historique au patrimoine mondial de l’UNESCO et sa grande mosquée, m’a fait prendre conscience que nous étions un pays très ancien, avec une longue histoire. J’ai compris très tôt que nous étions les héritiers d’une culture complexe et riche. Cela a un fort impact sur ma sensibilité d’architecte. Et puis, grandir dans le désert a été fondateur. Je fais toujours attention aux problématiques climatiques, de température, et aux implications économiques de l’architecture. Il y a une grande responsabilité à créer un environnement en symbiose avec le contexte.

Concrètement, comment s’inscrivent ces influences dans vos réalisations ?

Ayant grandi au contact de la culture touarègue, avec cet éblouissement pour leur maîtrise de l’art et de l’artisanat, je cherche toujours, avant de me lancer dans un projet, à découvrir les savoir-faire locaux, à m’en imprégner et à les incorporer. Avant de commencer à dessiner, j’ai donc besoin de deux à trois mois de recherche, d’investigation, de discussions avec les acteurs locaux et la population. Ce n’est qu’une fois que j’ai recueilli toutes sortes d’informations, historiques, économiques, culturelles, que je me lance. Ensuite, je collabore autant que possible avec les experts locaux, qu’ils soient artisans, artistes, maçons. Par exemple, le projet de complexe religieux et séculier Hikma, à Dandaji, au Niger, avait pour but de transformer une mosquée abandonnée en une bibliothèque, qui partage son site avec une nouvelle mosquée dans le village. Nous nous sommes inspirés des érudits musulmans du IXe siècle, qui ont apporté des contributions remarquables aux sciences dans le Bayt al-Hikma (maison de la sagesse) de Bagdad. Mais à cela, nous avons ajouté des séances de conversations avec la population locale, avec les jeunes, les femmes, les leaders du village, pour essayer de comprendre quelles étaient leurs aspirations, ce qui les préoccupait dans leur vie de tous les jours, leur vision de l’avenir. Tout cela se transformant ensuite en idées de volumes et de programmes spécifiques. Dans ce cas, l’idée d’une bibliothèque conçue comme un espace d’étude plus que de lecture, et se divisant avec des partitions amovibles, grâce auxquelles on peut créer des petites salles pour étudier à deux ou à quatre. Nous avons ainsi répondu à un besoin d’espaces de travail, exprimé par les étudiants, vivant souvent dans des familles multigénérationnelles, avec beaucoup de bruit.

L’intérieur d’un appartement du complexe Niamey 2000, conçu en terre DR (2) et béton en 2016. DR
L’intérieur d’un appartement du complexe Niamey 2000, conçu en terre et béton en 2016. DR

Est-ce important pour vous de combiner le passé et le futur ?

Si l’on ne connaît pas bien son passé, on ne peut pas se comprendre soi-même, donc son présent. Comment alors imaginer un futur ? Je passe ainsi beaucoup de temps à essayer d’appréhender la psychologie, l’histoire des utilisateurs et ce qu’ils veulent, puis j’associe les deux. Je prends du passé ce qui a encore du sens, des choses qui peuvent être perpétuées et adaptées. Par exemple, l’architecture traditionnelle m’inspire pour la ventilation naturelle, pour faire baisser les températures à l’intérieur et éviter l’air conditionné. La consommation d’énergie est un souci, non pas parce que j’ai des idéaux de développement durable, mais parce que, concrètement, au Niger, on peut dépenser la moitié de son salaire en factures d’électricité. C’est un problème économique, de survie quotidienne, et par conséquent, il est irresponsable de faire une architecture qui, sans climatisation naturelle, n’est pas vivable : c’est une question de bon sens. J’utilise tout ce qui est utile. Et je n’applique pas les standards occidentaux à des régions qui subissent des conditions conjoncturelles tendues, avec des besoins spécifiques. Diébédo Francis Kéré, lauréat 2022 du prix Pritzker, la plus haute distinction du monde de l’architecture, m’a beaucoup apporté dans ce domaine. Avec lui, j’ai découvert la possibilité d’utiliser les matériaux locaux, comme les briques de terre crue compressée, parfaitement adaptées à l’environnement, de manière contemporaine. Cela a été une révélation.

Le marché rural de Dandaji, au Niger, finalisé en 2018. MAURICE ASCANI/ATELIER MASOMI
Le marché rural de Dandaji, au Niger, finalisé en 2018. MAURICE ASCANI/ATELIER MASOMI

​​​​​​​Vous travaillez en ce moment à la réalisation d’un musée au Sénégal. Quel regard posez-vous sur ce type de lieu, en matière de conception et d’appropriation du public ?

Le Bët-bi Museum que nous sommes en train de dessiner, dans la région de Kaolack, frontalière avec la Gambie, nous a amenés, après discussions avec les communautés, à élaborer un projet plus vaste de musée et centre culturel. Ceci découle d’une réflexion que j’ai eue bien avant sur ce que devrait être un musée dans un lieu comme celui-ci : cela devait être un espace public. Ce serait une approche très colonialiste de faire un projet comme en Occident, parce que ce n’est pas du tout le même concept. 80 % de la planète vit sous la dictature de l’architecture occidentale : Afrique, Asie, Amérique du Sud… Il est temps de revenir à ses propres schémas et aspirations. À Niamey, par exemple, le musée national Boubou-Hama, qui est ironiquement un produit de la colonisation, est une série de pavillons où personne n’entre. Pourtant, les extérieurs sont quand même fréquentés par la population locale. L’une des raisons, c’est que les bâtiments se situent dans un espace, une zone de promenade, presque comme un parc, où les familles peuvent pique-niquer le samedi et les enfants jouer. C’est un lieu de rencontres, une extension de la vie sociale. Munie de cette intuition, j’ai posé des questions pour voir si c’était aussi le cas dans cette région de Kaolack, ce qui s’est révélé exact. J’ai donc réfléchi à un musée dans lequel on ne serait pas forcé de rentrer, mais dont l’on pourrait quand même avoir une idée de ce qu’il y a à l’intérieur, presque sans faire exprès, juste en se promenant. À cela, j’ai pensé à ajouter des activités supplémentaires, souhaitées par la population locale, pour faire venir les visiteurs. Car il est important que le musée soit secondaire et incorporé à des programmes de formation, comme raviver l’art de la peinture à l’indigo, avec des débouchés économiques. Mais toujours liés à la culture.

Un projet de bureaux dans le quartier de Yantala, à Niamey. ATELIER MASOMI
Un projet de bureaux dans le quartier de Yantala, à Niamey. ATELIER MASOMI

Votre projet en cours de centre présidentiel Ellen Johnson Sirleaf pour les femmes et le développement, au Liberia, s’inscrit-il dans une démarche féministe ?

Tout d’abord, il n’est pas possible de ne pas être féministe dans le sens de l’égalité femmes-hommes. D’ailleurs, mes projets finissent toujours par incorporer d’une manière ou d’une autre les femmes. Comme ici, pour le premier centre présidentiel au monde pour une chef d’Etat, à Monrovia. Toute l’équipe est composée d’architectes africaines, dont la Sud-Africaine Sumayya Vally pour le design, la scénographie et les pavillons de l’exposition permanente, et la Libérienne Karen RichardsBarnes pour le suivi de la construction. Depuis qu’il a été officiellement annoncé à l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes en 2020, ce centre s’est positionné comme le principal défenseur du continent pour l’égalité des sexes dans le leadership public, en s’appuyant sur l’héritage inspirant de l’ancienne première présidente du continent. Non seulement, le bâtiment fournira un accès numérique aux archives personnelles et professionnelles de l’ex-cheffe d’État, mais il proposera également une plate-forme multiforme, de formation et de connaissances, pour faire progresser la situation socioéconomique des femmes et des filles, et défendre leurs droits et leur liberté.