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Interview

Nabil Ayouch
« L’avenir passe par la transmission »

Par Astrid Krivian - Publié en octobre 2021
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Le nouveau film du réalisateur marocain, Haut et Fort, fait retentir les voix d’une jeunesse contestataire qui s’empare du hip-hop pour clamer sa révolte. Avec leur verve engagée, leur énergie créative, ces artistes revendiquent leurs droits à rêver, s’exprimer, s’affranchir des dogmes. Et à lutter pour une société plus juste et égalitaire.

Avec sa fondation Ali Zaoua, Nabil Ayouch a ouvert, dès 2014, des centres culturels destinés à la jeunesse – Les Étoiles – dans des quartiers urbains défavorisés du Maroc. Des lieux de sensibilisation, d’apprentissage, de formation aux pratiques artistiques, dans le but de faire fleurir les talents. C’est dans le plus ancien d’entre eux, celui de Sidi Moumen, à Casablanca, que le cinéaste a trouvé une source d’inspiration pour son nouveau film, Haut et Fort, présenté en compétition officielle au dernier Festival de Cannes. Entre naturalisme et comédie musicale, cette fiction raconte l’émancipation de jeunes femmes et hommes grâce à leur passion du hip-hop. Face aux injustices sociales qui minent leur quotidien, au poids des traditions, aux carcans du patriarcat, ils apprennent à conquérir leurs droits et leur liberté par les mots, les rythmes, les corps. Parfois pris dans un tissu de contradictions, ces artistes en herbe dépeignent leur réalité complexe dans des textes revendicatifs, transformant leur colère, leurs frustrations en puissance créatrice. Un film lumineux où irradient l’espoir et la formidable énergie d’une jeunesse engagée.

AM : Comment est née cette histoire de jeunes artistes de rap à Casablanca ?

NABIL AYOUCH. JEROME DOMINE/ABACA

Nabil Ayouch : La nécessité de faire ce film vient avant tout du souvenir de mon enfance à Sarcelles, en région parisienne. Non seulement, cette époque ne m’a jamais quitté, mais elle a pris une place de plus en plus importante en moi. Gamin des banlieues nord, c’est grâce à la MJC (maison des jeunes et de la culture) que j’ai ressenti une nécessité, une volonté très forte de m’accrocher à l’âme humaine. C’est là que j’ai appris à regarder le monde, à travers la pratique des arts. J’y ai vu mes premiers films, écouté mes premiers concerts, appris les arts plastiques, la chorale, les claquettes, le chant… Ce fut une période fondatrice. Je suis très certainement devenu réalisateur grâce à ça. Un jour, j’ai eu envie de rendre ce que l’on m’avait donné en créant au Maroc, dans les quartiers défavorisés de Casablanca et d’ailleurs (Tanger, Fès, Marrakech…), des centres culturels inspirés de cette MJC. Voir des jeunes s’épanouir donne du sens à ma présence sur Terre. Au sein de ces structures, j’ai rencontré cette jeunesse qui a des choses importantes à dire, à raconter. J’ai constaté à quel point les arts urbains, le hip-hop en particulier, étaient des vecteurs d’expression, comme dans mon enfance. Les observer, les écouter m’a donné envie de faire un film sur eux, et avec eux.

Qu’entendiez-vous à travers leurs mots ?

Un cri de révolte. Les soubresauts d’une rébellion contre tout ce qui les empêche, les brime, les cadenasse au sein de la société, la famille, la religion – sur laquelle ils ont des avis assez disparates. Et une volonté, une envie très forte d’exister, de vivre, de s’exprimer sans limites et sans tabous.

 

À l’étranger, cette jeunesse dynamique et créative souffre-t-elle d’une image un peu datée ?

Bien sûr. Malheureusement, les images qui arrivent en Europe sont celles de la désolation, d’une envie de fuir, d’émigrer. Or, la jeunesse fait preuve d’une créativité hors-norme. Je suis épaté par sa capacité à analyser les grands sujets sociétaux, à parler de l’intime aussi. Elle est belle, conquérante. Depuis l’Occident, on imagine les filles des quartiers défavorisés comme étant brimées. Au contraire, elles sont revendicatrices, elles chantent, elles dansent – certes, c’est difficile, car elles font face à des obstacles beaucoup plus nombreux que les garçons. Mais elles sont pleinement entrées dans la modernité grâce aux arts, et notamment urbains, à Internet, à l’hyperconnectivité des réseaux sociaux. Ce lien est irréversible.

Quelle place a joué le rap dans votre parcours ?

À mon adolescence, dans les années 1980, a déferlé des États-Unis le mouvement hip-hop. C’était l’époque du rap à messages, du breakdance… Cette musique racontait la vie des ghettos américains, et nos copains, nos grands frères, s’en emparaient pour parler de notre réalité de gamins de banlieue. C’était notre premier instrument pour nous exprimer, à travers les mots et le corps. Des années plus tard, j’ai vu cette vague redescendre vers l’Afrique, le monde arabe. J’ai compris à quel point cet outil, qui m’avait fasciné par sa force de revendication, trouvait de ce côté de la Méditerranée une place politique, sociale, tout aussi forte. Les figures de proue des révoltes arabes en 2011 étaient des rappeurs, et les manifestants scandaient leurs textes. Aujourd’hui, nombreux sont ceux qui essaient d’arrêter cette musique, pas seulement au Maroc mais aussi en Europe – où elle a toujours été méprisée par le système. Mais le rap est puissant, il est inarrêtable.

Haut et Fort sortira le 3 novembre au Maroc, puis le 17 novembre en France. DR
Haut et Fort sortira le 3 novembre au Maroc, puis le 17 novembre en France. DR

Comme dans votre précédent film Razzia, on retrouve un personnage de professeur, ici avec Anas, qui enseigne le rap. Pourquoi cette figure vous intéresse-t-elle ?

J’ai grandi dans une famille monoparentale, ma mère était professeure d’espagnol dans des collèges et lycées de banlieue. À travers elle, j’ai pris conscience de la nécessité d’enseigner, le sacerdoce aussi que cela représentait. J’assistais aux réunions syndicales enflammées des profs, à la maison. Avec les éducateurs sociaux de la MJC, ce sont les vrais héros de mon enfance. Je leur voue une admiration sans borne. Ils m’ont construit, ouvert des fenêtres sur le monde. Ils m’ont aidé à rêver, à me projeter. Dans mes films, la notion de transmission est fondamentale. J’ai toujours cru que l’avenir passerait par la transmission. L’art, la culture et l’éducation, c’est la même chose à mon sens.

Ce protagoniste est inspiré par le vécu de l’acteur, Anas Basbousi, aussi connu sous son nom de rappeur Bawss.

Oui. Un jour, Anas est venu aux Étoiles de Sidi Moumen, pour nous proposer de monter la Positive School of Hip-Hop. Il avait décidé d’arrêter le rap et de tout donner à ces jeunes, d’être au service de l’apprentissage. J’ai complètement adhéré à son idée. Je l’ai observé pendant un an. Non seulement il a du talent, mais il sait leur parler, capter leur écoute. J’ai eu envie d’en savoir plus sur lui, mais pas trop non plus – je voulais protéger son caractère mystérieux. Dans le film, je l’ai imaginé comme un cow-boy solitaire, en préservant une zone d’ombre sur son passé. Il arrive en terra incognita à Sidi Moumen, quartier qui peut lui sembler hostile, et qui porte une histoire lourde – les kamikazes des attentats de 2003 à Casablanca en étaient originaires. Anas se donne une mission. Il a ses méthodes, il est bourru, il n’est pas là pour plaire mais pour transmettre. Il va leur faire prendre conscience que leur parole a le pouvoir de les sortir d’une condition, les amener vers un ailleurs, une capacité à rêver.

Anas leur apprend l’exigence artistique, les pièges de l’égocentrisme. Et à transformer leur colère en énergie positive.

C’est pour cela que j’ai voulu ce film positif, lumineux et plein d’espoir. Personne ne peut leur enlever leur talent. Il faut qu’ils comprennent qu’il est un ascenseur, à mettre au service de leurs rêves. Cela demande de sortir de l’auto- complaisance. On doit casser certains réflexes pour se confronter à la réalité, c’est primordial. Haut et Fort est profondément nourri par mes croyances, influencées par l’observation de ces jeunes. Je veux leur dire que leur avenir n’est plus de l’autre côté de la Méditerranée. Il est ici.

Les acteurs, non professionnels, sont bluffants de naturel. Comment les avez-vous dirigés pour créer cette  vérité  ?

Très vite, je leur ai fait comprendre qu’ils allaient interpréter un personnage. Certains protagonistes sont très inspirés de leur vie ou de celle de leurs camarades, d’autres pas du tout. Dans les deux cas, ils devaient avant tout fournir un travail de composition, être des comédiens. C’était également une façon de les respecter. Au cours d’ateliers, pendant la préparation du film, j’ai travaillé de façon beaucoup plus délicate et douce avec eux qu’avec des professionnels, pour protéger leur naturel. Pour qu’ils n’aillent pas au-delà de ce que leur vérité leur imposait, et qu’ils oublient la caméra. Ce fut un vrai bonheur, car ils ont un talent fou.

Vous sentez-vous proche d’un personnage en particulier ?

Il y a une part de moi dans chacun d’entre eux, fille ou garçon. Quand je les vois, les entends, quand je travaille avec eux, je suis terriblement ému. Par ce qu’ils racontent, parce que je sais d’où ils viennent. Et aussi parce que je me vois à travers elles et eux. Cela m’a sauté aux yeux rapidement et a créé une connexion très forte, ainsi qu’avec Anas également.

Pourquoi avez-vous mêlé les genres, entre réalisme et comédie musicale ?

Parce qu’ils trouvent leur force, leur ancrage, leur beauté, leur originalité dans la parole, le chant, la danse… C’est là où le reste du monde ne les attend pas, et c’est là où je veux les montrer. Parce qu’on ne sait pas que cette jeunesse a une expression artistique aussi puissante. C’est l’occasion de proposer un autre genre de comédie musicale, qui soit également sociale et politique. Et où le corps, la parole, la place des jeunes femmes dans la société, dans les arts, sont prépondérants. On les voit s’exprimer, on ne les entend pas seulement parler, c’est important.

Ces artistes en herbe font face à des dilemmes quant à leur liberté d’expression. Leurs débats, souvent enflammés, traduisent cette complexité.

Celle-ci les amène parfois à une forme de schizophrénie. C’était essentiel de suivre ces débats, pour que leur parole, contradictoire parfois, soit entendue. Ils vivent dans une société où ils doivent composer avec les traditions, l’opinion publique, la doxa, la religion, la famille, le système politique… Et en même temps, ils ont entre les mains un outil qui leur permet d’affirmer des choses, d’être violemment revendicatifs, opposés à cette doxa. C’est passionnant à écouter, parce qu’à leur âge, ils se construisent une opinion. Ils cohabitent avec leur art, lequel vient parfois s’opposer à leur milieu. Je me suis désintéressé du rap quand, devenu « bling bling », il a perdu sa fonction sociale et politique. Ils m’ont redonné envie de m’y intéresser, aussi parce qu’ils sont pris dans un étau de paradoxes.

Les jeunes femmes tentent de se libérer des carcans du patriarcat, concernant leur tenue, leur corps, leur droit à rapper, à danser. Vous êtes-vous inspiré de l’expérience des comédiennes pour dépeindre leurs difficultés ?

Nous avons beaucoup échangé ensemble. Et mon observation m’a également nourri. J’ai hélas vu des filles obligées d’abandonner leur apprentissage des arts, parce qu’elles se mélangeaient avec des garçons, et que cela ne plaisait pas à leur famille. C’est triste. Mais beaucoup de filles, comme dans le film, qui portent le voile, sont religieuses, pratiquantes, et rappent. Cette réalité brise beaucoup de fantasmes. Les jeunes femmes affrontent des obstacles imposés par la famille, la religion… Ça décuple la force de celles qui restent, pour aller encore plus loin. La jeune scène marocaine compte de plus en plus de filles, y compris dans le rap.

Comment les pouvoirs publics peuvent-ils accompagner ces jeunes dans leur passion ?

Les acteurs et actrices sont tous amateurs. DR
Les acteurs et actrices sont tous amateurs. DR

Pour que leur avenir soit lumineux, il faut leur créer des îlots. La MJC de mon enfance était mon îlot de verdure au milieu des barres HLM. Les États doivent fournir leur part du travail, mais surtout soutenir, accompagner les associations, la société civile. Avec ma fondation Ali Zaoua, créée en 2009, nous allons ouvrir notre cinquième centre culturel, à Marrakech. C’est bien, mais ce n’est pas suffisant. Il faut aller dans des zones encore plus enclavées, permettre à davantage de jeunes, surtout des filles, de disposer d’un lieu pour développer leur talent. Et ensuite être capables de produire, pourquoi pas d’en vivre. C’est important la professionnalisation. C’est main dans la main que l’État et la société civile pourront accompagner cette jeunesse, lui permettre de se construire un avenir.

Quel Maroc souhaitez-vous pour votre fils, à qui vous dédiez ce film ?

Il est encore petit, mais il a un attachement très fort à son pays. Avec ma femme, je l’ai très tôt fait voyager pour voir le Maroc profond, rencontrer ses racines. Je sens qu’il est en pleine connexion. Je veux qu’il trouve sa place, tout comme je souhaite que des jeunes moins favorisés que lui trouvent la leur, dans un contexte de justice et d’équité sociales. Que chacun ait la possibilité de se projeter, parce que l’avenir n’appartient pas qu’aux filles et aux fils des privilégiés. Cette inclusion de la jeunesse dans la vie éducative, sociale, économique permettra de souder la population vers un objectif commun : faire avancer le pays. Et c’est en laissant une place très importante aux libertés individuelles que l’on parviendra à se développer économiquement, socialement. Chacun doit avoir la liberté de défendre son point de vue, une opinion ou une tendance minoritaire… Bref, d’exister tel qu’il ou elle est vraiment.

En quoi Casablanca vous inspire ?

Elle bouillonne d’une énergie incroyable. Elle ne dort jamais. Très hétéroclite, elle est la confluence de populations venues de l’intérieur et de l’extérieur du pays. Vibrante, du centre-ville historique art déco aux quartiers populaires autour, en passant par le bord de mer, elle me régénère au quotidien… Elle est définitivement tournée vers l’avenir, car c’est une ville de brassage, une sorte de New York du monde arabe comme il est dit dans le film. Elle pompe beaucoup d’énergie, mais en donne aussi. Je vis à Casablanca, car j’ai besoin d’être bousculé, de sortir de ma zone de confort. Et de réveiller un profond désir de cinéma. Ce pays bouge. J’ai envie d’être le témoin de cette époque en pleine mutation, à l’écoute de ces changements.

Comment se passe le travail avec votre épouse Maryam Touzani, qui a collaboré au scénario ?

Naturellement. On ne décide jamais à l’avance que l’on va écrire ensemble ou collaborer. Nous sommes ébahis par les mêmes choses et avons des passions communes. Mais nous en parlons de manière très différente. Travailler ensemble n’enlève rien à nos particularités artistiques, et au contraire, cela les nourrit mutuellement.

Pensez-vous qu’un film puisse faire avancer une société ?

Complètement. Si je ne le pensais pas, je ne ferais pas de cinéma. C’est l’art populaire par excellence, au même titre que la musique, sur laquelle il a un avantage : la puissance dramaturgique, narrative et émotionnelle est plus marquée. Cette force lui donne toutes les clefs pour être un acteur majeur du changement, et pénétrer le coeur des gens – dans lequel la politique n’arrive plus à entrer, d’autant plus dans les pays du sud de la Méditerranée.

La défaite aux élections législatives de septembre dernier du Parti de la justice et du développement (PJD), d’idéologie islamiste, est-elle porteuse d’espoir ?

Voir disparaître de la carte gouvernementale un parti dont certains membres prônaient un « art propre » pour le pays, c’est clairement une bonne nouvelle. J’ai cru comprendre que la culture était importante pour les politiques qui les remplacent, donc j’ai hâte de voir cette mise en place sur le terrain. Le Maroc a besoin d’une vraie vision de politique culturelle.