Aller au contenu principal
Entrevue

Nédra Ben Smaïl
«On ne naît pas parent, on le devient»

Par Frida Dahmani - Publié en mai 2023
Share
DR
DR

Psychanalyste depuis près de vingt ans en Tunisie, elle nous invite à tendre davantage l’oreille à ce qu’ont à dire nos enfants, pour une communication libérée et apaisée.

Vingt ans de pratique et d’écoute ont permis à Nédra Ben Smaïl de restituer son expérience de psychanalyste à Tunis dans son nouveau livre, Écoutez vos enfants ! Depuis ce lieu d’ancrage, elle appelle les parents, les éducateurs, et plus largement la société, à prendre en compte la parole des petits. Après Vierges ? : La Nouvelle Sexualité des Tunisiennes en 2012 et La Tentation du jihad : Violences et jeunesse à l’abandon en 2017, la présidente de l’Association de formation à la psychanalyse et d’échanges cliniques (AFPEC) explore aujourd’hui l’articulation entre éducation et psychologie de l’enfant, sous le prisme de la culture et des traditions. Un ouvrage contre le silence, ses dangers et sa violence.

AM : Pourquoi faut-il que nous écoutions nos enfants ?

Nédra Ben Smaïl : Le titre de mon ouvrage, Écoutez vos enfants !, est une interpellation adressée aux parents, une formule condensée qui résume ce que devrait être leur éthique vis-à-vis de leurs enfants. Cette formule exprime aussi l’idée qu’il est important d’interroger notre conception de l’enfance, de modifier notre regard sur cette période de construction, de repenser certains automatismes culturels et éducatifs préjudiciables au développement affectif et intellectuel de l’enfant, mais surtout de réinstaurer un rapport de confiance dans la parole avec un adulte. Dans notre culture, on estime encore qu’un enfant ne comprend pas et n’entend pas ce que disent les adultes entre eux. On taxe sa curiosité d’encombrante ou de déplacée. Or, celui-ci est mû par une urgence de comprendre le monde et la manière dont il fonctionne. Faute d’explications, il s’invente une compréhension et une logique parfois fausses, alors qu’avec des mots justes, il peut composer avec la réalité. Toutes les questions des enfants sont importantes. Ils ont besoin de sens. Quand il fait défaut, ils s’angoissent. Les parents ont tout à gagner à prendre en considération ce que leurs enfants ont à dire, à avoir confiance en leur capacité de raisonnement. Ils seront surpris de leur bon sens. Écouter son petit, recueillir son avis et partager le sien avec lui ouvre à la possibilité d’un lien de confiance formidable entre les générations.

D’ordinaire, c’est aux enfants que l’on dit d’écouter les parents…

C’est vrai. Les enfants ont besoin d’autorité, mais surtout de cohérence dans l’application des règles. Les parents sont garants du licite et de l’illicite, du permis et de l’interdit, à condition qu’ils s’y soumettent eux aussi pour être crédibles aux yeux de leurs enfants. Les écouter ne signifie pas leur obéir. Et parler ne veut pas dire entrer en négociation permanente. Il faut aussi savoir décider pour eux, on ne négocie pas lorsqu’il s’agit, par exemple, de sécurité. L’absence d’autorité fait aussi souffrir un enfant. On éduque selon la culture dans laquelle on évolue. Toutefois, les parents pourraient faire un pas de côté et se demander ce qu’ils transmettent de génération en génération, notamment en ce qui concerne la violence. En Tunisie, les violences éducatives sont la norme. Qu’elles soient physiques ou verbales, elles sont, aujourd’hui encore, considérées pour de nombreux parents comme une façon courante et valable d’éduquer. C’est un problème majeur dans notre société. Une violence ordinaire et banalisée parcourt le lien social : les parents contre les enfants, les maîtres contre les élèves, les aînés contre les plus jeunes, les hommes contre les femmes, les policiers contre les citoyens. Elle colore la relation à l’autre dès lors qu’il s’agit de rapports de pouvoir. À force d’insulter et de frapper, il y a fort à parier que l’enfant devienne soit à son tour violent, un délinquant, soit un faible d’esprit, passif, candidat idéal au harcèlement en milieu scolaire ou dans le quartier. Humilier n’est pas encourager, et quand un parent frappe, ce n’est pas une preuve d’autorité, mais, paradoxalement, le signe d’un échec. Faire preuve d’autorité, c’est faire appliquer des lois justes et s’y soumettre soi-même. C’est ainsi que l’on « fabrique » des citoyens responsables.

Dans son dernier ouvrage, la psychanalyste souligne que « toutes les questions des enfants sont importantes. Les parents seront surpris de leur bon sens ».DR
Dans son dernier ouvrage, la psychanalyste souligne que « toutes les questions des enfants sont importantes. Les parents seront surpris de leur bon sens ».DR

Est-ce plus simple en Occident ?

Il y a d’autres violences. Chaque société génère son lot de violences et a ses propres travers, également dans l’éducation. Mais en Occident, on s’interroge depuis longtemps sur le statut de l’enfant. L’éducation à l’école a été pensée, les lois également. En Tunisie, on est encore dans des automatismes culturels d’un autre âge. Mais il y a des violences plus symboliques, comme celle de préférer, dans une fratrie, les fils aux filles. À la fin de l’ouvrage, j’interpelle les mères avec la question : « Pourquoi préférez-vous vos fils à vos filles ? » Elles devraient s’interroger sur ce qui les pousse à cette préférence. Cette blessure narcissique heurte de manière récurrente, profonde, beaucoup de jeunes filles qui ont vécu dans des foyers où le garçon était un enfant roi et où elles étaient automatiquement ostracisées. Certains pères proches de leur petite fille la rejettent à l’adolescence quand le sexuel pubertaire apparaît, au grand désarroi de cette dernière, laquelle semblait promue à une place particulière et jouissait d’un appui indispensable pour construire sa vie d’adulte et de femme. Cette mise à l’écart brutale est une blessure qui, plus tard, peut prendre d’autres formes de revendication, mais aussi entraîner dépréciation de soi ou colère d’être une femme. Quand on naît fille, on est très souvent mal accueillie, même si cela est inconscient.

Les parents sont-ils réceptifs à l’analyse ?

De plus en plus de parents, toutes classes confondues, consultent, notamment sur les conseils de l’école. Leur préoccupation est réelle, ils se mobilisent, ils font la démarche de voir un psychanalyste. Son rôle consiste alors à les aider à entendre la demande de leur enfant, à se repositionner dans leur relation à lui, mais aussi à prendre conscience de leurs difficultés et conflits psychiques liés à leur propre enfance, lesquels rejaillissent souvent dans l’éducation. On ne naît pas parent, on le devient. C’est un métier difficile. Devenir père ou mère est un moment de bascule, qui nous confronte à une réactivation inconsciente de la dynamique parents-enfants que l’on a soi-même vécue.

Qu’en est-il de la famille ?

Son poids est très important. Toute la famille s’érige en éducateur en Tunisie. Grands-parents, oncles et tantes imposent leurs conceptions et règles d’éducation aux enfants. Bien souvent, la parole des parents s’efface devant celle de la famille et se range de son côté, même s’ils ne sont pas d’accord. L’enfant comprend alors que ses parents sont soumis à la communauté et ne sait plus s’il peut se fier totalement à eux, si leur parole est solide. La tradition impose de maintenir les aînés dans une position de toute-puissance. Ils aliènent leurs enfants par une attitude et un discours sacrificiels. En contrepartie, ceux-ci doivent faire acte d’obéissance, ce qui parfois confine à la servitude, sous peine de se voir retirer la protection symbolique, la bénédiction, et d’éprouver une culpabilité insurmontable liée à l’ingratitude dont on les accuse. C’est la logique de la dette qui prévaut aux relations parents-enfants : « Nous nous sommes sacrifiés, tu nous dois obéissance. » Ce lien est soumis au régime du devoir, de la dette et de la culpabilité. Dans ce contexte, il y a peu de place pour une pensée émancipée et adulte.

Quelle place occupe la parole dans ce lien ?

La parole y est souvent absente. Pourtant, mettre des mots sur un ressenti apaise. Ce ne sont pas les mots qui sont dangereux mais leur absence, car le silence fait flamber l’imaginaire. Les pères, en Tunisie, ont la fâcheuse habitude de communiquer avec leurs enfants en donnant des ordres, ou parfois en restant silencieux. Comme si parler risquait de leur faire perdre leur autorité, qui ne serait garantie que par le maintien d’une mystérieuse figure paternelle indéchiffrable. Ils ne semblent tirer leur légitimité que de la mise à distance, parfois de la terreur qu’ils font régner dans leur famille, du silence dont ils se drapent, ou en adoptant, par principe, une posture peu engageante. Or, le discours d’un adulte est ce sur quoi s’appuie un enfant pour avancer dans son propre accomplissement : se reconnaître dans ce discours, c’est pouvoir compter dessus, et se sentir à son tour responsable de sa propre parole – une parole qui engage et permet de devenir un citoyen responsable. Si le parent ne se sent pas responsable de ses mots, si dire ne l’engage pas dans ses actes, alors l’enfant se trouve orphelin d’un interlocuteur digne de confiance. Il est ainsi confronté à un discours vide, qui trahit. Cette confiance dans le langage et la parole donnée ne constitue-t-elle pas le socle indispensable à une démocratie ?

Quelles conséquences un événement comme la révolution de 2011 a-t-il eu sur les enfants ?

La révolution a donné à la jeunesse un rapport nouveau au dialogue et à la pluralité des positions subjectives. C’est aujourd’hui l’un des socles de son identité. La Constitution est une parole ; « Dégage ! » en est une autre. À l’opposé, la langue de bois, creuse, est celle de la dictature et du populisme. En Tunisie, la parole parentale n’est pas contestable, mais ce leitmotiv autoritariste n’est plus acceptable pour la jeunesse, depuis que le pays a remis en cause la pensée unique et l’autocratie, et puisque, du fait de la mondialisation, celle-ci est traversée et séduite par des idées de plus en plus plurielles. Certains enfants que je reçois en consultation se réfèrent même à la Constitution pour montrer qu’ils ont des droits ! Ils interpellent leurs parents dans leur relation à la loi et n’hésitent pas à leur rappeler qu’ils ne sont pas exempts de la respecter. Dans l’urgence de vivre, les plus grands, adolescents ou jeunes adultes, veulent pour la plupart partir. Ils ont passé dix ans dans l’expectative d’un avenir meilleur, mais sont désormais déçus, faute de promesses tenues. Ils ont l’intime conviction qu’il n’y a plus rien à attendre et le sentiment de ne pouvoir compter sur aucune institution, aucune loi. Il n’y a ni espoir ni promesse fiable. Quand ils sont issus d’une famille qui n’a pas un patronyme connu, pas d’argent, que leurs parents sont affaiblis et désemparés, que l’État n’offre pas de support fiable (santé, éducation, etc.), sur quoi les jeunes peuvent-ils se construire ?

Qu’en est-il du religieux ?

Il arrive, dans les familles particulièrement religieuses (mais pas seulement), que les parents se réfugient derrière la parole divine pour user d’autorité sur leur enfant. Les notions de haram et halal remplacent leur autorité. On peut comprendre qu’un certain nombre d’interdits ait trait à l’éthique religieuse, mais pourquoi utiliser la parole de Dieu quand il faut interdire à son enfant de fumer ou de sortir ? Pourquoi un père ne peut-il pas simplement s’appuyer sur ses propres mots pour faire acte d’autorité ? Dans tous les cas, il est préférable de dire « Dieu ne veut pas » que « haram », un terme qui introduit l’idée de la faute, de la culpabilité et de l’enfer. Un enfant a besoin d’entendre la parole de son père, ce qu’il pense, lui, en tant qu’éducateur. Il a besoin qu’il lui ouvre le champ de l’échange et de la transmission.