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Obscurantisme national

Par Cbeyala - Publié en février 2011
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TOUTE IDENTITÉ DÉFINIE est une identité morte. Vivante, elle est un immense fleuve aux affluents et confluents si divers que l’on ne saurait lui donner un nom ; elle est comme l’univers et, comme lui, en perpétuel mouvement ; elle obéit à certaines lois de la physique, elle est là et ailleurs, un peu partout à la fois… elle a la même configuration que le Dieu chrétien : impalpable. Elle est peut-être une réflexion, une manière de vivre, de croire, et encore… Elle porte en elle les germes de l’universalisme, c’est ce qui fait sa beauté, c’est aussi ce qui la rend si insaisissable. Alors, pourquoi l’identité française ?
La question mérite d’être posée en ces termes, car le ministère français de l’Intégration et de l’Identité nationale vient de lancer un grand débat sur ce sujet, une dissertation à laquelle devraient participer soixante millions de Français. Çà et là, des sondages nous disent que 60 % de mes concitoyens trouvent qu’il s’agit d’un sujet intéressant. Et je n’en reviens pas ! Mais où donc se cachent Sartre et tous ces grands intellectuels qui m’ont fait rêver de cette France grandiose et lumineuse, avant-gardiste et précurseur du concept de l’égalité entre les peuples ? Avez-vous lu Camus ? Et Mauriac ? Et De Gaulle ? Et Aron ?
Au secours, la France se perd, la France s’effondre, et nul être à l’horizon pour empêcher le pays de Molière de basculer dans l’obscurantisme et de tomber dans les chaudrons où bouillonnent les canaris du racisme agrémenté de xénophobie. Tout autour de moi, des acclamations de joie accueillent cette thématique ignoble dont on ne saurait mesurer les conséquences sociales en cette période de crise économique. Les partis politiques, de gauche comme de droite, applaudissent ; Le Pen crie victoire. Regardez-le donc bomber le torse, clamant à haute et intelligible voix que ce sujet appartient de plein droit au Front national, son mouvement aux relents racistes.
Déjà, déjà, j’entends çà et là des intellectuels avancer l’idée selon laquelle l’identité nationale serait d’abord constituée par la langue. Oui. La langue est constitutive d’une identité, mais laquelle ? S’agirait-il du français académique ou du français camerounais ? Du français populaire ou du verlan ? Du français républicain ou du français ivoirien ? Est-ce à dire que quiconque maîtriserait ces divers niveaux linguistiques serait français ? Que devrait-on faire des hommes – comme Nicolas Sarkozy, pourtant président de la République – qui n’auraient pas la maîtrise de la langue de Voltaire ? Il me souvient que, trois jours auparavant, ce dernier a tenté désespérément de conjuguer le verbe revenir au présent et nous a servi un « Quand on y reva… »
Oui, que devrait-on en faire ? Le démettre de sa nationalité ? Ca et là, j’entends encore des hommes « intellectuellement brillants » arguer que cette identité nationale serait constituée par l’histoire de la France et par sa cuisine. Lesquelles ? L’histoire racontée par les vainqueurs ou celle narrée par les vaincus, deux types de citoyens qui ont aujourd’hui, en partage, la même nationalité ? Quant à la cuisine, choisira-t-on le bœuf bourguignon quelque peu boudé par la jeunesse au profit du McDonald dont elle raffole ? Oui, je suis très perplexe de voir ce pays que j’aime enterrer ses valeurs républicaines pour côtoyer intimement les idées sur lesquelles s’est construit le IIIe Reich, l’Allemagne d’Hitler. C’était au siècle dernier, c’était il n’y a pas si longtemps. Oui, je m’étonne encore que personne – personne ! – ne voie venir ce danger. Ou le voie venir avec plaisir, convaincu que cet inventaire identitaire menace exclusivement les immigrés, les Noirs et les Arabes en l’occurrence. Oui, je m’étonne que nul ne se soit encore aperçu que Blancs et Noirs y laisseront si ce n’est leur peau, du moins leur âme.

Chronique [ POING FINAL ! ] de Calixthe Beyala parue dans le numéro 291/292 (décembre 2009 / janvier 2010) d'Afrique magazine.