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Interview

Paulin Melatagia Yonta:
«Il est crucial de développer des IA frugales»

Enseignant-chercheur en informatique à l’Université de Yaoundé 1

Par Cédric Gouverneur
Publié le 15 décembre 2025 à 09h18
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Les acteurs africains de l’IA sont conscients que le continent doit élaborer ses propres solutions, pleinement adaptées aux exigences, spécificités et réalités africaines.

AM: Quels sont les principaux usages de l’IA sur le continent? 

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Paulin Melatagia Yonta: Dans le domaine de l’agriculture, d’abord, pour la santé végétale: détection, surveillance et prédiction des maladies à partir d’images de feuilles, de tiges ou autres. Ces applications sont majoritairement proposées sur smartphones pour être faciles d’accès. Concernant la santé humaine et animale, les plates-formes les plus nombreuses exploitent l’imagerie médicale pour détecter des tumeurs ou des lésions. Avec l’avènement des grands modèles de langage (LLM) – ChatGPT, Gemini, DeepSeek, Mistral, etc. –, l’aide au diagnostic et la production de rapports de consultation connaissent une croissance importante. Enfin, dans le secteur de l’éducation, l’aide à la production de contenus pédagogiques est l’usage principal: les start-up et laboratoires de recherche africains reçoivent de plus en plus de demandes pour créer des solutions destinées à la correction automatisée des copies ou à l’évaluation des apprenants.

Comment l’IA peut-elle contribuer à la transition énergétique en Afrique? 

Dans de nombreux pays africains, l’objectif premier est de combler la fracture énergétique. C’est ainsi que l’accès à des solutions d’énergie décentralisée se généralise. Or, dans ce contexte, l’IA permet d’optimiser l’utilisation de l’électricité – prédiction des coupures, détection des pannes, tarification dynamique de la consommation, etc. –, et ce en gérant la complexité des paramètres en jeu. 

Le continent manque encore de data centers. Comment surmonter cet obstacle? 

Afin de pallier ce déficit, l’Union africaine (UA) et les organisations régionales recommandent la mutualisation, entre États, de ces centres de données. L’orientation stratégique des pays africains n’est pas d’augmenter le nombre d’infrastructures de manière conséquente. Une prudence dictée à la fois par des impératifs économiques et par le souci de maîtriser la consommation en eau et en électricité que ces centres exigent. 

L’IA est gourmande en énergie, tandis que 600 millions d’Africains n’ont pas accès à l’électricité… Comment répondre à ce défi? 

SHUTTERSTOCK
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Les solutions d’énergie décentralisée – panneaux solaires, groupes électrogènes couplés à des systèmes de stockage par batterie, etc. – offrent une alternative aux sources d’énergie traditionnelles, tant pour les ménages que pour les entreprises. Les ingénieurs comme les start-up qui exploitent ces solutions arrivent donc à travailler dans cet environnement. Par ailleurs, de grands projets se développent pour améliorer l’offre en électricité sur le continent, comme le grand barrage de la Renaissance éthiopienne (GERD), inauguré officiellement en septembre dernier, l’un des leaders dans le développement de l’IA. 

Le secteur reste dominé par des sociétés américaines et chinoises. Comment l’Afrique peut-elle développer ses solutions d’IA? 

L’Afrique sait qu’elle doit construire ses solutions d’IA. Un impératif qui découle d’enjeux de souveraineté, mais aussi du besoin d’outils capables de comprendre les réalités, les cultures et les langues africaines. De plus, il est crucial de développer des IA frugales, entraînées pour fonctionner malgré les infrastructures limitées du continent. Ce besoin d’autonomie est au cœur de l’agenda: il est intégré dans les stratégies nationales, dans la stratégie de l’UA et dans les résolutions des grands sommets – tels le Global AI Summit on Africa, à Kigali, ou le High-Level Policy Dialogue, à Addis-Abeba, tous deux en 2025. Des actions sont menées: la formation de chercheurs, d’ingénieurs, l’éducation de la population aux usages, risques et dangers de l’IA, l’accélération des start-up du secteur, le financement des initiatives de collecte de données et l’amélioration continue des infrastructures.

Quelles sont les relations entre les acteurs africains de l’IA et les grands groupes? 

L’écosystème africain de l’IA ne travaille pas seul, mais collabore sur les plans industriel et de la recherche avec les géants mondiaux dans un esprit de souveraineté, visant à doter le continent de moyens pour créer ses propres solutions. Par exemple, les langues africaines représentent environ 2000 parlers, soit un tiers du patrimoine linguistique mondial. Elles sont porteuses de connaissances, de savoirs et de pratiques culturelles distincts des modèles occidentaux ou asiatiques. Bien que les acteurs africains de l’IA pour les langues collaborent avec ou sont financés par les géants mondiaux, ils construisent des outils aptes à comprendre et à parler ces langues qui ne peuvent pas toujours être pris en compte par les grandes compagnies, à cause de la faiblesse du marché, de la trop grande spécificité linguistique, de la très faible quantité de données, etc. 

Les politiques africaines sur l’IA sont-elles adaptées? 

Ces enjeux sont pris en compte. Que l’on considère les dimensions économique, juridique, éthique, politique, ou celles liées à la formation et à la recherche, les stratégies de l’UA et celles nationales se rejoignent. Ces politiques sont construites autour de priorités claires: l’accès inclusif à l’IA, l’emploi des jeunes dans ce secteur, une utilisation responsable et éthique, ainsi que le renforcement de la collaboration entre les acteurs privés et publics. 

La ZLECAf peut-elle contribuer au développement de l’IA? 

Elle crée un marché unique où l’IA peut s’épanouir. En offrant un espace économique élargi, elle amplifie la visibilité des services et produits développés par les start-up. Elle encourage la mutualisation des infrastructures et des activités. Et l’harmonisation des aspects juridiques facilitera l’interopérabilité des systèmes.