« On peut être une femme maghrébine et raconter l’histoire d’Adèle »

C’est à un conte bien cruel que nous invite Leïla Slimani dans son premier livre, Dans le jardin de l’ogre. L’héroïne, Adèle, est mariée à un chirurgien. Journaliste, mère d’un petit garçon, elle s’ennuie, elle étouffe. Elle fuit cette vie cotonneuse dans des aventures impulsives avec des amants qui se succèdent dans des frénésies incontrôlées. Danse macabre des corps mais non des sens, jusqu’au jour où un portable oublié vient faire chanceler l’habile échafaudage de mensonges qu’Adèle a patiemment construit pour protéger sa double vie.
L’écriture de la jeune auteure franco-marocaine de 33 ans est d’une finesse extrême : le trait n’est jamais grossier, tout en pointillisme léger qui dessine un portrait de femme. Née à Rabat et arrivée en France à l’âge de 18 ans, Leïla Slimani s’est formée sur les bancs de khâgne et de Sciences Po à Paris, avant d’intégrer une école de commerce. Cette tête bien pleine, passée par le journalisme, réussit un premier roman tout en subtilité.
AM : Une publication dans la prestigieuse collection « Blanche » de Gallimard, une critique élogieuse, pas mal pour un premier roman… Comment vivez-vous tout cela ?
Leïla Slimani : Je sais que je ne revivrai jamais l’expérience que représente la sortie d’un premier livre. L’accueil du public et des médias a été très positif. L’ouvrage a été reçu avec une grande ouverture d’esprit. J’avais peur que l’on ne retienne que l’aspect « auteure maghrébine » ou que mon récit soit enfermé dans une vision graveleuse.
Et que vous ont dit vos lecteurs ?
Tous m’assurent l’avoir lu assez vite, d’une traite parfois. Ils sont généralement déroutés par les relations d’Adèle avec son mari, et par la réaction de ce dernier quand tout s’écroule et qu’il découvre la double vie de sa femme.
Adèle n’est-elle pas aussi, à sa façon, l’ogre du livre ?
Pour Adèle, l’ogre n’est pas seulement lié à la sexualité. C’est aussi l’ogre de la société, l’ogre du conformisme. Mais elle est aussi ogresse, dans la façon qu’elle a de chasser et presque de dévorer ses relations.
Vous décrivez les actes de votre héroïne sans jamais les expliquer. Pourquoi ?
Adèle est tellement dans la souffrance qu’elle n’a pas le temps de faire sa propre analyse psychologique. Elle ne veut pas rentrer en elle-même mais en sortir.
Vous écrivez sans faire allusion à vos origines ou à celles du personnage. Pourquoi ?
Le père d’Adèle est effectivement maghrébin, mais c’est anecdotique. Je vis à Paris depuis quinze ans, après dix-huit ans passées au Maroc. Paris est très lié à mon imaginaire. Je voulais montrer que l’on peut être une jeune femme maghrébine et raconter l’histoire d’Adèle. La littérature est un lieu de liberté. Il faut exercer cette liberté, car l’art permet de dépasser les « origines ».
Au bout du compte, est-ce qu’Adèle ne se vit pas comme une imposture ?
Elle n’a jamais trouvé sa place et tout lui est arrivé alors qu’elle n’avait jamais agi pour cela. Cette passivité crée un sentiment d’imposture. Elle souffre aussi d’une certaine vision féministe des choses. On demande aux femmes d’être indépendantes, épouses, amantes, mères, mais Adèle rejette ce modèle. Elle voudrait être une femme passive, un peu courtisane. Et elle n’a aucun problème moral à cela.
Le féminisme a peut-être empêché l’émergence d’un discours réel sur la sexualité féminine…
Ce féminisme de superwomen, qui ont des modes d’emploi pour tout, qui font tout bien, je ne le trouve pas très libérateur.
Dans quel féminisme vous reconnaissez-vous ?
Dans un féminisme concret. Les femmes qui militent pour la cause homosexuelle dans le monde arabe, la liberté individuelle, le concubinage. Je veux un féminisme qui appelle à la « désérotisation » du corps féminin. Déjà enfant, je me demandais pourquoi ma sexualité devait faire partie du débat public. Pourquoi tout le monde avait quelque chose à dire sur ma virginité, avec qui j’allais me marier ou pas. On dit que l’honneur repose entre les jambes des jeunes filles, moi je voudrais qu’il n’y ait plus rien qui y repose, sauf leur propre intimité, leur vie.
Avez-vous d’autres projets en cours, un second livre en chantier peut-être ?
Oui, il faut simplement que je retrouve le temps et l’envie d’écrire après ce roman. Il faut aussi que je retrouve un personnage qui m’inspire autant qu’Adèle. Mais j’écrirai encore, c’est certain.