Pour une agriculture de pointe
C’est l’une des priorités de l’agenda présidentiel. Le secteur emploie 35% de la population, avec d’immenses opportunités. Et cherche à se moderniser en pariant sur la technologie, mais aussi sur l’utilisation, contestée par certains, d’OGM, pour mieux s’adapter aux conditions naturelles.
Maria et Blessing, d’un geste mécanique mais précis, épluchent des tubercules de maïs étalés devant elles. C’est la période de la récolte. Comme ces deux trentenaires, chaque jour depuis la fin octobre, elles sont une bonne centaine d’ouvrières agricoles à rejoindre Foburg, une exploitation de 22 hectares gérée par Green Eden Farms, à une trentaine de kilomètres de la ville de Jos. Assises côte à côte, les deux femmes sont chaudement vêtues. Car un vent frais descendant des collines voisines souffle dans cette partie orientale de l’État de Plateau, limitrophe de celui de Bauchi. Bonnet rouge sur le crâne, survêtement noir et sneakers marron, Theophilus Maimako montre l’exemple. Le fondateur de la start-up effectue aussi des tâches de manutentionnaire. Personne n’est privilégié, ici. Surtout lorsque le maïs ne demande qu’à être évacué à Jos, à moins d’une heure de route. Avec quatre compagnons, le directeur général est préposé au va-et-vient pour porter, puis charger les sacs de jute vert et blanc remplis dans le véhicule utilitaire à benne: «Cette récolte est une belle satisfaction, déclare le jeune homme. Nous enregistrons un pourcentage de perte relativement faible pour le moment. Dans l’idéal, il nous faudrait doubler le nombre de bras, car nos pieds de maïs ont bien produit, cette année 2024. Et nous espérons atteindre pour l’ensemble de notre exploitation nos très bons résultats de l’an dernier.» En 2023, c’est un chiffre d’affaires de 100000 dollars que Green Eden Farms a dégagé, en dépit des aléas climatiques. Notamment des épisodes successifs de pluies diluviennes alternant avec de courtes périodes de sécheresse. Les plants de maïs, bien sûr, mais également ceux de tomates et de soja ont résisté grâce à un appui technologique. Car Theophilus et son associée principale, Stephanie Meltus, PDG et cofondatrice de la société, ont conjugué leurs forces et talents pour développer une application pour smartphone reliée à des capteurs électroniques: un système de micropuces disséminées dans les sols à l’air libre et dans les bacs placés dans des serres, permettant en temps réel de connaître les besoins de chaque plant en matière de nutriments, d’eau et de lumière. Pour démarrer cette entreprise, les deux têtes pensantes de Green Eden ont été aidées par leur entourage proche, puis ont bénéficié de campagnes de crowdfunding via Internet. Au Nigeria, des millions d’agriculteurs et d’agricultrices n’ont ni l’entregent ni les ressources pour accéder à ce type de réseau. Pourtant, plusieurs administrations, d’Olusegun Obasanjo à Muhammadu Buhari, ont affecté des fonds dans le budget fédéral pour soutenir des petites et moyennes exploitations agricoles. Au cours de la dernière décennie, la Banque centrale du Nigeria a notamment octroyé des prêts à faible taux pour encourager l’installation et la mécanisation. Et aussi faciliter l’achat d’engrais ou de semence. Depuis l’état d’urgence de l’agriculture, décrété par le président Tinubu en juillet 2023, le ministère de l’Agriculture pilote plusieurs programmes en s’appuyant sur les économies réalisées avec le retrait des subventions au carburant. «Nous avons pour objectif chaque année de soutenir la mise en culture de 500000 hectares, promet le chef d’État. Ce sont 500 milliards de nairas à terme que nous comptons investir pour soutenir les filières de riz, maïs, blé et manioc.» Booster l’agriculture, c’est aussi l’une des mesures phares pour atteindre l’autosuffisance, et surtout générer des revenus capables de limiter la dépendance à l’or noir.
SUCCESS-STORY
Ce soutien aux jeunes agriculteurs et agricultrices, Yemisi Iranloye le voit d’un très bon œil. Cette biochimiste de formation est à la tête de Psaltry International Limited, première entreprise agro-industrielle de transformation du manioc en Afrique. Chaque année, elle génère un chiffre d’affaires de 12 millions de dollars. La clé de sa réussite: le sorbitol, un édulcorant à base de manioc.
Après dix ans d’expérience chez Ekha Agro Processing, une entreprise spécialisée dans la fabrication de sirop de glucose, Yemisi quitte Lagos pour s’installer à Ado-Awaye, une localité rurale reculée dans l’État d’Oyo: «On utilisait le manioc pour fabriquer ce sirop, explique la PDG de Psaltry. J’avais constaté que les agriculteurs qui fournissaient la société Ekha parcouraient 200 kilomètres pour livrer le manioc et que, bien souvent, à leur arrivée, au moins 30 à 50% des produits n’étaient pas exploitables à cause de la mauvaise conservation lors du trajet.» En 2015, à Ado-Awaye, tout est à construire: ni électricité ni système d’eau, et seulement un chemin menant à la communauté quasi coupée du monde. Yemisi a une vision. Elle construit une modeste habitation sur le terrain qu’elle a acheté avec ses économies, fruit de toute une vie salariée, avant d’y résider avec une équipe d’environ six employés. Ensemble, ils commencent à cultiver la terre. Et en parallèle, la cheffe d’entreprise se rapproche de ses voisins, agriculteurs locaux. Avec comme objectif d’inciter ces paysans à diversifier leur culture du manioc, destiné au fufu ou au garri, pour se concentrer plutôt sur une production à des fins industrielles. Près de dix ans plus tard, avec l’appui de la Banque centrale du Nigeria via deux banques commerciales (FCMB et Providus Bank), cinq usines forment désormais un complexe industriel, où un relais incessant de camionnettes se déroule 5 jours sur 7. Un pont a été construit par le gouverneur de l’État d’Oyo, Seyi Makinde, permettant l’approvisionnement en manioc sur un rayon de plusieurs dizaines de kilomètres auprès de 5000 familles de producteurs. À l’intérieur des bâtiments de couleur verte trônent de gros silos où transite toute la matière première avant sa transformation en dérivés de haute qualité (farine, amidon). Cette production attire des clients tels que la multinationale Nestlé ou le géant local Nigerian Breweries. L’histoire de Psaltry s’est accélérée en 2022, avec le lancement de la première usine africaine de fabrication de sorbitol, édulcorant plus connu sous l’étiquetage E240. En raison de sa faible teneur en calories, il est utilisé dans les aliments sans sucre, les produits pharmaceutiques et les produits d’hygiène buccodentaire. «Je savais qu’il était possible d’extraire le sorbitol du manioc, raconte Yemisi. Donc quand Unilever, l’un de mes plus gros clients, m’a indiqué qu’au Nigeria, toutes les entreprises agroalimentaires et pharmaceutiques importaient le sorbitol faute de fournisseurs au Nigeria, j’ai immédiatement compris que j’avais sous les yeux et à portée de main un marché inépuisable.»
CÉDER OU NON AUX SIRÈNES DES OGM…
Le gouvernement de Bola Tinubu a validé depuis le 11 janvier 2024 la commercialisation du maïs transgénique. À Zaria, Ado Yusuf dirige l’Institut de recherche agricole rattaché à l’Université Ahmadu Bello. Depuis sa création en 1922, l’IRA est le principal moteur des transformations agricoles au nord du pays. Chaque année, ses chercheurs partagent leurs innovations en matière de labour, de plantation, de désherbage, de récolte des cultures. Et surtout au sujet des semences hybrides. «Nous impactons la vie des agriculteurs, se félicite le professeur Yusuf. Sur ces cinquante dernières années, nos recherches, ici, à Zaria, ont amélioré 200 variétés. Au-delà du Nigeria, nos variétés d’arachide et de niébé développées au sein de l’IRA sont largement cultivées par les agriculteurs de la république du Niger, du Mali et du Cameroun.» Confronté au défi de l’obsolescence de ses équipements et de ses infrastructures, cet institut centenaire n’en demeure pas moins un centre de recherche reconnu à l’international. Dans ses collaborations extérieures au Nigeria, l’IRA de Zaria participe depuis plusieurs années au projet TELA Maize, un partenariat publicprivé dont l’objectif est la commercialisation de variétés de maïs transgénique. Comme les équipes d’instituts nationaux de six autres pays du continent (Afrique du Sud, Éthiopie, Kenya, Mozambique, Tanzanie et Ouganda), celles du professeur Yusuf ont mis sur le marché quatre variétés de maïs transgénique «conçues pour résister à la fois à la sécheresse et aux infestations d’insectes». Cette commercialisation suscite toujours un vif débat au sein de la communauté scientifique, mais aussi dans la société civile. Joyce Brown est la directrice des programmes de la fondation Health of Mother Earth, une organisation de défense de l’environnement et de la souveraineté alimentaire basée à Benin City. La jeune femme organise sur le terrain des formations autour de techniques de culture sans produit chimique. Son public cible: des agriculteurs dans des zones du Nigeria frappées par diverses maladies touchant les végétaux. Joyce Brown regrette l’introduction des OGM au Nigeria: «Le Covid-19 nous a donné la leçon de toujours construire notre économie locale en priorité. Nous devons donc avoir un système de circuits beaucoup plus courts, dans lequel les agriculteurs locaux contrôlent la production alimentaire, les semences et, bien sûr, la façon dont elles sont plantées. Or, toutes les semences transgéniques actuelles viennent de l’extérieur du Nigeria, et nous serions donc dépendants, ce qui ne serait pas bénéfique pour les petits exploitants agricoles ou pour le consommateur en général, à long terme.» Les semences du projet TELA Maize sont concédées sous licence libre de droits par Bayer CropScience LP (anciennement Monsanto Company) aux partenaires du projet. Au Nigeria, réaliser plusieurs tests sur les risques, en plus des validations administratives, est obligatoire pour qu’un produit alimentaire soit mis sur le marché. Certains experts scientifiques auraient aimé des délais plus longs avant l’autorisation du maïs transgénique. Ces principes de précaution et de prudence, le directeur de l’Institut de recherche agricole de Zaria les comprend: «Pour cette première année, nous nous contentons de distribuer 3 tonnes de semences pour tout le Nigeria. Il s’agit d’un nouveau domaine scientifique, en particulier en Afrique. Je comprends que des gens aient des doutes par rapport aux organismes génétiquement modifiés. Moi, je ne me suis pas engagé en tant que chercheur dans l’agriculture pour faire du mal, mais bien pour nourrir des êtres humains.»