
Si grande, si fragile…
Oui, l’Afrique est au centre du monde. En taille. Le deuxième continent après l’Asie. Avec un peu plus de 30 millions de km2 : 8000 km du cap Blanc en Tunisie au cap des Aiguilles en Afrique du Sud, et 7400 km des îles du Cap-Vert à la Somalie. La fameuse projection cartographique Mercator [voir AM 443-444] a faussé la perception, nous rapetissant, ramenant notre taille grosso modo à celle du Groenland… Pourtant, dans la réalité terrestre, l’Afrique pourrait «loger» les États-Unis, la Chine, l’Inde et presque toute l’Europe. L’Afrique, c’est 20% du monde émergé, 1,4 milliard d’habitants (chiffre en progression rapide), soit 18% des êtres humains. C’est ici qu’est née l’humanité, quelque part dans les régions du Rift et des Grands Lacs. Notre immensité est littéralement vertigineuse.
Il faut s’en rendre compte. L’Union africaine, en partenariat avec des associations comme Speak Up Africa, mène une ambitieuse campagne «Correct the Map». L’idée, c’est justement de corriger ce planisphère que l’on doit à Gérard Mercator –géographe talentueux certainement, en tout cas à son époque –, qui publie cette projection cylindrique en… 1569. Et de modifier les représentations du continent, d’abord dans les manuels scolaires africains, mais aussi, à terme, dans tous les usages, en particulier sur le Web et les applications type Google Maps ou Google Earth. On voit bien le symbole. On mesure bien l’ampleur de la tâche aussi.
L’Afrique est donc immense, il faut le dire à nos enfants. Et pourtant, elle est aussi immensément fragile, «petite». Quels que soient les discours sur l’émergence, il faut le dire aussi. L’Afrique «pèse» peu, elle ne compte pas vraiment dans les rapports de force globaux dominés par l’économie, le business. Aujourd’hui, nous représentons un peu moins de 3% du commerce mondial. Avec un PIB global d’environ 3000 milliards de dollars. Soit la même «richesse » que la France (68 millions d’habitants) et moins que l’Allemagne (83 millions d’habitants). Et très loin des 19000 milliards de la Chine (avec une population presque équivalente et quarante ans de développement exponentiel). Ou même de l’Inde (4000 milliards).
On aurait pu, on aurait dû aller plus vite, faire mieux. Même si, bien sûr, nous ne sommes pas immobiles. On revient de loin, des fractures et des traumatismesdes conquêtes etde l’ère coloniale. Ceux qui ont déjà un certain âge peuvent aussi comparer, se rappeler les années 1980, ces décors urbains anémiés, l’absence d’infrastructures, les entreprises quasi inexistantes. Nous avons construit au sens propre, nous nous sommes ouverts au monde.
Oui, on aurait dû aller plus vite, faire mieux. Soixante ans après les indépendances, près de 60% des personnes vivant dans l’extrême pauvreté sont en Afrique (50% en 1990). Cela représente 400 millions de personnes. Avec des épicentres de la douleur (zones sahéliennes, RDC, Madagascar, Nigeria…). Sans changement de cap, et poussée par une forte démographie, l’Afrique pourrait concentrer près de 80% de l’extrême pauvreté mondiale en 2050.
Ce sous-développement persistant n’est pas que rural. Le centre lumineux des grandes villes, l’urbanisation, les infrastructures, les taux de croissance soutenus des dernières années, la digitalisation, la culture, etc., ne masquent pas la fracture sociale béante. Et qui menace l’équilibre général. Les jeunes sont en première ligne: 60% de la population africaine a moins de 25 ans. Une partie de cette jeunesse, en particulier citadine, la fameuse «génération Z», s’est «conscientisée»; elle est connectée, digitalisée, elle fait face à un chômage endémique et souvent à l’entre soi des élites. Aucune émergence réelle ne peut se construire sur cette précarité généralisée.
Plus que jamais, notre très grand continent a besoin de gouvernance rationnelle et efficace, de croissance organisée, de lutte contre la corruption, de discipline. Et d’investissements (le plus souvent privés et internationaux) pour créer des industries, des emplois. Plus que jamais, il faut privilégier le social, investir dans l’éducation, la santé, l’agriculture, la jeunesse.
Pour être véritablement au centre du monde. Pour être véritablement une terre d’opportunités.