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Si jalouse !

Par Cbeyala - Publié en février 2011
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On se dit que ce sont eux qui ont bâti cette Afrique-là. Ce sont eux qui ont combattu l’analphabétisme. Eux encore pour affronter la misère. Toujours eux pour se coltiner les pénuries alimentaires. Eux toujours pour combattre les mille idées saugrenues distillées sur cette Afrique, cette Afrique des millions de fois stigmatisée, charriée, moquée. Oui, il fallait affronter tant et tant de problèmes ! Il fallait regarder dans les yeux le ridicule, faire le dos rond face aux plaisanteries de mauvais goût, se boucher les oreilles pour ne point laisser l’injure s’insinuer dans ses chairs et les paralyser. Oui, ils ont affronté avec courage tant de difficultés, franchi tant d’obstacles, que nous, pauvres Africains français, sommes transis d’admiration. Et de jalousie.

Oui, nous, les diaspos, aurions voulu faire ce qu’ils ont fait. On aurait aimé être de la partie, mais on sait que déjà l’Afrique peu à peu nous gomme, nous repousse involontairement vers des zones brumeuses de son cerveau parce que, tout au fond d’elle, nous ne faisons plus partie de ses préoccupations, de ses angoisses, de ses sujets de prédilection.

On aurait tant aimé dire que nous avons participé à l’édification des nations africaines, on ne le peut pas ; on aurait aimé dire que nous avons été le socle de ses réussites, on ne le peut pas ; on aurait aimé dire qu’on aime l’Afrique, mais cet aveu nous pousserait à penser que nous avons été lâches, plus préoccupés par notre propre devenir que par celui du continent ; on aurait aimé dire que nous sommes fiers d’elle, on le dit, mais qui sait analyser les tonalités de nos voix y verrait quelques miasmes de malaise, ce malaise propre à un mari infidèle, à une femme bafouée qui clame à tout vent qu’elle est la plus heureuse des épouses.

Et c’est normal que nous nous sentions mal en regardant Yaoundé festoyant pour les 50 ans de l’indépendance, alors que nous sommes si loin du continent. Et c’est normal et juste aussi, ce sentiment de culpabilité qui nous habite, en voyant Dakar vêtu de ses plus beaux atours, alors que nous avons vécu si loin de ses réalités, si loin in fine de son devenir.

On aurait aimé tant et tant de choses, nous impliquer sans doute un peu plus, mais qu’aurions-nous pu faire d’autre que de rester là, en Europe ou ailleurs ? Qu’aurions-nous pu faire de mieux que ce que nous savions si bien faire, à savoir envoyer de l’argent via Western Union pour la scolarisation de tel enfant, pour les soins de telle tante, pour la nourriture de l’oncle resté au village ? Et ce n’est pas si mal, notre participation à l’effort collectif, aussi négligeable soit-elle, n’est-ce pas ? Ce n’est pas tout, mais ce n’est pas rien ce que nous avons fait, n’est-ce point vrai ? Qu’aurions-nous pu faire de mieux, nous impliquer davantage, en créant des emplois sur le continent ?

On aurait tant aimé, mais on ne le pouvait pas, trop accaparés que nous étions par les batailles pour les papiers, les combats pour l’intégration dans nos pays d’accueil, trop occupés que nous étions à trouver un sens à notre destinée, à convaincre l’Ailleurs de notre utilité. Ou tout simplement nous avons perdu tant de temps à crier que les hommes sont égaux devant Dieu et devant les hommes… à crier pour nous faire accepter. Quelle vie !

Oui, on ne saurait regarder cette quinquagénaire toute fringante et pimpante qu’est l’Afrique sans un brin de tristesse, tel un enfant abandonné par sa mère. Parce que, si tout au fond de nous, nous savons être heureux pour l’Afrique, nous nous savons fiers d’elle, nous savons également que peu à peu elle s’envole vers son destin, nous oubliant nous, ses enfants d’ailleurs.

Chronique [ POING FINAL ! ] de Calixthe Beyala parue dans le numéro 297 (juin 2010) d'Afrique magazine.